CARTE BLANCHE #9

A l’occasion du concours de nouvelles « Résister », organisé par l’Association Autour des Lettres de Saint Lys 31, je me suis replongée dans la tête de l’un des personnages de Résistantes ! (pièce que j’ai écrite en 2012)…
Et plus exactement le personnage que je jouais au moment de la création : Louise.
Et plus exactement dans sa tête juste avant son « entrée en scène », alors qu’elle arpente la campagne toulousaine pour rejoindre une maison refuge : celle de Madeleine, alias Françoise.
Je n’ai pas gagné le concours, mais j’ai aimé refaire connaissance avec cette résistante réelle et inventée qui m’a tenu compagnie pendant 8 ans !
Et alors que je rentre d’un week-end de tournée où le spectacle a continué à faire de magnifiques rencontres, j’ai eu envie de partager les pensées du personnage à l’origine même du spectacle !
Car, sans un atelier d’écriture en 2010 au cours duquel j’inventais l’arrivée de Louise à Londres après qu’elle eut entendu le 2nd appel du Général de Gaulle, Résistantes ! ne serait pas né….
Il suffit parfois d’une minute pour prendre un chemin qui fait basculer une vie…
Louise pédale à toute allure sur les petits chemins de campagne. Le ciel bleuit de plus en plus à l’horizon. Les paysages qu’elle a appris à connaître et à aimer se couvrent des aurores familières qui la réveillent d’ordinaire. Dire qu’elle devrait être en train de préparer, avec tous les autres, le départ sur Toulouse pour libérer la ville. Elle aurait donné n’importe quoi – mais a-t-elle encore quoi que soit à sacrifier ? – pour échapper à cette mission. Les ordres sont les ordres néanmoins. Et s’il y a bien une chose qu’elle a appris avec cette guerre, c’est la nécessité de respecter la hiérarchie. Encore plus dans la clandestinité… Aussi difficile soit-elle, elle seule peut remplir cette mission, peut-être la plus vitale de toutes. Depuis combien de temps est-elle au maquis ? Elle ne sait même plus… Elle a arrêté de compter après… après… Même en pensée, elle ne peut pas le dire. C’est tellement absurde, tellement irréel. Malgré la fraîcheur matinale, elle sent des gouttes de sueur perler dans son dos alors qu’elle chevauche la troisième colline de son parcours. Il faudrait qu’elle enlève son gilet mais elle n’a pas le temps de s’arrêter. Si on la trouve dehors pendant le couvre-feu, elle est cuite… Surtout si on se met à inspecter la chariote qu’elle tire à coup de pédale ! Depuis deux ans qu’elle vit dans la clandestinité, elle ne s’est toujours pas habituée à la peur. Aujourd’hui pourtant, elle craint moins l’arrestation que la menace qui plane à l’intérieur de sa chariote. Chaque minute compte. Le cœur battant, la peur au ventre, les mollets en feu, elle pédale comme si sa vie en dépendait. Elle aimerait que l’effort l’empêche de penser mais elle a l’impression d’avoir une grenade dans le cerveau. Et soudain, une puissante nausée l’assaille. « Courage Louise, plus qu’un coup de pédale et tu seras arrivée en haut ! Tu ne peux pas t’arrêter en pleine montée, tu ne pourras jamais repartir sinon. » C’est le coup de grâce, elle a peine le temps de poser pied à terre qu’elle vomit dans le fossé à sa droite. Le souffle court, pliée en deux par la douleur, un grognement la fait sursauter. Sur le qui-vive, elle regarde alentour avant de comprendre que le bruit vient de sa chariote. Au moins est-il vivant ! L’arrêt brutal a dû le sortir de sa torpeur. Elle profite de cette pause inopportune pour enlever son gilet et regarde sa montre : il faut absolument qu’elle arrive chez Françoise avant que les troupes allemandes ne se mettent en mouvement. C’est la seule chance de survie d’Exilé. Elle se remet en route. Pour se redonner du courage et comme à chaque fois qu’elle enfourche son vélo pour une mission matinale, elle se récite le poème de Victor Hugo qu’elle a jadis appris à l’école :
