CARTE BLANCHE #10

Depuis des années, j’essaie de construire un pont… mais à chaque fois, j’ai pas le bon matériel, ni la bonne technique. Je sens qu’il est pas très stable et je n’ose pas trop l’emprunter. A la place, je préfère sauter, sans filet ni parachute, avec tout l’élan de mon cœur, dans l’inconnu de l’autre côté.
Sauf que j’atterris rarement au bon endroit, ou que je me blesse à l’atterrissage, et que je suis bonne pour rentrer à la nage, souvent aux prises des courants qui me déportent loin de chez moi.
Forte de ces expériences, non pas ratées mais plutôt mal orientées et préparées, je me suis mise à étudier l’ingénierie nationale des ponts et chaussées afin de d’élever un pont à mon image, dans la bonne direction et qui me mette en sécurité.
Aujourd’hui, le pont est construit dans le sens que mon cœur a choisi. Je peux y danser comme sur le pont d’Avignon. Je peux sauter, virevolter, m’élancer à toute allure si j’ai le cœur d’être téméraire. Je sais qu’un sol bien armé est là pour me rattraper au vol si je trébuche.
Sauf qu’arrivée à destination, avide d’explorer ce nouveau monde, on m’a arrêtée sur le quai : il n’y a pas de place pour moi de ce côté de la rive. Avec toutes ces histoires de saut à l’élastique et de normes anti-sismiques, j’arrive trop tard. Je peux, à la limite, être passagère intempestive si j’en ai l’envie pour 2-3 heures ou jours. Mais c’est tout.
Je saisis cette opportunité au vol… après tout, l’endroit ne me plaira peut-être pas. Ou peut-être vais-je découvrir une maison qu’on avait oubliée et qui est faite pour moi.
L’atmosphère est douce ici, exactement comme je l’imaginais… Les cieux se colorent d’une lumière à la température parfaite : chaude et réconfortante. Je m’y sens exactement chez moi, comme si j’étais faite pour cet endroit.
Je profite pleinement de ma période d’essai, j’explore chaque recoin. Même ceux qui m’attirent le moins, on ne sait jamais ! Mais je finis souvent par m’y sentir à l’étroit, les fenêtres sont trop petites, la lumière n’y entre pas… ou pire, les murs sont carrément vétustes.
Je découvre (mal?)heureusement des pépites au hasard de mes pérégrinations ; certains lieux m’inspirent juste, d’autres me donnent tout simplement envie d’y vivre ! Mais chaque petit morceau de terre est, soit déjà pris, soit inadapté, soit temporaire. Je fais le tour à m’en esquinter les yeux : pas une seule petite cabane à disposition, même celles qui avaient été abandonnées sur le bas côté sont en cours de restauration.
J’ai bien pensé à faire construire mon propre chez moi, à mon image, orienté plein sud et qui me mette en sécurité. Mais je suis ingénieure des ponts et chaussées, pas architecte. J’ai bien pensé opter pour une habitation qui me demande pas 7 ans d’études et qui, en plus, ressemblerait plus à ce que mon cœur désire : une roulotte, une cabane en bois ou un tipi… Mais il n’y a aucun terrain disponible.
Les douanes ont raison : il n’y a pas de place pour moi dans ce monde. Je pense que je préférais quand je ne savais pas construire le pont : au moins avais-je les moyens de changer mon destin… à présent, c’est le destin qui ne veut pas de moi.
Revenue sur le quai alors que mon titre de séjour a expiré, je dors à la belle étoile. Je médite pour l’avenir : ai-je le courage d’attendre impatiemment qu’une vraie place se libère pour moi ? Ou vais-je reprendre, lassée, mon pont dans le sens inverse avant de le faire exploser à la dynamite ?
Justine T.Annezo – 23 mars 2025 – GTM+1