En Sardaigne, le soleil se lève au Sud…

Quand l’homme est apparu, il a nommé les choses et les a privées de leur signification. Si nous appelons un arbre un « arbre », aussitôt, nous ne pensons qu’à ses fruits, et c’est réducteur. Les écrivains, comme moi, sauvent les créatures de ces limitations. Le poète cherche les mots pour redonner à l’arbre cette signification perdue.

Battement d’ailes, Milena Agus

JOUR 1 : Aurore boréale

Nous entreprenons notre voyage interminable et bienvenu de Toulouse à Porto Torres afin de mesurer la distance d’un pays à l’autre. Quatre heures en voiture. Halte transitoire à Barcelone aux arômes légers de notre première bière de vacances. Attente dans la voiture avant d’embarquer, habitée par le bruit du crayon sur le papier du mot fléché, rythmée par les « gio gio » et les « vai vai » des contrôleurs aériens du bateau qui aident chaque chauffeur à se faufiler entre les centaines d’autres voitures, qui accompagnent chaque véhicule pour trouver sa place au cul à cul dans les souterrains du paquebot. Deuxième bière des vacances, doré et aérienne, sur le pont du bateau au départ alors que les troisièmes et premières classes s’entremêlent. Fumée noire des puissantes cheminées, vrombissement du bateau, et pourtant, on ne le sent pas encore avancer. Douze heures de traversée pendant lesquelles le sommeil joue à cache-cache. Les élèves en goguette bruissent les faux couloirs marbrés et raclent les sols brillants de leurs chaises avec un bruit de tonnerre. Petit déjeuner sur le pont dans le soleil qui réchauffe le vent salé. Puis, enfin. Le premier regard de la Sardaigne.

