Espaces

Lac Quinaud – Péninsule Olympique (WA)

On dit qu’il y fait toujours beau
C’est là que migrent les oiseaux
On dit ça
De l’autre bout du monde

J’avance seule dans le brouillard
C’est décidé ça y est, je pars
Je m’en vais
À l’autre bout du monde

J’arrive sur les berges d’une rivière
Une voix m’appelle puis se perd
C’est ta voix
À l’autre bout du monde

Ta voix qui me dit mon trésor
Tout ce temps, je n’étais pas mort
Je vivais
À l’autre bout du monde

Sur la rivière il pleut de l’or
Entre mes bras je serre ton corps
Tu es là
À l’autre bout du monde

Je te rejoins quand je m’endors
Mais je veux te revoir encore
Où est-il
L’autre bout du monde

Emily Loizeau
Seattle (WA)

Je suis finalement ce jour-là, ce lundi infini qui n’a plus d’heure où je m’envole vers mon amour, où je m’arrache à ma propre terre. Je ne sais plus ce que je sens. Avant de m’embarquer, c’était à cause de la fatigue ; à présent, c’est de voler. L’année dernière aussi je m’envolais, vers l’inconnu, vers l’aventure. Aujourd’hui, j’ai tellement peur de celle qui reviendra. Je pars vers une autre aventure qui pourrait finir comme je ne le voudrais pas.
Les dernières heures d’attentes sont les plus douloureuses. Je suis à Boston, l’ultime aéroport de mon parcours, et mon dernier avion a du retard. Je crois à une mauvaise blague du destin qui ajoute des heures à rallonge au sablier de mon attente. J’ai vingt fois le temps de revivre mon arrivée cruelle à la frontière américaine : «Ce n’est pas parce qu’on vous donne quatre-vingt-dix jours qu’il faut les prendre. Je vous laisse passer pour cette fois mais, suivez mon conseil, ne recommencez pas !» J’ai le temps de sentir mon futur s’effondrer sous mes pas. Les armées du monde jouent bien leur rôle pour s’allier au pessimisme de mon amant et déchirer mon rêve d’amour.
Mais j’atteins finalement et heureusement ma destination. J’arrive dans la nuit, dans la nuit blanche à Seattle. Je suis ici et maintenant. Je suis enfin là où je voulais être tous ces mois d’attente. J’ai regardé les avions quitter la terre pendant un an, sentant un bout de mon âme s’arracher avec eux à chaque fois, et je suis là à présent.

Depuis un an, je vis suspendue, à côté de ma propre vie, en tachycardie permanente, le cœur à cent à l’heure, mes pieds toujours à vouloir s’enfuir vers une terre inatteignable, mes pensées toujours à vouloir courir vers le cœur de mon amant. J’étais partout. En France, mon âme avide de théâtre, ma vie d’avant me rattrapant avec joie. Là-bas, en Irlande, étourdie par le vent, la pluie, la mer, l’océan, les légendes. Loin, dans le Nouveau Monde, mon cœur accroché à un autre cœur, mon âme attachée à une autre âme. J’étais partout. Je n’étais nulle part. Et à présent que je suis en Amérique, je suis supposée reprendre ma vie à bras le cœur et la vivre pleinement ? Je ne sais plus comment m’y prendre, je ne sais plus vraiment qui je suis, je ne connais plus le mode d’emploi. Je suis perdue et le décalage horaire ne fait qu’épaissir mon brouillard intérieur. Tout est si confus, je ne connais plus ni mon corps, ni mes pensées. C’est comme si je ne m’appartenais plus, je suis toujours prise par surprise. Je tente avec ferveur de me retrouver, quelque part, à l’intérieur de moi-même, entre les bras de celui que j’aime.
J’ai besoin de neuf jours pour me mettre à la bonne heure – autant de jours que d’heures de décalage – et commencer à apprivoiser ce nouvel environnement. J’aime regarder les gratte-ciels, voir les nuages qui voyagent dans leurs fenêtres. J’aime les contempler au loin dans la nuit mais n’aime pas marcher entre leurs murs bruyants et embouteillés. La vie qui fourmille ici ne fourmille pas comme chez moi. La vie qui fourmille ici a un bruit de moteur et sent l’essence. Les restaurants, magasins et autres attractions sont, soit concentrés autour de parkings à ciel bas, soit éparpillés entre des buildings déserts. Tout est gigantesque : les ascenseurs, les panneaux de signalisation, les assiettes, les voitures – les Américains se seraient-ils cru en safari? –, les trottoirs – où personne ne marche, trop occupé au volant de sa grosse voiture –, les gratte-ciel… Déjà que la France est un peu trop grande pour moi, je me sens vraiment minuscule à côté des immenses carrés de signalisation oranges qui font ma taille !
Les beaux jours arrivent en Amérique bien après moi, mais au premier jour d’été, le soleil se fait éclatant. Ça me paraît si irréel d’être ici et maintenant. Je me revois dix mois plus tôt, en haut de Knocknarea Mountain, à côté de la tombe de Queen Maeve, le cœur éveillé mais endolori, faire le serment aux dieux celtiques de m’envoler pour les Etats-Unis. Je ne savais pas alors que j’y passerai comme un brève à l’automne, je ne savais pas alors que je regarderais aujourd’hui le soleil noyer l’appartement de notre amour de l’Autre côté de l’Atlantique, de l’autre côté de l’Amérique.
Je suis au présent, dans ces rues trop larges et cet appartement si petit ; je retrouve le chemin vers la vie. Et alors que j’ai suivi la même traversée que les Irlandais qui ont fui la misère vers le Nouveau Monde, je sens mon stylo revenir à la vie, je reconstruis une dynamique de travail que je ne connaissais plus et je reprends plaisir aux activités qui m’ont été une enclume sur les épaules pendant des mois. Je fabrique enfin mon rêve d’écriture sur l’Irlande.
Les journées s’étirent à la chaleur estivale et nous construisons alors des aventures de proximité ou bien d’échappées belles, je découvre ainsi l’Amérique et apprend l’Histoire d’ici.

