
Je rejoins la vie par la marche, suivant les échoppes qui se préparent pour le chaland : la vie commence quand personne ne regarde. Les travailleurs s’interpellent dans toutes les langues à travers les salles désertes, nettoient la vie de la veille pour commencer un nouveau jour, neuf et brillant. Je prends le temps de flâner comme si j’avais la vie devant moi dans cette ville. Je prends le temps de me prendre un coup de soleil aux couleurs de mon écriture dans un parc. Je fais la paix avec moi-même. Toronto me plaît bien et je me dis peut-être. Ça fait bien longtemps que je ne me suis pas sentie si légère. Je ne m’y attendais pas, je ne pensais rien trouver là et pourtant… J’ai été saisie malgré moi, malgré ma tourmente intérieure. C’est vrai que Toronto n’est pas très jolie, juste comme on me l’a dit. Mais, après tout, on ne choisit pas de qui, d’où ou de quoi, on tombe amoureux. Ça se fait comme ça, sans y penser. Et je suis en train de tomber amoureuse de Toronto comme on respire à chaque seconde. Sans réfléchir. Ici, je me sens fourmiller d’envies. Ici, je vois un futur apparaître et illuminer mes idées noires. Parfois dans la vie, c’est le lieu qui nous choisit plus que le contraire. Je suis au bon endroit de cette minute pour recommencer, pour essayer.
J’aime regarder de nouveaux nuages se refléter dans les vitres de nouveaux gratte-ciel, comme si soudain, ces géants de glace se mouvaient dans l’espace et perdaient de leur rigidité. Si ces bétons armés se mettent en mouvement, pourquoi pas moi ? Je sens mon énergie renaître, je me sens presque prête à affronter les joies et les peines, les réussites et les obstacles. Le « oui mais » ne me fait plus peur. Ce ne sera peut-être pas tous les jours simples mais c’est l’endroit où je me sens prête à réessayer.
J’aime les eaux du lac Ontario qui reflètent les gratte-ciel qui font bouger les nuages d’un côté et abritent quelques havres de paix aux couleurs de la Louisiane de l’autre, sur les îles de Toronto. Le petit pont de Ward’s à Algonquin’s Island traversant une eau stagnante remplie de lentilles d’eau, le soleil éclairant le paysage d’une teinte orangée, ça ressemble à ma Louisiane imaginée. Ne manque plus que les crocos.
J’ai néanmoins failli ne pas connaître la tranquillité des arbres ombrageux et des maisons rocambolesques se mêlant à la végétation. J’ai vu des pins au bord du lac plus tôt ce matin mais je ne me suis pas arrêtée, j’avais besoin de plus de temps et de pas pour mettre de l’ordre dans mes pensées ; j’ai marché trop loin et je ne pouvais plus voir l’eau se mirer dans le soleil comme je l’aurais voulu. C’est pour ça que j’ai pris le bateau, parce que je m’étais trompée, parce que je n’aimais pas l’endroit où je m’étais arrêtée. Je me suis trompée pour dix minutes pour finalement aller là où je serais bien. C’est peut-être ça être au mauvais endroit au bon moment, pour pouvoir être au bon endroit un tout petit plus tard. C’est peut-être pour ça que Montréal m’a apporté indécision et déception afin que Toronto puisse me redonner joie et espoir.

Je sens mon corps qui se transforme au rythme de la marche urbaine, mes bras se colorent, mon visage aussi, mes jambes se tonifient, mes pieds sont plein d’ampoules ; je me libère de quelques poids. Je marche sans relâche afin de m’approprier ma Terre-Neuve, afin que mes pas emmagasinent suffisamment de bonheur pour mon cœur. J’aime la grandeur géante qui m’entoure. J’aime passer des gratte-ciel immenses aux maisons victoriennes, sans transition. J’aime le bruit du vieux nouveau tramway qui sillonne la ville. Mon cœur a besoin de nouveautés plus grandes que moi et la capitale de l’Ontario m’offre ses trésors cachés. Je traverse la ville de West Queen West Street à Greek Town, en passant par The Old Distellery et Cabbagetown, afin de trouver le parfait abri à mes écrits et mon corps ensoleillé.
