Crépuscule Celtique

Immobile
Et pourtant je pense
Et pourtant je bouge
Et pourtant je pars
Immobile
Cœur tachycarde
Le long des marais
Immobile
Et pourtant la pensée défile
Immobile
Mais je suffoque
Je m’essouffle
L’instant a perdu le Nord
Les envies fourmillent
Précipitées
Elles palpitent dans ma main
Et ne trouvent plus leur chemin
Immobile
Je transpire au bord de l’eau
Immobile
J’attends
Immobile je cours

New Ross, 8/07/2019

Après quatre jours de suspension, deux heures attentes supplémentaires chez le garagiste dont quinze minutes de poésie improvisée et le voyant ABS qui refuse de s’éteindre, la voiture est enfin guérie. Je pars à minuit GTM+2 direction Cherbourg pour le road trip le plus court de l’histoire du road trip… Finalement, pas de véritable trip, il n’y a que la road !
Tout a été pourtant parfaitement rêvé, même s’il n’y avait aucun programme prédestiné. Je souhaitais dire à bientôt de routes en routes à mes derniers compagnons de voyage. Je voulais savourer chaque étape qui me transportait de Toulouse à Cherbourg. Mais l’embrayage a déposé son préavis de grève comme une façon un peu vicieuse de me sermonner : on ne part pas dans la précipitation ! Ces dernières semaines ont été vécues avec une telle ferveur. Mon énergie toute entière était vouée à partir comme il faut, à partager un dernier instant avec chacun, à quitter consciencieusement chaque endroit, à sentir mon cœur se serrer d’amour de l’au-revoir lointain. Les jours se sont suivis, fiévreux et heureux ; les nuits se sont succédées, sans sommeil et agitées ; pour me mener sur un bateau, en partance vers ma nouvelle vie sans véritablement comprendre que c’est un basculement dans mon être. Mais on ne part pas le cœur en avance rapide ni le sang en tachycardie, on doit prendre le temps de mettre chaque écrou au bon endroit pour que les muscles se bandent comme il faut et s’élancent en douceur. Ainsi, la fidèle Kangoo m’a offert une dernière leçon d’adieu et nous passons, noctambules, la cinquième pour arriver au port dans les temps.
Nous roulons pendant quinze heures de minuit à l’après midi. Nous partons avec la nouvelle lune pour un nouveau début. Nous changeons de conducteur toutes les deux heures dans une mécanique parfaitement bien huilée : un pilote, un copilote, un dormeur. Nous nous arrêtons deux heures au milieu de la nuit quand l’orage gronde et aveugle notre chemin. Nous dormons dans cette promiscuité étrange du voyage, entassés à trois dans un si petit espace improvisé, où le sommeil a pourtant et heureusement raison du confort. Nous longeons les plages invisibles du débarquement et la poésie douteuse de l’un rend hommage aux Américains qui en plus de nous libérer, nous ont apporté le chewing-gum ce jour-là. Nous arrivons pile poil à l’heure pour l’enregistrement. La pendule de la vie est bien ordonnée.
Le quai d’embarquement est si tranquille et paisible, les gens s’entremêlent fugacement et silencieusement au bar du port moderne. Les bâtiments ne grouille plus des marins qui s’interpellent dans les mémoires romanesques de nos films d’aventures, ça ne sent plus la criée, ni l’odeur nauséabonde des bateaux qui traversent l’Atlantique avec le Scorbut. Pourtant, quand on ouvre le hublot de la voiture pour la première fois à notre arrivée, ça sent l’algue, ça sent le sel que la Méditerranée n’exhalera jamais. L’odeur de la mer a traversé les ères historiques, la pollution des sacs en plastiques ne nous l’a pas encore volé. Qu’emporte le siècle ou la saison, Cherbourg sentira toujours la Manche qui nous mène vers les îles Britanniques.
Et puis vient l’instant implacable du dernier au revoir. Je pars pour un très long voyage et je ne le mesure pas concrètement. A bientôt mes amis, vous allez tous tellement me manquer, mais je sais au plus profond de mon cœur que j’ai raison de partir, d’aller ailleurs afin de devenir un peu mieux qui je suis déjà.