JOUR 2 : Soleil Couchant

Capo del Falcone

La Sardaigne a toujours été dominée au cours de l’Histoire mais jamais véritablement conquise. Ses premiers habitants s’y installent en 2500 av. JC., cette première civilisation, presque totalement effacée aujourd’hui, n’a marqué aucun mot et n’a laissé derrière elle que des statuettes et des constructions nuragiques. Tout le reste du monde est alors venu planter sa graine de culture sur les monts sardes : les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Italiens, les Maures, les Espagnols, les Autrichiens, les Savoyards… Pendant que la population insulaire d’origine se réfugiait dans les montagnes, sans jamais trop peupler le littoral, la preuve en est de son dessin routier de nos jours. Les invasions constantes étaient-elle la cause de cette sédentarisation montagneuse, ou bien le littoral laissé désert était-il une friandise bien trop brillante pour tous ces envahisseurs ? Qui de la poule ou de l’œuf…? Ainsi, elle fut le blé de la ville éternelle ; elle fut l’une des sept provinces africaines de l’Empire Byzantin avec la Corse, peut-être est-ce pour cette raison qu’elles ont le même Maure sur leur drapeau ; elle fut le grand comptoir commercial du Moyen-Age ; elle fut la halte idéale entre la Péninsule Ibérique et le Royaume de Naples, pendant que la population se débattait souvent entre la misère et la faim… Elle est aujourd’hui enfin autonome et ce depuis 1948.
C’est le premier jour des vacances, celui que je préfère entre tous car il rend tellement plus facile d’être au présent. On se laisse alors véritablement porter par les envies, par les inconnus, et l’on est au plus près de cet état de grâce d’être ici à chaque nouvel ici. Ainsi, nous prenons le temps de vagabonder à Porto Torres, ville porteuse de l’un des derniers vestiges de la présence romaine. Nous faisons nos emplettes des premiers fruits et légumes d’été au marché de la Basilique blanche de San Gavino, datée de l’an 1111. L’air est plein de la musique italienne et nous mêlons nos voix aux accents fragiles à cette symphonie de soleil. Simplement. Jusqu’à croquer à pleine dent notre première mozzarella, croustillante de la pane guttian et pétillante de l’Ichnusa Cruda, dans la lumière de l’eau marine du port. Jusqu’à savourer notre première pizza de la Piazza Garibaldi dans la langueur dans ronrons des chats de gouttière.
Puis nous prenons la voiture pour explorer et nous baigner de nos premières eaux turquoises au Capo del Falcone. Regardée par les pierres de la tour de garde, j’entends les mouettes faire la fête à la volée, j’écoute les vagues se briser sur les pierres ensoleillées ; les rochers alentours fabriquent de la dentelle noire qui pourrait blesser nos chaussures, les envolées de calcaire voisines construisent les demeures de Neptune. Nous contemplons à quatre yeux la clarté de l’eau entre ces murs minéraux. Je sens finalement ma peau se réchauffer aux premiers rayons d’été, je me languis du yacht blanc qui danse sur l’écume arrivée d’autres côtes sardes mal dessinées dans la brume de l’horizon, je suis au présent de mon corps ici, de mon âme maintenant. Et j’admire le bleu passer par toutes les couleurs au bruit de la mer. Et j’écris mes premiers tours d’un monde.
Nous reprenons la route et descendons entre les vallons qui ont un faux air de la Toscane. Ils ont bien raison puisqu’il y a fort fort longtemps une passerelle de terre attachait la Sardaigne à ce morceau d’Italie. Nous contemplons ce paysage surprenant, comme on n’en a pas vu depuis longtemps, qui envahit les routes de ses fleurs indomptées. Nous sommes éblouies de la roche très blanche qui s’imprègne du maquis et des fleurs des chants. Je veux bien croire que cette île abrite l’une des natures les plus sauvages et les plus préservés d’Europe.
Et nous déposons notre campement vers un autre cap, au milieu d’un parc régional si vert, mais vert d’un autre vert que celui auquel je suis habituée en Irlande. Ce n’est pas le vert éclatant de la pluie, c’est le vert foncé et chaud des longues journées d’été. C’est le vert des fleurs grasses et des figuiers de barbarie. Nous nous entourons de l’ondine à l’Est, du ressac à l’Ouest. La mer n’est pas si calme puisqu’elle vient se casser sur les falaises surprises, sur les monts en canine, découpés à la hache et de façon irrégulière ; mais elle se cache parfois, douce et virevoltante, dans une petite crique de sable fin. Ainsi, notre Ouest tombe à pic sur le soleil couchant et notre Est dessine un berceau paisible pour le soleil qui s’éveillera là demain après son tour du monde. A regarder la mer accueillir le soleil rouge en son sein, je me demande comment, pourquoi, devant tant de beauté pacifique, l’homme a-t-il pu créer ce monde tel qu’il est, violent, en déroute et malade…Et le soleil se couche au Nord du Capo Caccia, sans me donner les réponses métaphysiques du monde mais porteur de la promesse d’une nuit vagabonde.