Je pense à la sauterelle qui s’est invitée dans mon appartement austral le mois dernier : les sauterelles ne connaissent que la marche avant, elles ne peuvent pas sauter en arrière. Je l’ai pris comme le signal pour ma propre marche avant, mais peut-être avais-je la mauvaise définition ? Aller de l’avant ne veut pas forcément dire faire table rase du passé. Aller de l’avant, ça veut dire mettre un pied devant l’autre. Aller de l’avant, ça veut dire avoir des projets du jour pour le lendemain et parfois plusieurs demains quand mon cœur en a la force.
Et il est déjà l’heure de partir, l’heure d’un nouveau voyage en bus mais avant, je me recharge de chaque lumière de Toronto. Je reprends Dundas Street en chemin inverse et ça pourrait être une autre ville tant la rue n’est plus là même en cette nuit de Labour Day. Je me tiens debout au milieu de Yonge-Dundas Square, une place sale éclairée par les écrans géants où s’entassent sur les bancs sans-abris et communs des mortels, et sans savoir vraiment pourquoi, je me sens invincible. C’est la place qui ne dort jamais, c’est le recueil de toutes les âmes esseulées, c’est la croisée des chemins, c’est le moment où je décide de quitter la lumière hypnotique pour commencer ma vraie vie, pour reprendre mes mots et ma route en main. Ce soir, une autre salle d’attente de bus miteuse m’attend, un autre trajet du pauvre, et pourtant mes yeux sont pleins des lumières tapageuses et irréelles.
Peut-être que Toronto a seulement un goût de nostalgie joyeuse, mais je m’y sens en sécurité, protégée de moi-même et de mon passé. Peut-être que Toronto me rappelle seulement un moment de ma vie où j’ai été heureuse. Peut-être que Toronto n’est pas un début mais une fin. Peut-être que Toronto n’est là que pour m’aider à guérir. Peut-être, peut-être…. Mais ça me fait du bien, même l’espace d’un court instant, de respirer à nouveau, de ne plus sentir l’étau autour de chaque veine. Toronto me donne un nouveau souffle qui me ramène à moi-même, qui éclaire mon passé comme s’il avait toujours existé. Toronto est un bordel brouillonnant qui respire la vie et s’infiltre directement par mes yeux émerveillés. Toronto est comme une promesse pour demain. « Yours to discover », jamais slogan n’a été aussi bien porté. C’était à moi de faire la connaissance de Toronto !
Serait-ce mon rituel du mercredi, je me rends à vélo, dans le petit café de la rue principale de Bromont pour aller écrire. Je pense depuis le début qu’il s’agit du café 1492, et déjà ma pensée explose, déjà mon stylo défile. Café 1492 ? Est-ce à dire que c’est ici que tout a commencé ? Christophe Colomb et tout le tremblement ? Non, bien-sûr, c’est plus la coutume de donner un nom, comme chaque ville française a sa rue du 4 septembre. Et d’ailleurs, pourquoi situe-t-on le début du Nouveau Monde en 1492 ? Il y a eu les Vikings bien avant ! Mais pourquoi personne n’en parle ? Quand on est à l’école et qu’on nous parle du siècle des grandes découvertes, pourquoi ne nous dit-on pas que la grande découverte du continent Américain a eu lieu au Moyen Âge, l’âge qu’on appelle des Ténèbres car on a supposément stagné pendant des siècles ? Ou pourquoi ne nous parle-t-on pas du temps où la Russie et l’Amérique ne faisait qu’une grâce au passage de Bering ? Pourquoi ne nous raconte-t-on jamais l’histoire des peuplades avant l’Homme Blanc ? Déjà, ma révolte s’enflamme contre les cours d’Histoire et le point de vue qu’on nous enseigne. Tout ça parce que je pensais être au café 1492, alors que je suis au café 1792.
Le temps de rire intérieurement de ma propre imagination et je tente quelques pas vers le futur que j’ai imaginé à Toronto. Visa. Ontario’s Express Entry French-Speaking Skilled Worker Stream. Permis de Travail. Labour Market Impact Assessment. Permis de séjour temporaire ou illimité. Educational credential assessment. Certificat médical. Language test result. Casier judiciaire. Express Entry profil. Les mots défilent et ça me donne la nausée. Permis de séjour, permis de travail, permis de conduire… Permis de vivre ? Permis de respirer ! Pourquoi est-ce si compliqué de choisir un nouvel endroit où poser ses rêves ? Pourquoi a-t-on besoin de toutes ces preuves de qui je suis, ce que je veux, ce que je vais devenir ? Je ne le sais pas moi-même ! Alors comment voulez-vous que je vous réponde, m’ssieurs-dames du gouvernement canadien ?