J’appréhendais tellement cette traversée en bateau après notre retour dantesque de Sardaigne. Cette fois-ci, je me prépare pour les dix-sept heures de bateau, je prends ma potion magique contre le mal de mer et je m’amuse du vent en pleine figure à regarder les côtes françaises s’éloigner, cette terre française que je ne verrai pas avant de longs mois.
Je me réveille au petit matin, sur les eaux universelles, à 7h ou 8h selon que je suis Irlandaise ou Français, sans avoir contemplé ni le coucher ni le lever du soleil sur la mer. Je me suis endormie dans une salle de cinéma obscure pour ce que je ne savais pas être ma nuit. Je me suis laissée surprendre. Douze heures entrecoupées d’un sommeil si profond, si parfaitement bien à sa place alors que mon corps se tordait dans les équipements mal adaptés, je ne sais pas si j’étais terriblement fatiguée ou particulièrement sensible au remède des maux des transports.
A présent, les heures de traversée s’achèvent bientôt, je n’en ai presque rien vécues. Je profite néanmoins de mes derniers moments au milieu de la Mer Celtique. Je voyage avec WB Yeats et la première chose que je distingue de l’Irlande, c’est sa brume immémoriale. On ne distingue pas encore la terre mais il y a un vague brouillard, un horizon flou au loin, et je sais au plus profond de mon cœur que c’est l’Irlande. J’entrecoupe mon corps de soleil sous verre et de grand vent sur la promenade de Drumcliff, la terre irlandaise se rapproche doucement à l’horizon du bateau, on voit ses monts irréguliers et les éoliennes qui bousculent les vents vers nous.

J’accoste finalement au port de Dublin alors que je séjourne à New Ross, comté de Wexford, à trois heures de bus au Sud de Dublin contre quarante-cinq minutes en voiture depuis le port de Rosslare qui débarque aussi les voyageurs français. Mais pendant que mon bus montre à ma fenêtre cette Irlande ensoleillée que je ne reconnaîtrais presque pas et qu’il me redescend le long des côtes que j’ai longées en bateau ce matin, je souris de mes périples méandreux. J’ai toujours voyagé en dépit du bon sens en Irlande, à faire des tours sur moi-même, des détours inutiles et des escales à ne pas voir. C’est certainement ce qui fait la beauté de mes souvenirs. Ce bazar illogique. Et c’est comme si, à chaque fois, Dublin était la plateforme nécessaire à mon être pour accéder à n’importe quelle autre partie de l’Irlande. Pourtant, j’aurais tant aimé accosté à Cork comme à ma première visite.

Je sirote ma première pinte de Smithwicks irlandaise et tout est à sa bonne et parfaite place sur la Terre ! Ou au moins dans le petit monde de Justine. La chambre qui va accueillir mes écrits est absolument adorable avec sa vue sur un mignon jardin. La horde de touristes n’a pas encore envahi ce petit coin d’Irlande et le regard sur la Barrow River qui se jette bientôt dans la mer est idéal.
Cette entrée en douceur dans ce voyage sur des terres étrangement familières m’empêche de réaliser que je pars longtemps, qu’une nouvelle ère s’ouvre. Tant mieux, je suis ici pour finir ou commencer à partir. Mes pensées flottent, trop puissantes, trop changeantes, impossibles à poser sur le papier tant elles s’exaltent dans la frénésie de ce qui m’attend. Je me montre impatiente. Ardente et calme. Je suis le cours de la rivière même quand le courant ne va pas dans le sens que je voudrais car, même si je construis un barrage, l’eau s’arrêtera pour un temps, mais elle ne déviera pas sa course. Et j’accueille ce que je sais de cet énième séjour irlandais : bien choisir mes mots pour nourrir mes écritures sous toutes leurs formes.

Je reprends goût au désastre du Nord, à ces pages romanesques que j’essaie d’entrelacer depuis des semaines, il me fallait reconnaître mes personnages, prendre un verre avec eux et me souvenir de qui ils étaient.
Cependant, très vite, une réalité s’impose à moi : je ne ressens plus la même nécessité à écrire mon roman guerrier que dans ma sédentarité française. Même la marche, si prompte à délier mes pensées, n’a pas l’effet escompté : elles sont déjà partie, ce n’est plus à ça qu’elles rêvent. J’ai toujours envie de raconter les destins entremêlés de mes quatre vies brisées au nord de la Boyne, mais plus aujourd’hui, pas maintenant. La fin que je me suis fixée est toujours en retard, l’infinité de l’œuvre à laquelle je me suis attelée me décourage parfois, et je sens que Brigid, Alistair, Deirdre et William devront attendre encore un peu avant de s’ébrouer sur le papier. Ainsi, la destinée de cette halte irlandaise dérive un peu de se trajectoire, je me consacre à d’autres récits en parallèle de leurs histoires que je délaisse parfois, j’explore ce morceau inconnu de l’Irlande et je me réjouis de savoir que j’aurais quatre fidèles compagnons de voyage, faits de papier et de mots, qui suivront mes errances internationales.