C’est le dernier week-end de juin et nous partons explorer Seattle. Je me sens libre, heureuse et amoureuse. Je regarde les montagnes qui nous entourent, brillantes de leurs neiges éternelles dans le soleil. Je contemple l’eau qui resplendit au rythme du vent. Je sens la ville vivante et grouillante. Je me sens moi-même complètement et parfaitement vivante.
Nous déambulons dans la vieille ville enterrée sous le béton et dans les mémoires. J’y aperçois quelques devantures désaffectées, des intérieurs dont je devine encore les ornements sur les murs, les fenêtres qui ne donnent plus que sur des murs. Seattle n’était qu’un marécage qui s’enfonce dans la vase au bord d’une falaise, lorsque quelques irréductibles colons ont décidé de venir en chasser quelques autres Amérindiens et y implanter leur business. Seattle n’était qu’un tas d’immondices vivant dans sa propre merde lorsque quelques décennies après sa naissance, un incendie a brûlé cette ville faite de bois. A cause d’un désaccord entre le Conseil municipal et les businessmen, la ville se recompose sur deux étages. Les rues s’élèvent à cinq mètres de l’ancien sol quand les immeubles, ainsi que les trottoirs, se construisent dans leurs anciennes fondations, cinq mètres plus bas. Autant dire qu’il fallait se lever de bonne heure pour traverser une rue ! Un ingénieux système d’échelles fut mis en place en attendant que des escaliers en dur soient achevés cinq ans plus tard. La ville a finalement été mise sur le même plan dans les années 1910-20, et tout un monde autrefois à ciel ouvert a été enfoui dans les bas-fonds ; pour être redécouvert une trentaine d’années plus tard.
Après notre promenade dans un autre siècle, nous assistons à la défaite des Mariners de Seattle contre les Astros de Houston dans le stade be baseball en liesse. Je suis le témoin abasourdi de la dignité grave de l’hymne américain. Je suis dans une dimension parallèle, serai-je la seule survivante d’une terrible malédiction ? Car le temps s’est arrêté ! Sinon, comment expliquer que tout le monde soit figé dans l’espace et que je déambule, invisible, entre eux ? Ils se tiennent tous droits et solennels, la casquette sur le cœur. Et même si c’est peut-être un peu too much, ça me fait quelque chose dans le cœur d’entendre ce silence de l’hymne et de voir ces milliers de gens recueillis et unis dans leur chant. Puis la balle est lancée, la partie peut commencer. Je comprends les règles du jeu au fil de la soirée et c’est un régal ! Je passe ma première vraie soirée américaine et j’observe la vie qui défile dans le stade aux couleurs des Mariners : les gens vont et viennent, partent et ne reviennent jamais, n’arrivent pas car restés au bar du stade à regarder le match à la télé…
Nous rentrons « chez nous» et je réalise que je suis à présent complètement acclimatée. Ça m’a pris tellement de temps de me sentir pleinement ici et maintenant.

C’est l’heure du 4 Juillet et nous partons rencontrer sa famille. Le voyage commence dans les nuages et la terre vue du ciel est tout simplement magnifique. Je suis tournée vers le hublot et un nouveau monde s’offre à moi, certainement le monde des Dieux. Où le soleil brille toujours même lorsque la grisaille persiste dans les jambes. Où les monts aux neiges éternelles sont à mes pieds. Je vois la chaîne des Cascade Mountains, des lacs d’où l’on sépare le sel de l’eau, les Rocheuses vues d’en haut, des déserts, des champs à formes géométriques, du bleu, du vert, du rose, du rouge, du jaune. Et puis nous atterrissons à San Antonio, au cœur du Lone Star State.