Ma potion magique se heurte à la réalité du monde des vivants d’aujourd’hui. Le monde des frontières et des douanes. Le monde des bateaux gonflables et des corps dans les océans. Et encore, tous ces mots abscons sur mon écran ne sont qu’une faible manifestation d’une réalité bien plus tragique que la mienne. Je lutte contre mes propres limites, je me cogne contre les frontières de mes possibles pendant que d’autres, morts, vivants, agonisants, sont refusés aux ports du monde auto-proclamé des libertés et rejetés vers les côtes de leurs tyrans. J’ai néanmoins l’impression que l’Everest s’élève devant moi quand c’est à peine le Puy de Dôme. C’était en fait une fragile bouffée de vie qui m’a étreinte ces jours derniers. J’ai la mémoire courte, tellement courte. Tout part en fumée, toutes les bonnes énergies s’envolent si vite que je manque de tomber de la falaise.
En vérité, je me dis à quoi bon. Je suis de l’autre côté de l’Atlantique à découvrir un Nouveau Monde, un océan de possibles devant moi, mais je ne peux le voir car je suis folle de rage. Ça me donne la vision courte et je ne parviens pas à sortir de ma tempête. Recommencer quelque chose serait admettre plus inflexiblement que la chose d’avant est terminée, et je ne suis pas véritablement d’accord avec cette idée. Je bouillonne d’une fureur si intense, je suis tellement en colère contre ma propre vie, contre la tournure que tout ça a pris sans me demander la permission, que je ne vois même pas l’intérêt d’essayer à nouveau.
Je décide cependant de retourner à Toronto pour vérifier ma théorie de la nouvelle vie. Je reste toujours prudente dans ma folie, c’est là mon paradoxe. Je reviens à Toronto afin de la voir s’illuminer aux couleurs du Festival du Film, afin de sentir le baseball et le cinéma se partager la ville et mon cœur.
Cette fois-ci, je serai hirondelle qui fait le printemps, je serai early bird, pour éprouver la distance de Bromont à Toronto. Pour regarder les paysages défiler devant ma vitre mélancolique. Je vois le ciel bleu se moucheter de blanc et finalement passer au gris clair, les arbres rester verts même si, de temps à autre, un érable a déjà rougi, même si les pins grandissent le long de la route. Je surprends une femme en train de tricoter côté passager et je commence à espionner les gens dans les voitures, j’imagine quelle peut être leur vie. Je lis avec amusement leurs messages personnels inscrits sur leur plaque d’immatriculation – FLY N LOW. 2 FAST 4 U. JESUS MY. A un moment donné, je crois voir l’océan mais c’est en fait le lac Ontario qui se prélasse dans son immensité. Il me faudra revoir ma géographie.
Une théorie à portée philosophique sur l’Histoire naît alors dans mon esprit : la Nature serait porteuse de plus de mémoire que n’importe quel monument historique. J’ai bien compris le principe qu’on m’a appris à l’école : les monuments témoignent du passage de l’Homme sur Terre. Mais si chaque être vivant a une mémoire, si chaque pierre – sur poutre ou non – a vu défiler les âges, la nature a été témoin beaucoup plus longtemps de l’histoire de la Terre qu’un quelconque château ou pyramide construits par l’Homme.
Ça me rappelle d’ailleurs un documentaire que j’ai vu au printemps à propos de la mémoire de l’Eau. Ils disaient que la mémoire de la Terre se trouvait dans nos océans puisque c’est la première matière qui a composé notre Planète. Partant de la constatation toute simple que la composition de nos larmes change si ce sont des larmes de joie, de tristesse ou de peau d’oignon, ils disaient que l’eau pouvait changer de forme au microscope en fonction qu’elle s’est trouvée dans une pièce remplie d’amour ou de haine. Et il y a une idée que j’ai retenue et qui m’a bien plue : l’idée que notre amour patriotique pourrait trouver ses racines dans les composantes des eaux. Puisque l’eau est la mémoire de notre planète et que l’humain est composé de soixante-dix pour cent d’eau ; ce qui nous ramène toujours inéluctablement aux premiers pas de notre enfance, c’est le fait que notre eau intérieure trouve sa plus grande correspondance avec l’eau de l’endroit où nous sommes nés. Je me suis dit alors, qu’un jour, j’écrirais un conte sur la magie de l’eau natale.