Ainsi, je rencontre un peu mieux Kay, l’hôtesse de mes journées irlandaises, pour la première de nos nombreuses excursions à venir au vide grenier du dimanche. Elle me raconte alors sa vie en technicolor. Kay est la benjamine d’une famille irlandaise de dix enfants dont trois paires de jumeaux. Kay a fait des études de psychologie puis des études d’infirmière en Angleterre. Kay a passé la plus grande partie de sa vie en dehors de l’Irlande, parce qu’elle a beaucoup voyagé au-delà des océans, mais surtout parce qu’elle s’est installée au-delà des mers. Kay a quitté Dubaï il y a à peine un an, elle est rentrée au pays pour prendre soin de sa sœur aînée qui est malade. Mais comme Kay a la bougeotte et que sa personnalité haute en couleur ne s’accorde pas tout à fait à la rigueur irlandaise, Kay a transformé la maison de sa sœur en Bed & Breakfast il y a quelques mois. Que cela ne tienne, puisqu’elle ne peut plus parcourir le monde, c’est le monde qui viendra à elle : Kay accueille les voyageurs d’un week-end, les explorateurs d’une semaine et les travailleurs à l’année.

Barrow River

Ainsi, j’arpente la petite bourgade où j’ai élue domicile pendant plusieurs jours : New Ross. Port fondé par les Normands au XIIIè siècle, la ville connut l’une des plus violentes batailles de l’Insurrection de 1798. Les troupes anglaises établissent leur quartier général entre les murs libres de New Ross que la république nouvellement autoproclamée de la ville de Wexford n’a pas rallié assez rapidement dans son giron. Quand les insurgés armés de piques assiègent finalement la garnison ennemie, leurs munitions ne sont pas suffisantes à leur apporter la victoire et ils sont mis en déroute par les canons et les fusils anglais. La liberté n’a pas eu le temps d’être proclamée, les rues ensanglantées de la ville ne renferment plus que les cadavres rebelles que l’on jettera sans cérémonie entre les courants de la Barrow River.
Je paresse le long de cette sépulture marécageuse alors que le vent vient déranger la musique dans mes oreilles. J’oublie l’Histoire infamante et je laisse les changements immobiles me traverser. J’ai la sensation de respirer autrement, de construire ma pensée d’une autre manière, pas seulement par rapport à ces trois dernières années qui ont été pour moi une implosion profonde du monde que j’avais connu, mais par rapport à toute une vie. Cette année alors que je me recollais morceau par morceau, je sentais chaque infime réparation, chaque minuscule guérison et les repositionnements bienheureux et fragiles qu’elles permettaient. Aujourd’hui, cette nouvelle respiration m’apparaît comme l’aboutissement ultime de cette implosion massive, le bouleversement profond qui prend enfin ses aises.
Mon premier été en Irlande a transformé quelque chose en moi, je me sentais totalement métamorphosée. Totalement ouverte sur une autre version de moi-même. Aujourd’hui, avec le recul, je réalise que j’avais uniquement ouvert le verrou ; ce qui, à l’époque, comparé à mon armure cadenassée, était évidemment déjà une avancée. Aujourd’hui, j’ai la sensation d’ouvrir la porte d’un grand coup de pied, et je réalise que ma liberté d’alors n’était rien par rapport à celle d’aujourd’hui. Cependant, il serait arrogant de prétendre que j’ai finalement et complètement atteint la liberté optimale ou de dénier la véritable mutation que j’ai éprouvée il y a trois ans. Et c’est peut-être comme ça que je change mon regard : non plus en pensant à posteriori, mais en observant la vérité de l’instant. Car à l’instant donné, je me sentais immensément libre et c’était vrai. Aujourd’hui, je me sens plus libre. Et c’est vrai aussi. Et peut-être que dans un an, je rirai de cette prétendue liberté du jour tant elle sera immensément plus puissante alors.