Je traverse les paysages texans et n’en retiendrai que quelques images furtives. San Antonio jaune et verte à l’orée du désert texan. Austin qui brille dans la nuit, surtout son cinéma de l’âge d’or où l’employé prend encore le temps d’écrire en lettres noires le film du soir sur sa devanture de mille feux. L’autre Colorado, pas celui qui a donné son nom à l’Etat des montagnes mais celui qui traverse Austin. La rue principale de Fredericksburg, ville créée par tout un tas d’immigrés allemands arrivés au milieu du XVIIIème siècle, dont la famille de mon amoureux est originaire. Les feux d’artifices brûlant tous en même temps à droite à gauche, sous nos pieds, dans les étoiles. Partout. Bleu. Rouge. Comme chez moi. Houston aperçue en coup de vent et ses gratte-ciels de plus en plus hauts selon qu’ils soient dans Downtown, Middle Town ou Upper Town. La forêt et le lac de Coldspring qui me rappelle le pays de Bambi.

Coucher de Soleil sur le lac de Coldspring (TX)

Après quelques jours indolents de retour du côté du Pacifique, c’est une autre aventure qui nous attend dans un autre Sud. Nous nous envolons très tôt un dimanche matin, destination le Golden State. J’atterris à Oakland dans les bras de mon amoureux et je devine San Francisco dans la brume, cette même brume qui l’a rendue invisible aux explorateurs pendant des années. J’ai le cœur qui bat la chamade de nos découvertes à venir. Nous prenons le train sous l’eau et arrivons au milieu des vieux gratte-ciel du début du XIXème siècle, dans la ville qui se réveille dans le soleil du matin.
A peine le temps d’une première respiration et je me prends une claque. Sans transition. A l’angle de la prochaine rue, un être semi conscient nous barre le passage. Et ce n’est que le premier corps d’une procession désolante qui nous accompagnera pendant trois jours, ce premier malaise matinal me poursuit pendant tout mon court séjour. Je voudrais presque rentrer chez nous immédiatement et faire la sourde oreille à toutes ces pauvretés. Mais nous sommes là et nous partons rencontrer la baie de San Francisco. Le vent souffle un soleil d’été et chasse un peu ma boule dans le cœur.
Nous découvrons la ville de bas en haut, et ça peut finir très haut cette histoire-là, parce que bon Dieu, que de collines! Russian Hill, Nob Hill, les architectes de la ville se sont même payé le culot de mettre la Coit Tower au sommet de Telegraph Hill… San Francisco se pavane dans l’air océanique du Pacifique et je me laisse charmée par les multitudes de maisons victoriennes, perchées sur certaines collines. Je peux même parfois confronter deux époques : les maisons du XIXème voisines des hauts buildings du XXème siècle. Nous redescendons vers l’eau qui nous tend les bras après nous être sentis les rois du monde pendant une infime seconde : les rues sont si droites aux Etats-Unis, San Francisco s’élève si haut sur ses collines sismiques, que j’ai l’impression de voir le bout du monde à travers la ville.

Regard sur San Francisco (CA) depuis Russian Hill

Nous marchons beaucoup pour une journée sans sommeil, pour nos corps fatigués. Nous nous arrêtons dans un bar en plein après-midi, notre journée est terminée. Et là, nous parlons à l’infini comme nous le faisons si souvent dans nos heures à deux, comme nous le faisons quand les heures ne se comptent pas. Puis, nous rentrons à notre auberge où je découvre réellement ce qu’hôtel miteux veut dire : un immeuble vétuste, une moqueuse douteuse, des draps que nous sommes heureux de trouver propres, une douche que nous préférerons ne pas utiliser de peur d’en sortir plus sales que nous y serions entrés, des toilettes inutilisables dès 23h… Tout ça pour cent dollars la nuit, mais c’est San Francisco alors, à ce prix-là, nous devrions nous estimer heureux !
Le lendemain, nous traversons presque le Pacifique au coin de la rue et déambulons au milieu des toits incurvés et lampions rouges qui rappellent la Chine, même à ceux qui, comme moi, ne l’ont jamais vue. Et c’est déjà l’heure pour lui de partir travailler et de me laisser en tête à tête avec San Francisco. Il est bon de retrouver un peu de solitude, même dans une auberge qui sent la pisse. J’ai mal aux pieds et mes joues ont la couleur du Golden State Bridge après ces deux jours en plein vent, mais je suis heureuse de découvrir un peu d’Amérique à moi toute seule.

China Town – San Francisco (CA)