Quoiqu’il en soit, l’eau ou la nature en général porteuse de mémoire, m’apparaît comme une vérité d’autant plus pertinente de ce côté de l’océan, je m’imagine plus facilement la vie qu’il y a eu ici avant moi, en regardant les lacs et les arbres de mille pieds qu’en croisant une Eglise.

Puis, après six heures à sentir le soleil déjà froid à travers la vitre, j’arrive en Terre Promise et je suis heureuse de sentir la ville m’appartenir à mon arrivée, parce que j’en connais les chemins et les détours. Encore une fois, je passe beaucoup de temps à marcher, entre les gouttes et dans la nuit, à la lueur des enseignes et au ralenti, même si les gratte-ciel ne brillent pas sous le même soleil.
Mes pas me mènent vers le village du TIFF, plus vivant que ma tourmente, où je rejoins la foule serrée autour du tapis rouge. Personne ne sait qui on attend mais tout le monde se regroupe. Pour se donner la sensation d’appartenir à quelque chose ? Les gens se parlent entre inconnus, riant de leurs bêtises communes à tous se réunir sans vraiment savoir pourquoi. Je crois rencontrer Robert sur le tapis rouge mais c’était en fait John C. Reilly, et je vois pour sûr Jake et Joachim me faire coucou de la main. Je marche même sur le même trottoir pluvieux que Gael Garcia Bernal, mon amour de mes quatorze ans, alors que je vais voir un film sud-africain qui parle de l’apartheid dans un cinéma canadien où je rencontre des productrices namibiennes. C’est beau la magie du cinéma, ça réunit tous les gens de la Terre au même endroit, à la même minute.
Le geai bleu vient un autre jour chanter à mon oreille, m’appelant à arpenter d’autres rues venteuses. La ville a déjà mis son manteau d’automne. Il n’y a pas de demi-saison au Canada et c’est même pire que ça : il n’y a pas de transition. Quand je pense que je suais larmes et sang sous un ciel lourd de pluie la semaine dernière ! Aujourd’hui, le ciel est gris et le vent est froid, j’ai bien perdu quinze degrés depuis dimanche dernier. Je poursuis la mélodie de l’Oiseau Bleu pour revenir à la vie, pour me mêler aux autres humains qui marchent sur la même Terre que moi. Je remets mon cœur américain en bandoulière, je vais au bout de mon envie et j’achète à l’arrachée des billets à la sauvette pour le match de baseball des Blue Jays de Toronto. Je voudrais me sentir appartenir à l’humanité pour quelques instants. Je voudrais connaître les bonheurs simples qui animent le stade azuré alors que l’équipe locale bat les Indians de Cleveland au Rogers Center : le mouvement de la mer à travers les bras des supporters, un cri de victoire, une belle action qui créé l’enthousiasme. Mon cœur a de nouveau seize ans et je vois les rues mêler supporters de baseball et fans de cinéma, ils se croisent mais ne se reconnaissent pas vraiment. Alors que leurs âmes ont la même nature, elles l’expriment seulement dans un domaine différent.
Serait-il possible qu’un lieu soit le bon endroit l’espace d’un moment mais plus l’instant d’après ? Toronto aurait-elle perdu son pouvoir de pierre philosophale sur mon âme agitée ? Car c’est un peu ce que je sens alors que mes pieds m’enferment dans ma pensée. Le rythme de mes pas n’est pas suffisant pour me distraire de cette promesse manquée d’un avenir différent à Toronto. Alors je me réfugie chaque jour dans l’écriture au petit café de Kensington Market. Environnée par les odeurs de café, par la chaleur de mon thé et la douceur des musiques de films, je mets de l’ordre dans mes désirs. Pendant que mes mains tapent, mon cœur me laisse un peu en paix. Alors je continue, insatiable à faire courir les mots sur mon écran.
Et je pense à Hemingway qui se réfugiait dans un café parisien pour écrire sur la France. Serai-je son héritière française ? Serions-nous le parfait reflet inversé de l’autre ? Lui, l’Américain qui racontait Paris dans un bistrot à la Française. Moi, la Française, qui écrit mes voyages dans chaque coffee shop où je pose mon carnet. La France nourrissait son stylo à encre quand l’Amérique fait courir mon clavier. Une pensée qui me fait un peu sourire sous la pluie.