Capo Caccia

JOUR 3 : Nacre

Le dos est endolori de la nuit alors que la musique des oiseaux s’accompagne du doux roulement de la mer lointaine pour éveiller mes yeux ensommeillés aux premières lueurs du matin. Nous avons rêvé au plus haut pendant que Neptune invisible sculptait des stalactites aux tréfonds de la mer, enfermées sous la terre, juste au-dessous de nos âmes endormies. Après un petit déjeuner savouré le regard à l’Est, nous prenons à la volée les six cents marches de l’escalier du Cabirol pour aller découvrir la grotte de Neptune. Je découvre, éblouie, ce qui met des milliers d’années à se fabriquer, ce qui était là bien avant nous, ce qui sera là bien après nous. Si nous ne détruisons pas d’ici là cette richesse marine, à la lueur agressive de nos lumières électriques qui viennent tacher d’un vert malsain les murs millénaires. Je regarde les stalagmites et les stalactites qui viennent s’embrasser dans un élan ralenti comme les amants désunis par la vie, réunis par le temps. J’écoute la goutte creuser la pierre de sa fine protection nacrée. Et je m’imagine le Dieu Neptune, armé de son triton, se réfugiant dans cet antre où l’eau surplombe le reste du monde, lorsqu’il veut échapper à l’Olympe.
A Alghero, nous flânons en plein midi, au détour de ses rues étroites, en plein vent de ses remparts de mer. C’est la ville sarde qui revendique le plus ardemment son héritage catalan mais je ne sais qu’en penser puisque je n’ai aucune idée de ce à quoi est censée ressembler l’architecture catalane… Nous mangeons donc insouciantes des racines espagnoles, à la trattoria italienne de la place abandonnée au coin de la rue de la miséricorde. Nous regardons le port à la fraîcheur d’une glace ratée et l’on se demande si l’on voudrait faire le tour du monde en bateau.
Sur le chemin d’Alghero à Bossa, nous longeons le littoral, tantôt descente en douceur vers la mer, tantôt falaise qui dégringole de toute sa hauteur et à pic sur les vagues. Cette côte formée de roches aux personnalités individuelles se colorent de vert de gris, de rouges poudreux ou de gris blanc selon leur humeur, harmonieuses et indépendantes dans le maquis encore humide du printemps qui s’adoucie parfois d’un tapis de fleurs violettes. Nous longeons la mer qui nous offre une vue de plus en plus grande sur le mont de Neptune où nous étions au matin, jusqu’à ce qu’il disparaisse soudainement dans un dernier regard furtif, le seul que le chemin asphalté dont je dirige le volant me laisse le loisir de jeter. Puis, le hasard du voyage, le bazar d’une route à l’autre, nous dévoile le prochain paysage derrière le prochain virage. Les fleurs des champs, blanches, rouges, jaunes et parfois violettes, mangent la route devant nous. La mer défile tantôt turquoise, tantôt marine, et chaque kilomètre s’enorgueillie de ce que mes yeux emmagasinent, gourmands, de cette île si sauvage, si intimement préservée de l’homme par endroit. Quelques portions ont été défigurées, la zone industrielle et le port de Porto Torre, les villages miniers fantômes qui s’enfuient à notre passage, mais dans son essence la plus pure, la Sardaigne est restée vierge, elle s’offre gracieusement au son de la cloche de la chèvre et son chevreau sur le bord de la route.

Spiaggia Cumpoltitu

Puis, le hasard du voyage, le bazar d’une route à l’autre, nous transporte aux abords secrets d’une crique perdue dans le maquis, éclatante dans le ciel immensément bleu excepté sur les hauteurs nuageuses du sommet qui nous contemple. Je retrace désordonnée les errements de la journée, les émois de chaque endroit. Je repense au présent de chaque instant de la ruelle troglodyte en passant par l’architecture médiévale, en traversant les paysages muables et en finissant lavée de l’eau transparente de la crique. Je revis l’émotion des grandeurs caverneuses, des richesses qui se cachent au creux de la terre. Je savoure le bien-être simple et reposant des mots italiens qui s’entrecroisent à chaque halte. Je me régale de ma gourmandise jamais exaltée à chaque nouveau regard sur cette Sardaigne de printemps, encore vivante et fleurie. Je me laisse envahir par le calme surprenant qui m’étreint, sans émotions fulgurantes, la pureté tendre et lente de mon être. Je pense maintenant, je regarde aujourd’hui, je suis protégée par l’aura nacrée de l’univers.
Et soudain il ne reste plus que l’ombre rougie, les contours ont disparus.Notre journée s’achève à Bossa, dans le soleil flamboyant de la fin de journée. Ce grand village grimpant est un joli coup de foudre dans le cœur. Ses maisons colorées qui escaladent vers le château Malespine, sa rivière qui a creusé deux montagnes pour se jeter dans la mer, ses ruelles riantes et étroites où les pots en pagaille fleurissent, donnant vie à ses embrasures figées et désertées des humains mais envahis de chats sauvages, la surprise du puits aux mille soupirs au milieu d’une place hasardeuse. Ce petit port est si près de la mer mais il est pourtant ville d’eau douce, il trace une frontière entre le monde limité des humains et la nature irrépressible de la Sardaigne. Et nous suivons en sens inverse le fleuve qui chemine comme une rivière d’or vers la mer pour trouver notre campement de la nuit. Nous regardons le soleil se coucher sur les hauteurs de Castello dans un nuage de brume rosé autour des montagnes traçant les contours du village en ombre chinoise.
Et soudain il ne reste plus que l’ombre rougie, les contours ont disparus.

Sur les rives du fleuve Tema