C’est toujours tellement fou cette sérendipité de la vie ! Je me lève au matin, pensant que j’irais bien faire un tour, en stop ou à pied, sur les rivages de la péninsule de Hook ou bien à Waterford… puis, quelque chose en moi se décourage un peu, ce déséquilibre stable du doute retombe néanmoins instantanément du côté de l’aventure puisque Kay, comme lisant dans mes pensées, me propose d’aller faire un tour du côté de Hook ! Et quelle magnifique journée en sa compagnie sous le ciel changeant d’Irlande !
Nous voilà donc partie dans sa mignonne petite voiture rouge et la journée s’en va comme une belle succession de hasards. Nous croisons en chemin l’une de ses connaissances, Roisin, dont la maison aux quatre vents donne sur la mer de Duncannon et chez qui nous cueillons roses, lavandes, laitues et deux radis magnifiques pour amuser mes salades. Roisin nous raconte des histoires délurées et à dormir debout, intercalées d’apartés à Sam son chien, elle m’avoue suffoquée que la côte dépérit, elle est devenue l’ancrage estival des villégiatures dublinoises, tellement désert le reste de l’année que le dernier pub a fermé il y a quelques années (et pourtant chaque village irlandais est tellement fier de son pub et son église) ! Rosin est la parfaite représentante de l’Irlande : une générosité hors du commun et la langue bien pendue.
Kay et moi nous arrêtons après au Templars Inn qui regarde la mer et certaine ruine irlandaise pour notre repas du midi. Kay m’en dit plus sur ses voyages du bout du monde avec son mari et ses trois fils, elle me raconte un peu mieux son caractère rebelle au sein de sa famille traditionnellement irlandaise, elle m’explique son enfance dans le pub du village tenu par ses parents. Elle me glisse quelques anecdotes sur sa grande sœur que nous nous plaisons à appeler taquinement mais toujours gentiment la Reine-Mère. Intimidée et rendue pudique par sa maladie, Peggy est une présence mystérieuse dans la maison de Barrow View, tout le monde n’a pas le privilège de la rencontrer et il m’a fallu attendre près d’une semaine avant de connaître le grand honneur de la saluer. Comme chez Marie-Antoinette à Versailles, tout le monde ne pénètre pas impunément les appartements de la reine.
Et notre déjeuner s’achève à la générosité de Kay qui, malgré ses longues années d’exil n’a perdu sa fabrique typiquement irlandaise, m’invite à manger. Nous reprenons la route alors que la pluie se fait nuage mouillé et aveugle, j’aperçois le plus ancien phare d’Europe, je croise Campile le village bombardé par erreur par les allemands en 1940. Et je rentre parfaitement rassasiée de cette heureuse escapade.

Péninsule de Hook

Je suis ailleurs et pourtant je suis immobile. Je connais tellement bien l’Irlande à présent, je peux y être parfaitement et pleinement à la maison, avec toute la routine bienheureuse et la fixité joyeuse que cela comporte. Je passe des journées entières, entre les quatre murs de ma chambre avec vue, à préparer mes explorations futures toujours plus près des pôles, à faire défiler les mots de mon papier à mon écran, de ma pensée à mon stylo.