J’ai passé toute ma vie comme un volcan endormi, fabriquant mon magma devenu de plus en plus avide au fil des ans. Ça m’a pété à la gueule en deux jours au printemps. Aujourd’hui, ma vie est comme un champ brûlé après une éruption volcanique et depuis plusieurs mois, j’erre dans mon paysage lunaire. Mais depuis Toronto, depuis la canicule et l’automne en avance, depuis les rêves illusoires et les vrais utopies, les combattantes – ces petites fleurs dont je ne me souviens plus le nom, qui sont les premières à renaître sous les cendres, et dont le nom que je leur invente me semble approprier ; les combattantes donc, – commencent à pousser dans le paysage de ma vie, ça veut dire qu’il y a de l’espoir.
Finalement, cette fois-ci – une fois encore ? – Toronto me donne les réponses que je ne cherche pas, Toronto m’apporte les épiphanies dont j’ai besoin, Toronto me révèle ce que j’ai juste devant les yeux. C’est bête à dire, c’est la fusion chimique de mes pieds en mouvements, de mes pensées en noir et blanc, de mes doigts sur le clavier, de Toronto sous la pluie dans la nuit ; c’est prendre le temps d’observer chacune de mes actions, d’en démêler le vrai du faux ; qui dénoue pas à pas, heure après heure, le combat qui se mène dans mon estomac. Si un seul de ces éléments venaient à manquer, je serais toujours au point A de mon cœur. Et là, j’aperçois la lumière de B qui me fait signe dans l’obscurité.
Et si le Canada, ce n’était pas l’histoire de trouver où je veux être mais ce que j’ai envie de faire ? Toronto, j’y retournerai peut-être un jour de façon plus pérenne mais j’ai encore tant de choses en suspend pour l’heure. Tant que je ne définis pas ce que j’ai envie de faire, qu’importe l’endroit, je tournerai toujours en rond à l’intérieur de moi-même. Il me faut me rendre à l’évidence : pour aujourd’hui et peut-être pas pour demain, le théâtre n’est plus mon mode d’expression que j’en sois actrice, auteure ou directrice. C’était déjà vrai il y a trois ans, c’est immanquablement véridique à présent. Le théâtre ne sera donc pas ma porte de sortie vers un Nouveau Monde. Ça fait plusieurs fois qu’une autre aspiration se présente à moi ces dernières semaines, ces dernières années, mais je ne prends jamais l’envie au sérieux puisqu’elle ne me donne pas l’excuse que je voudrais pour m’exiler réellement de la France.
Ecrire. Ecrire comme je respire. Sur le monde que je parcours. Sur la Terre devant mes yeux. Ecrire, non plus du théâtre, mais, sous n’importe quelle forme, ce qui vient à l’encre de mon stylo. Ecrire c’est l’action du moment en accord avec mon état d’âme. C’est l’activité la plus paisible pour mon cœur encore en sursis. Ecrire sur mes jours ici, sur mes heures là-bas. Ecrire le vent dans les voiles. Le vent dans mes cheveux. Ecrire les larmes sur mes cils. Ecrire le cri de la mer dans mes oreilles. Ecrire sur l’océan et mes doutes. Ecrire mon cœur qui se sert. Ecrire naïvement. Ecrire la vérité. Toute ma vérité. Ecrire en partant de moi-même et en m’éloignant petit à petit. Ecrire sans honte. Ecrire car j’aime ça. Ecrire sans mentir. Sans me mentir. Sans à priori. Sans artifice. Sans contrainte. Mais surtout écrire. Ecrire pour raconter des nouvelles, un roman ou juste des feuilles solitaires à lire au coin du feu. Ecrire en commençant par une majuscule et en posant le point final.
Je quitte Toronto une fois de plus. Mon séjour s’achève sur une journée de pluie travailleuse et je suis heureuse de voir la ville quand personne ne la regarde. Alors que l’été s’échappe et que les citoyens de la ville reprennent leur cité, Toronto n’est plus en vacances. La CN Tower s’est fondue dans la brume au cours de la journée et je regarde les gratte-ciel disparaître dans les nuages et la nuit, ou bien serait-ce la pluie ? Je ne sais plus quelles nuées s’amoncellent au sommet de Dowtown. Je fais un dernier tour sur les trottoirs pluvieux pour savourer ma sérénité retrouvée et je suis heureuse de marcher dans la ville sans ses charmes estivaux, dans le vent et le frais. Toronto était d’une violence magnifique, la semaine dernière, comme une bouée de sauvetage lancée à une noyée. C’est un peu plus doux et paisible cette fois-ci. J’en suis reconnaissante, ça me sert le cœur de la bonne façon. Toronto n’est plus une distraction ou une échappatoire illusoire, c’est une solution, c’est une possibilité.

