Si on trouve l’endroit du bonheur, le moment du bonheur, l’être avec lequel on est heureux, on aurait envie de revivre tout le temps, quotidiennement et à chaque instant la même chose pour renter dans l’éternel.
Serge Rezviani

L’océan s’étale devant moi et me contemple de ses grands yeux bleus turbulents et gris de la pluie. Je suis absolument hypnotisée par le paysage qui me fait face et ne cesse de se transformer au grès des matins ; il change de lumière, il change de matière. Il est, aujourd’hui, blanchi en haut des sommets du Donegal qui s’ocrent de soleil quand les rayons brûlants traversent le coton. C’est un jour de grand vent, un jour de tempête de glace et je regarde la neige transpercer les flots marins. Les lumières du Nord sont des aurores invisibles. La lune pleine a rougi dans mon demi-sommeil derrière les nuages noirs de la nuit. Je profite enfin de l’hiver irlandais et des jours de gros temps du Donegal, comme je l’ai rêvé entre certaines lignes.
Perdue à la contemplation de l’océan qui se fracasse à ma fenêtre, inlassable de ce paysage immobile mu par la houle iodée, je prends l’opportunité de cette retraite heureuse sur ce morceau de terre bousculé par les vents, pour reprendre mes écrits laissés en suspens dans le Kerry et entreprendre la dernière partie de mon histoire. D’une partie de mon histoire. Ecrire enfin les derniers mots de cette magnifique fuite qui m’a amené, port après port, à mon point de départ. Les vagues bavardes et les cormorans gourmands seront peut-être de bons conseils.
J’ai retrouvé mon Irlande bien aimée à la fin du mois de décembre, la verdure de ses étendues lisses, l’eau trouble de ses monts perdus dans la brume. Je me sens doucement mélancolique, d’une mélancolie aimable et presque choisie. J’en ai fini de m’enfuir. J’en ai fini de courir le monde pour trouver mon bonheur, ma joie est à l’intérieur de moi. Petit à petit, elle se reconstruit, elle se colore et prend forme. Petit à petit, ma vie reprend des couleurs alors que je n‘écris plus mes malheurs mais expie enfin mon passé. J’ai parfois la sensation de me transformer en statue de sel pourtant, en sel de larmes très probablement, à force de me retourner sans cesse vers ce passé proche et parfois si lointain. Cependant, c’est bien cette écriture-là l’étape nécessaire à tout présent. Tant qu’elle ne sera pas achevée, je serai moi-même inachevée.
Mes valises se posent donc à l’endroit du début. Cette fois-ci, le voyage n’est plus l’opportunité de partir n’importe où pour ne pas faire quelque chose chez moi, c’est enfin aller quelque part pour y faire n’importe quoi. Pour la première fois, ce n’est pas une fuite mais une continuité. C’est un nouveau voyage pour une nouvelle moi, une nouvelle version de mon présent. Je superpose tous les souvenirs de moi-même, d’ici et d’ailleurs, pour être enfin dans l’ici bienvenu que je choisis. L’Irlande est comme une réconciliation avec toutes les couches temporelles de ma vie. Elle est une tentative sans attente. Seulement le désir d’écrire où me portera mon stylo, de voyager mes pieds si mon cœur en a le désir, d’être immobile si mon âme le préfère. Je me laisse la possibilité de suivre mon être en paix et en reconstruction permanente.


Accompagnée, telle une oraison magique, par le chant éternel des corneilles qui envahit le ciel du Kerry puis par le silence du vent, je transperce le Gap of Dunloe en plein poitrail, je suis le creux qui court entre ses deux monts et fabrique une traverse vers la trouée du ciel. Petite âme violette, je me promène dans les chemins déserts de la rivière, des lacs sinueux ; j’écoute le chant du ruisseau et me fait compagne de mes premiers moutons. Petite âme violette, je respire avec le vent, marche avec la terre, sourit avec le ciel. Je me sens bien sans extravagance, je suis au présent de la marche même si je rêve à d’autres temps parfois.
Je sens le cours de la journée se décomposer parce que le soleil transforme les nuages et les monts. Ciel iris de jour met sa robe couleur pourpre, il se poudre de rose nuageux alors que la voute reste bleue. Ciel iris de jour remplit mon être de paix et proclame mes adieux à la peine. Et vagabonde entre les eaux noires. Et fabrique les mirages des dieux. Et protège de la pluie. Fugue des bonheurs à répétition, ce jour est neuf même s’il se place sur les rives de l’Ancien Monde.
