Entre deux mers

Le plus dur n’est pas de partir mais de revenir. De poser mon sac puant le poil de chameau dans mon appartement. Et de rester là, debout, du sable plein la tête, dans le silence de cette entrée qui deux mois et demi auparavant m’avait vue partir fébrile et décidée. Je ne voulais pas vider mon sac, ni me changer ni laver mes vêtements qui sentaient le feu de bois. J’avais encore sur la peau la trace de ces deux mois de terre. J’ignorais pourquoi j’étais partie. J’ignorais pourquoi j’étais rentrée. Toutes mes vies me semblaient vaines.

Manifeste Vagabond, Blanche de Richemont

J’avais l’habitude de me sentir ainsi lorsque je rentrais en France, aussi dépourvue que Blanche. Je me souviens notamment de mon départ pour mon premier été aux Etats-Unis : en verrouillant la porte de mon appartement, joyeuse et impatiente de ma destination, j’anticipais déjà que cette action euphorique serait le linceul de mon retour. Mais pas aujourd’hui, car aujourd’hui, je ne passerai pas par le même hall d’entrée qui m’a vue partir. Et aujourd’hui je sais pourquoi je rentre. Je ne suis pas totalement sûre de savoir pourquoi je suis partie mais je sais pourquoi je rentre. Je suis dénuée de peur.
Excepté pendant un instant fugace sur l’île de Vancouver, je ne me suis pas effrayée de ce retour. Je n’y pensais jamais vraiment. Je suis parvenue à être au présent de mes errements presque tout le temps, je ne désirais pas présupposer les conséquences de quelque chose que je n’avais pas encore vécu. Ainsi, habituée à ce concept étrange de changer de maison si régulièrement, mon retour est à la fois très concret – je sors d’un avion – et complètement abstrait – pour aller où ? -. Même franchir les portes de l’aéroport pour récupérer mon bagage ne marque pas totalement cet espace familier.
Je suis prête à rentrer cependant parce que le corps et l’esprit ont cette force incroyable de se préparer inconsciemment.

Et lorsque toute ma famille réunie me surprend au complet – moins une – de l’autre côté de la barrière métallique, je suis dépassée, déconcertée. Heureuse comme un soleil dans ce jour pourtant pluvieux, je ne me sens pas en mesure d’accéder aux profondeurs de ma joie. Impossible de la faire battre dans mon cœur. C’est trop d’émotions d’un coup, des émotions que je n’ai plus sollicitées depuis si longtemps. Blanche – qui devient ma Bible du retour – raconte que lors de son retour du désert, incapable de retranscrire en mot ce qu’elle venait de traverser, sa mère et elle ont parlé de la météo. Français jusqu’au bout des cils, nous nous retranchons sur la politique. Même si en cet instant, nous ne préférerions pas forcément parler. Je voudrais pouvoir les contempler un par un aussi longuement que j’ai contemplé mes déserts américains. Mais nous ne sommes plus habitués à nos silences. Je voudrais les sentir et reconnaître ce qui les anime à cet instant de nos retrouvailles. Mais nous nous tenons maladroits dans le hall de l’aéroport pendant une éternité. Béats et empotés. Je voudrais pouvoir entendre leur âme rayonner et les enlacer infiniment. Mais nous parlons des élections américaines et de Macron. Nos retrouvailles ont la maladresse et l’imperfection de la vie. Elles ont la perfection d’être réelles. Car si confus que nous soyons sans oser nous le dire, je suis parfaitement heureuse de les sentir si près de moi.
Les vrais retrouvailles prennent plus de temps qu’une étreinte dans un quai de transit et les nôtres ont toute la vie pour s’entrecroiser, s’entrelacer.

Je change de côté de l’Atlantique, je change d’heure, de météo, de langue, d’activité. Je retrouve mes pensées intactes, restées en attente, mais je ne suis plus toute à fait la même. Mon départ aspirait à une métamorphose, mon retour aussi. La vie française continue immédiatement comme si je ne l’avais jamais quittée, comme une magnifique routine inhabituelle. Et je me laisse porter docile et joyeuse. Je retrouve mes amis dans le même empressement bordélique, nous affinerons les détails un autre jour. Je digère mes vagabondages sans réfléchir, sans y penser ; mon inconscient travaille sans volontarisme. Je digère aux prises joyeuses du tourbillon de la vie.
Je sens que ma vérité de voyage s’estompe indiciblement pourtant. C’est à dire que le miroitement qui rendait toute chose possible vient se heurter à cet Autre que je connais trop bien et qui me renvoie à mes incohérences chéries. J’erre encore entre deux eaux, presque dans ce qui serait les limbes de ma vie : j’ai tant de décisions à prendre. Ecrire. Etranger. Etude. Ailleurs. Demain. Plus loin. Alors ça m’affaiblit un peu parce que je ne prends pas le temps de penser justement. Alors je profite d’une respiration à la campagne, je regarde mon passé proche pour mieux appréhender mon futur.
C’est toujours la même chose qui en sort : Ecrire. L’Ailleurs loin attendra. Ecrire et me déposer quelque part pour un temps. Le voyage attendra. Car si je continue à arpenter le monde sans éclore les idées qui ont déjà fleuri, je n’aurais pas assez de toute une vie pour vivre justement.