Je suis de retour à Bromont. Je ne le sais pas encore mais cette fois-ci, c’est pour de bon. Au tout début, je m’étais dit que ce serait l’endroit où je poserais mes pensées pour trouver mon chemin, mais Toronto m’a pris toute ma folie.
Les jours se suivent et se ressemblent, bercés par une sérénité que je ré-apprivoise. Ces dernières années, je n’étais bien qu’ailleurs car je n’avais pas à penser à qui je devais être, à ce qu’il fallait que je décide alors. Le voyage m’offrait une autre temporalité dans laquelle seul le présent importait. C’est pour ça que je partais tout le temps, pour fuir une décision que je ne savais pas prendre. Il m’est bon d’enfin comprendre ce que mon cœur me dit, de savoir que je peux l’écouter sans peur. Il est bon d’entendre ma pensée parler d’autres choses. Je me laisse aller à la paix, j’avais un peu oublié ce que ça faisait… Je m’ennuierais presque.
Maintenant que j’ai trouvé la réponse que je ne pensais pas à mon rêve de bonheur, je suis prête à réenfiler mes chaussures d’aventurières. L’été pas encore indien mène sa dernière bataille, me donnant l’occasion de découvrir plus pleinement la nature qui m’entoure. Je regarde les geais bleus de plumes et d’ailes laisser des traînées d’un autre bleu dans le ciel, les rouges-gorges sillonnant entre les branches qu’ils flamboient et j’ai quelques brins de causettes avec écureuils et chipmunks. Je marche entre les arbres avec une légèreté sereine. Je sais que tout va aller pour le mieux, que tout va déjà bien. Je pense aux gens qui nous transforment, en bien ou en mal. Je me souviens du soleil et du monde de septembre dernier. Je pars à la cueillette aux framboises d’automne, je goûte du vin gris qui vous rend noir et du vin de glace dont on a laissé les raisins geler jusqu’en février.
Je tente de me reconnecter à la contemplation de l’être. L’automne et l’été jouent à la danse de la mort et parsèment de rouge certaines feuilles éparses de la nature encore verdoyante. C’est parce que les nuits sont trop froides et les journées trop ensoleillées, les arbres ne savent plus comment s’habiller. C’est beau mais c’est triste parce que ça veut dire que c’est l’hiver qui s’en vient… Je regarde les ciels de nuit se dégrader alors que le soleil est déjà derrière l’horizon. Je vois chaque élément du décor ne devenir que l’ombre de lui-même pour finalement disparaître dans la nuit. Le monde est si plat dans le ciel étoilé, pas d’arbre ni de montagne à l’horizon. Juste du noir, du noir et un tapis de brouillard en rase motte. J’écoute le bruit de la nature qui passe de l’été à l’automne.


Je remarque les petites choses de la vie. La bienveillance heureuse de la famille québécoise qui a accueilli mon âme en mille morceaux au cours de ces semaines canadiennes. Et j’écris un peu. Des histoires à dormir debout et à rêver les yeux ouverts. Je regarde les mots s’entremêler et créer un nouveau monde. Je rêve beaucoup. Je recolle les morceaux en lambeaux, je me répare.
Je serais presque impatiente. Mon retour a pris de l’avance pour que je me sente à l’endroit de mon cœur au bon moment. Ça touche à sa fin, il ne me reste pas beaucoup d’heures et de jours avant mon départ. Et je me sens si pressée de rentrer. Maintenant que j’ai tout compris, que tout est clair, le Canada n’a vraiment plus de réponses à m’apporter. Tout est sous contrôle. Trop bien contrôlée…
C’est le dernier jour, ou bien l’avant-dernier. Je marche sous un ciel noir, un ciel qui vous tomberait sur la tête. Je suis au Lac Gale, ou peut-être le Lac Bromont. C’est beau ce qui m’entoure. La solitude de la forêt. L’immobilité de la biche. Le bavardage incessant des geais bleus. Et pourtant ma pensée ne me laisse pas le loisir de savourer à la hauteur de ce que je vois. Le dernier martellement de mes pensées. Je marche indéfiniment et je m’écroule, entre deux pas, seule au milieu des arbres rouges et verts, sous le regard du porc épic que je viens de rencontrer. Qu’on ne me dise plus jamais que lorsqu’on touche le fond, il n’y a pas d’autres choix que de remonter. Parce qu’après le fond, il y a la lie. Après la lie, il y a la fange. Après la fange, il y a la merde. Et après la merde, il n’y a plus que le centre de la Terre qui nous brûle de l’intérieur. Alors après le fond, il y a encore de la marge avant de remonter. Je me suis perdue de plus en plus profond ces dernières années, pensant naïvement et désespérément, avoir atteint la dernière couche de mes malheurs. Et là, je n’ose plus espérer, je ne suis plus sûre à quelle profondeur je me situe. Ainsi, laissée à ma cruelle solitude entre les arbres canadiens, ma seule absolution est de m’avouer vaincue, j’ai perdu.