Quand je ne passe pas de nouvelles journées entières en escapade avec Kay…

Par un jour de pluie, nous visitons à la propriété irlandaise des ancêtres de Kennedy, qui aussi abrite un musée depuis quelques années. Les panneaux retracent le parcours de l’arrière-grand-père de JFK qui a émigré depuis le port de New Ross sur le Dunbrody Ship, les archives relatent le destin de ses descendants en Amérique, les vitrines témoignent de la visite du président à sa cousine irlandaise, Mary Ryan, quelques mois avant sa mort en 1963. Kay m’avoue alors sa parenté avec le défunt président : Mary Ryan était la sœur de Patrick Kennedy, lui-même mariée à la tante de Kay. Elle n’est pas directement liée par le sang, mais tout de même, comme elle faisait partie de la famille, elle se souvient d’avoir enfilée ses habits du dimanche avec ses neuf frères et sœurs et d’avoir attendu devant leur maison que Kennedy les salue au passage de sa voiture décapotée.
Par un jour de brouillard paralysant, nous allons sur les rives de Bannow Bay où ont accosté les premiers Anglo-Normands en 1169. C’est cela que j’ai découvert à mon arrivée dans cet Est ancien qui m’était totalement étranger : je suis dans le comté modèle, je me tiens sur les terres qui ont souffert le plus terrible bouleversement du destin irlandais. C’est curieux, même si mes écrits romanesques sur les Troubles me délaissent quelque peu, je suis pourtant exactement où il me faut être, je suis à la racine du mal de la province septentrionale. C’est ici que tout a commencé, la douleur irlandaise, la tragédie ulstérienne.
Par un jour de soleil gris, nous nous rendons à Wexford, ville aux origines vikings et aux jolies rues à colombages. Nous sommes accueillies par la statue des hommes à la pique qui ont permis d’affranchir ce petit morceau d’Irlande pendant un infime instant en 1798. Alors que le mouvement des United Irishmen est totalement démantelé par les espions anglais lors de la réunion de toutes les délégations à Dublin, celle de Wexford est absente car, selon la légende, l’émissaire se serait arrêté au pub et laissé charmer par les arguments charmants d’une charmante dame. Ainsi, la ville s’autoproclame libre et mène les batailles les plus fiévreuses de l’Insurrection. Place forte insoumise pendant que les bourgades alentours retombent sous le joug anglais après l’affreuse bataille de Vinegar Hill, les leaders font montre de leur autorité, tout aussi oppressive que leurs oppresseurs, vengeant les rebelles engloutis par les flots de la Barrow River, embrochant des loyalistes supposés avant de les jeter par-dessus bord du Wexford Bridge.

Wexford

Et au milieu, je me laisse porter par les opportunités jusqu’à Waterford. Découpée entre le triangle viking et la ville anglo-normande, elle est la plus vieille cité d’Irlande. Implantée par les Viking en 914 (c’est facile, quand ça finit par « ford », c’est que la ville est la descendante de guerriers venus du Nord du monde), elle devint la capitale d’un royaume qui se maintient pendant deux siècles jusqu’à l’arrivée des Normands à la demande de la figure la plus honnie de l’histoire Irlandaise : Dermot Mac Murrough. En effet, le roi spolié du Leinster fait appel au bon roi Henri II d’Angleterre pour récupérer les terres qu’il s’est vu confisquées par le Haut Roi d’Irlande. Henri lui envoie Strongbow, un seigneur gallois, qui accepte de l’aider en échange de la main de sa fille Aiofe et de la succession au trône. Voilà la plus cuisante amertume que les Irlandais n’ont jamais réussi à accepter au fil de leurs siècles tourmentés : ils se sont envahis eux-même !
En 1169, les chevaliers normands débarquent, Strongbow ravit Waterford et la fille du roi et Mac Murrough récupère son trône. Pour un cours instant, hélas, car il meurt en 1171, et son fils Donal revendique le trône du Leinter au nom des Lois de Brehon. Cependant, Strongbow se réclame des mêmes droit au nom de son mariage avec Aoife et Henri II, qui commence à craindre le pouvoir naissant de l’un de ses nobles, accostent l’Irlande en 1171, apposant son cachet royal à l’invasion de Strongbow. Ainsi, comme le déplore certaines tombes révolutionnaires au pont d’accostage du roi : « Ireland Buried here – 1171″*.

Le Mariage de Strongbow et Aoife, Daniel Maclise (National Galery of Ireland)

J’en apprends plus sur les premiers siècles d’invasions diverses au musée médiévale de la ville. Waterford a joué un rôle déterminant dans l’assise du pouvoir des Anglais en Irlande jusqu’au schisme religieux d’Henri VIII**, le port est absolument fidèle à la Couronne, profitant des avantages du commerce avec l’île voisine, et donc très souvent menacé par les clans gaéliques voisins et rivaux. Mon imagination me raconte encore des légendes saugrenues puisque je regarde les bateaux de ma pensée remonter le courant d’eau depuis Bannow Bay et se séparer à l’embouchure. Certain choisit l’Ouest et va combattre les Vikings de Vadrarfjordr***, l’autre prend le Nord s’implante pour la première fois à New Ross.
Cela m’émeut particulièrement d’être à Waterford, d’arpenter les comtés modèles, de fouler les terres qui ont été premiers témoins du pouvoir anglais sur la nation irlandaise. Je suis complètement bouleversée par la reproduction du tableau du mariage d’Aoife et de Strongbow au musée, sans profondément comprendre pourquoi.
Je suis étonnée de ne pas m’être frottée plus tôt à cet endroit… Mais je ne savais pas alors. C’est une autre histoire que l’on me raconte ici : celle d’une région qui s’accommode parfaitement bien de cette occupation étrangère. On comprend alors pourquoi la colonisation a duré si longtemps, tout le monde n’était pas rebelle à la Couronne en Irlande, tout le monde ne s’armait pas de rébellion pour renverser l’ordre préétabli. Au moins au début. Car n’oublions pas les hommes à la pique de 1798.