Mon année bouleversée et bouleversante est sur le point de s’achever, je suis reconnaissante de tout ce que j’ai appris au cours de mes errements, de tout ce que j’ai guéri aux tréfonds de la douleur, de tout ce que j’ai compris par les incertitudes. Petite âme violette, je termine ainsi cette année dans la paix de la marche et l’émerveillement du ciel, attentive à ce que l’avenir me promet.
Mon premier jour de l’année sent merveilleusement bon le feu de tourbe, il est pareil à hier et prend pourtant des airs déjà différents. La cloche de l’Eglise Saint Brigit sonne le premier mort de l’année, ou bien le dernier de l’année de la veille. La longue procession entonne le keening muet qui s’entrecoupe au son de la cloche. Pourtant la ville est bien vivante, comme hier, comme l’année dernière. La ville n’a pas changé d’air de minuit à minuit et une minute. Mais un souffle inconnu l’a traversée, le souffle du lendemain qui bouscule, le souffle de l’espoir qui renaît, le souffle du possible qui s’étire comme un premier pas. L’Eglise a sonné son premier glas mais la vie a survécu, invisible et immortelle, dans chacun de nos souffles.
Je suis à Killarney, à l’orée du Parc National, où j’ai décidé de déposer les errances irlandaises de cette fois-ci. Je marche presque chaque jour, poursuivie par des chevreuils si bruns qu’ils pourraient être des rennes, poursuivie par les cerfs rouges du Kerry. Le parc ne se colore plus du soleil de l’été mais la douceur de l’air accompagne harmonieusement le bruit de la rivière et l’immobilité du loch, j’erre entre les monts brumeux et les lacs bleuets.
Partie en Irlande pour ne rien changer – concept bien étrange il faut l’avouer, surtout quand on me connait –, partie en voyage pour continuer à vivre un quotidien semblable au mien sous un ciel un peu plus vert ; l’Irlande, cette fois encore, se charge de débusquer toutes mes attentes déguisées, toutes mes cachoteries zélées, pour me renvoyer là d’où je viens : l’inconnu du voyage et les vagabondages de mon être.
Car, mise à la porte sur des excuses empruntées de l’auberge dans laquelle j’étais supposée travailler pendant ce mois irlandais, je me trouve, dix jours après mon arrivée, sans aucune idée de quoi, où, comment et quand. Je suis en parfaite harmonie avec les éléments qui m’entourent. Je prends cette déconvenue comme une promesse pour aujourd’hui, pour demain. Je me livre entièrement aux possibles du destin. Je me laisse vagabonder, j’agis au jour le jour, à l’instant du moment. Je pense n’avoir jamais été en voyage ainsi, aussi parfaitement et pleinement dénuée de projet ou d’attente, même la première fois, même (et surtout !) en Irlande. Il y a avait toujours des aspirations plus ou moins bien dissimulées. Aujourd’hui, pour la première fois, je voyage aussi vierge qu’on peut l’être à vingt-neuf ans, je me laisse aller au mouvement transmutateur. Je délaisse mes écrits de fuites inachevées ; je suis au présent, prête à vivre, et non plus à contempler, spectatrice en avance et parfois en retard de ma propre vie, observatrice de cette autre moi.
Le temps de rémpaqueter tous mes trésors de voyageuse, je m’en vais planter mes rêves sur la Péninsule de Dingle pendant quelques jours. Sur le chemin côtier de Killarney à Dingle, je m’éblouis de la lumière qui transperce les nuages pour regarder l’océan latent et lointain, je contemple les monts côtiers qui font de l’ombre à l’eau placide de la baie. Je suis bienheureuse d’avoir attendu le calme hivernal pour rencontrer cette péninsule multiple et toujours visitée, mais heureusement et absolument désertique en cette basse saison.
La lumière de la péninsule prend très rapidement une teinte blanche, engourdie de son brouillard mouvant. Tous les monts qui m’entourent sont couverts d’une fausse neige effervescente. Je marche des kilomètres dans la brume désertique, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest. Confiante et à la merci du destin, je regarde les vallées s’emplir de nuées alors que les monts brillent du soleil matinal. Je suis éblouie par les baies jumelles et leurs mouettes ; puis, je ne vois plus rien. Je domine les étendues aveugles. J’entends avant de le voir, l’océan battre les flancs de Slea Head. Tout est tellement triste et presque mortifère dans ce brouillard gris.