Je me sens enfin et heureusement anesthésiée, serait-ce ma dernière tempête avant la résilience ? Je n’en sais foutrement rien mais le nœud dans ma gorge, le feu dans mon ventre s’en sont allés. J’ai vomi toute ma souffrance. Et je regarde une dernière fois le lac qui s’éclaire de soleil entre les nuages, comme pour me dire que c’est enfin et véritablement fini tout ça. Mon livre des douleurs.

Et je refais le chemin en marche arrière, ou plutôt à l’envers. J’essaie de prendre avec moi un peu de tout ce que j’ai appris ici. Je prends un petit morceau de chaque dans mon cœur pour rentrer en France, entière à nouveau : la promesse de Montréal, la joie de Toronto, la paix de Bromont. Ce n’est pas exactement le voyage dont j’avais rêvé mais c’est assurément celui dont j’avais besoin. Je ne suis pas encore tout à fait prête pour le Nouveau Monde. Il n’est pas vraiment mien. Le Canada, c’était peut-être plus une histoire de voyage intérieur finalement.
Je vais reprendre mes avions de Montréal vers la France. Cette fois encore il y en aura trois mais je n’ai presque pas le temps de compter les heures, pas le temps de penser, pas le temps d’écrire, pas le temps d’être en retard. Le temps court si vite entre chaque avion. Juste le temps d’être glacée par 3° Celsius à Reykjavick. Juste le temps d’être mouillée par 9° Celsius à Dublin.
Oh oui, je l’ai tant désiré cette halte en Irlande. Même pour une heure et quarante minutes. Ça me fait du bien d’être dans cet aéroport. Je ne vois presque rien de mon pays magique, juste sa grisaille sans pareille, qui m’appartient un peu à moi aussi. Je n’ai même pas le temps d’entendre l’Irlande chanter, pas le temps de me reconnecter à toutes les couches du passé ; du moins la regarderai-je depuis mon hublot vue du ciel. Et je lui fais ma prière en partant :
« Irlande, donne-moi ta force, même si je te traverse uniquement pour quelques secondes. Je te traverse si vite mais je te sens au plus profond de moi. Je sens notre mémoire commune me donner la force des souvenirs. Donne-moi ta folie et ta douceur pour retrouver ma force intérieure. Irlande, montre-moi le chemin de mon cœur. Peut-être que les nuages de pluie me brouilleront la vue trop tôt mais je te devinerai, ma belle île grise. J’ai changé d’air, d’heure, de pays et de pensée. Je suis retombée du bon côté de la joie de te sentir sous mes pas. Redonne-moi la magie, chère Irlande. Je crois en toi. Je crois en moi. »
Je rentre comme un autre 20 septembre et c’est un nouveau début, le bon cette fois-ci. Je regarde le Canada avec tendresse et bienveillance, même s’il fut rempli d’angoisse, car il m’a démontré que je n’avais pas besoin d’être autre ou ailleurs. Le Canada était la confusion dont j’avais besoin pour révéler mes incohérences et mes injustices, il m’a permis de faire le deuil de tous les vrais mensonges afin de découvrir ma vérité éclatante. Je désirais absolument une nouvelle vie, glacée de peur de l’entreprendre, et le Canada m’a éduquée de la façon la plus inattendue : ma nouvelle vie est à l’intérieur de moi. Ma réponse n’est plus dans le passé, elle est au présent.
Et au présent, je rentre chez moi, cet endroit de la Terre qui restera chez moi toute ma vie parce que les molécules de nos eaux se répondent. Je rentre en France. Entière.
Justine T.Annezo – SEPTEMBRE 2018