River Suir

Vient alors mon dernier soir au Sud, c’est une telle tempête dehors, la pluie est tellement fine qu’elle forme un brouillard, qu’elle voltige dans le vent. C’est une telle tempête pour calmer mon cœur incertain, pour expier les larmes que je ne veux plus versées.
Je réalise qu’une étape vient à manquer à mon pèlerinage estival : Enniscorthy et le musée de l’Insurrection. Il y a trois ans, alors que toute ma ferveur tendait vers les élans révolutionnaires de l’Irlande, cela aurait été ma première destination. Pourtant, aujourd’hui, alors que je suis un peu plus au présent de l’Irlande du Nord pas tout à fait pacifiée, je me concentre sur l’origine profonde du mal irlandais et je fus toute dévouée à la première invasion.
Même si rien ne s’est passé comme je l’avais prévu dans mes écritures. Et ça me déçoit un petit peu. Et je tente de me dire que ce n’est pas très grave, j’ai fait autrement, j’ai suivi les petits cailloux du destin déposés au gré de mes errances immobiles.

Je traverse le pays en un jour pour rejoindre le Nord, je traverse la frontière invisible, même si le Brexit commence à se faire sentir… Les réglementations changent déjà, le Royaume Uni ne fait plus partie de l’Europe et comme dans tout pays hors de l’Union Européenne, je dois payer des frais supplémentaire dès que j’effectue le moindre paiement. Ainsi, je suis à Derry qui n’est plus de l’Union Européenne mais toujours du Royaume Uni, alors que l’Irlande à l’inverse, appartient à l’un mais plus à l’autre.
Je commence à penser que j’en ai fini de mon île irlandaise, j’ai découvert la dernière partie inconnue et même si l’île Valencia, Kilkenny et Cashel me restent secrets, ne seront-ils pas en quelques sortes des redondances de ce que j’ai déjà vu ? Écrivant cela, je tiens à adoucir cette affirmation tranchante. « J’en ai fini ». J’en ai fini de l’Irlande comme terre à conquérir, j’en ai fini de l’amour passionné, j’en ai fini des doutes qui accompagnent le temps de l’équilibre en devenir. Mais je n’en ai pas fini de mon amour incommensurable, de ma fidélité inviolable. Aujourd’hui, j’aime l’Irlande véritablement et profondément, sans le halo idéalisé, avec toutes ses contradictions morbides. J’aime l’Irlande pour qui elle est et pas pour qui je voudrais qu’elle soit pour moi. Je l’aime totalement et sans compromis.
La page de ce premier émoi grandiloquent de voyageuse va bientôt se tourner, d’autres contrées m’attendent de l’autre côté du monde, même si une partie de moi ne reviendra jamais de l’Irlande.

Je me laisse bercée par le vent de la rivière Foyle, balancée par le Peace Bridge, Inishowen dans le viseur. Attendant mon départ islandais. Absente. Immatérielle. Intemporelle. Je suis telle une chrysalide suspendue apparemment statique à une branche, fragile et mystérieuse. Comme la chrysalide, je ne fais absolument rien, si ce n’est devenir moi-même. Ma transformation se produit, invisible et intérieure, et quand le moment viendra, je le partagerai au grand jour.

* « Irlande enterrée ici – 1171 »
** Au XVIème siècle, Henri VIII rompt avec l’Eglise catholique afin de pouvoir épouser Anne Boleyn et devient chef de l’Eglise Anglicane protestante, ce qui s’applique évidemment à l’Irlande asservie
*** Nom viking d’origine de Waterford

Justine T.Annezo – Juillet 2019, Irlande – GTM +2


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