Je ne m’arrête d’ailleurs pas véritablement de voyager, mon sac à dos reste mon plus fidèle serviteur pendant quelques temps alors que je deviens vagabonde chez moi, visitant chacun des êtres aimés, me réveillant chaque nuit dans un nouveau lit, incapable de savoir où mon âme se repose. Toutes mes réalités s’emmêlent.
Et des mots d’autres voyageurs accompagnent mes errements immobiles, Blanche de Richemont et Olivier Roland en tête. Je réalise alors que mon aventure n’a rien d’extraordinaire ni d’exceptionnel. Ce ne fut jamais mon but de toute façon. L’Ailleurs, mes mots d’Ailleurs, étaient ma nécessité. Ils étaient ma lumière, ils étaient mon moyen. Il y a néanmoins quelque chose de réconfortant à savoir que je ne suis pas seule, que de nombreux autres ont chéri l’échec qui les a jetés sur les routes. Il y a quelque chose de transmutateur à lire les mots d’une autre et se sentir comprise, et la comprendre elle aussi.

Le voyageur n’a pas renoncé au bonheur. Il ne désespère pas de trouver un refuge pour son âme. La souffrance est souvent à l’origine de ces grandes ruptures. La douleur nous force à sortir de notre enlisement, à nous trouver une autre vérité, ailleurs. Au plus fort de la peine, nous interrogeons notre présence au monde et nous demandons si notre vie nous ressemble. Questions essentielles qui fondent un destin. Celui qui part a encore la force de le chercher. Il est sauvé.

Manifeste Vagabond, Blanche de Richemont

Mon aventure n’a rien d’extraordinaire, elle est juste parfaitement ancrée dans son temps. Comme tous les autres, je cherchais les réponses que je n’avais pas su trouver là où j’étais. Je cherchais les questions que le théâtre avait arrêté de me poser. Il ne me secourait plus. J’étais tant passée par d’autres que moi pour tenter de me comprendre et j’avais fini par m’éloigner au lieu de me rapprocher. Je me cachais, je me trompais. Le théâtre manquait de concret, ça n’était plus ma réponse. Alors je me suis perdue dans le voyage, je m’y suis jetée. J’étais tellement noircie, je me suis laissée happer.
A cet instant de ma vie, c’est devenu mon moyen de répondre aux interrogations. A l’instant plus tard – ce moment où j’en étais presque devenue dépendante reproduisant les vieux schémas du passé -, le voyage m’a permis de comprendre qu’il ne me donnait pas des réponses toutes faites mais qu’il me révélait, comme le théâtre avant lui, celles que j’avais déjà en moi. Il me démontrait que j’avais tous les outils pour y accéder par moi-même sans dépendre d’un moyen. C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis capable de m’écouter et d’accepter que j’ai besoin de m’arrêter quelque part. A l’étranger certainement, pour combler mon besoin d’ailleurs. Mais m’arrêter.

Je m’arrêterai cependant un peu plus tard. Car pour l’heure, j’ai encore du pain sur la planche. Car pour l’heure, mon retour est en éternel mouvement. Je vais prendre l’air marin de l’Atlantique en Vendée. Et je ne prends note que d’instants éphémères. La lumière translucide sur le phare alors que la tempête noire menace. L’océan si sauvage pendant que la promenade des Anglais est bien propre et trop rangée mais se prépare pour le ras de marée. La plage verte sur la jetée, comme un jour d’Irlande au bord des barres d’immeuble des années 1970. La pluie comme une douche et donc entrecoupée d’un soleil surprenant. Ses nuages qui défilent dans la lumière du soir sur le port. Enfin pas vraiment la lumière du soir, la lumière si particulière d’une fin de journée pluvieuse lorsque le soleil tentant d’embrasser l’horizon descend plus bas que les nuages. Le vent absent laissant place à la bruine et aux nuages palpables qui nous baignent dans nos eaux profondes. Un moment précieux entre parenthèses avec maman pour tenter de comprendre nos racines, un moment qui s’achève le long des petites routes vertes et humides jusque Jonzac au bord des vignes, le long des grands routes anonymes jusque Toulouse devenue grise.

Les Sables d’Olonne

Et je me retrouve alors dans un aéroport même si je ne pars qu’à vingt kilomètres pour un week-end de théâtre Il y a quelque chose de réconfortant à être ici, comme si c’était le lieu qui m’appartenait le mieux. Cet espace international au plus près de mes racines. Où mon sac à dos et mon cœur voyageur se retrouve par hasard, ou par choix, bercés par le bruit des valises à roulettes. Cet endroit qui me fait penser à celui de mon passé à chaque fois alors que je m’y suis envolée tant de fois depuis.

Et le rythme se ralentit enfin, je passe plusieurs nuits d’affilée sous le même toit. J’ai le temps de penser à bientôt. Ou plutôt la nécessité. Puisque la réalité du monde me rappelle à l’ordre d’une manière que personne n’avait prédit. Puisque la mort accélère alors que je ralentis. Je voulais l’Italie pour mon printemps mais l’Italie s’est barricadée, je voulais l’ailleurs mais l’ailleurs ne veut plus de nous. J’ai dit que je voulais m’arrêter et l’Univers, doutant de la parole que je ne tiendrais peut-être pas face à moi-même, m’y a obligée. Alors suivant le mouvement général et les ordres d’en haut, je me confine, je m’éloigne des foules qui ont peur, je me languis de me plonger dans les écritures dont j’ai rêvées en voyage afin de les tracer noir sur blanc. Je réalise que c’est une autre aventure étrange – celle d’une pandémie mondiale et ses conséquences – qui m’attend, que mon voyage d’hier continue encore à faire son chemin dans mes intériorités d’aujourd’hui, que je n’ai pas encore assez de reculs pour en faire un vrai bilan alors je le laisse là, suspendu auprès de moi. Patiente et immobile.

A la campagne

Justine T.Annezo – 17 Fev-16 Mars 2020, Toulouse – GMT+1


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