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées…
Sauf que la campagne, en ce matin d’été, rosit plutôt qu’elle ne blanchit. Sauf qu’elle ne marche pas, elle pédale. Mais elle sent bien ses yeux fixés sur sa pensée. Elle ne pense d’ailleurs qu’a ça : ses milliers de pensées qui l’assaillent et la hantent la nuit. Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit. Tous ces fantômes, de plus en plus nombreux, qui viennent lui tenir compagnie le jour. Le soleil point à l’horizon tandis que la chariote dans son dos émet un nouveau gémissement. Pédaler. Pédaler. Pédaler. Pédaler pour le sauver. Aujourd’hui, plus qu’un autre jour, ce n’est pas uniquement sa vie qu’elle a entre ses mains. Et dire qu’elle ne connaît pas son vrai nom. C’est terrible, tenir la vie de quelqu’un entre ses mains, mais ne connaître que son nom de code : « Exilé ». Est-ce à penser qu’il ne mourra pas vraiment ? Pas tant que sa véritable identité n’aura pas été accolée au terme « Mort pour la France ». Ou bien est-ce à dire que la personne qu’il était a déjà disparu quand il s’est fait renommer ? Et, elle-même, est-elle Louise ? Ou est-elle L’Italienne ? Que reste-t-il de la Louise qu’elle était quand elle a décidé de s’enfuir en Angleterre à seize ans ? De celle qui s’est engagée dans les Forces Françaises Libres à Londres quelques mois plus tard ? De celle qui a été parachutée en France ? Depuis, on ne la connaît, et elle-même ne se reconnaît, que comme L’Italienne. Sauf pendant une douce parenthèse hors du temps. Il n’y avait plus que lui pour l’appeler encore Louise, mais comme une nouvelle version de Louise. Et il n’est plus… Georges… Georges qu’elle a tant aimé. Jamais plus elle n’aimera comme ça. Son cœur saigne, mais il n’est pas encore temps de s’effondrer. Encore un dernier souffle. Encore une dernière action. Encore une dernière mission. Encore une dernière colline. Pour se libérer et pour désenchaîner son pays. Il y a une nouvelle France à construire, un beau rêve, un incroyable espoir. Et Exilé, comme tous ceux qu’elle a perdus, ne serait pas là pour le vivre ? Et pourquoi ? Pour une mort idiote ! Pour s’être blessé en plein cœur en nettoyant son arme. Fauché en plein chant avec les autres maquisards, fiévreux et joyeux, l’âme pleine de cette lutte vitale et incandescente contre un monde archaïque et tortionnaire. L’œil brillant de cette liberté qu’ils s’apprêtaient tous à gagner ensemble après des semaines, des mois, des années de combats, de sacrifices, de peurs. Et à la place du Chant des Partisans, à la place de la joie et de l’espoir, il n’y a plus que la tache rouge sur la chemise blanche, sur la chemise propre d’Exilé. Cette tache rouge qui saigne derrière Louise, qui lui fait craindre que l’agonisant ne se transforme en cadavre. Il ne faut pas qu’il meure. A l’orée de la Libération. Ce serait tellement injuste. Tellement horrible. Et tous les autres ? Les reverra-t-elle vivants ? Ses compagnons qu’elle a ravitaillés ; pour qui et à qui elle a délivré les messages venus de Londres ou d’ailleurs ; qui ont appris, au fil de ses nuits à la sentinelle, à la considérer comme leur égale. Quand elle est partie ce matin, Roger, le chef du maquis, l’a serrée très fort dans ses bras. Comme dans un adieu. Puis il lui a tendu un morceau de papier en disant, d’une voix posée mais les yeux brillants : « Tu donneras ça à Françoise ». Le petit morceau de papier dans sa poche à présent lui brûle presque la peau. Peut-être est-ce le message le plus important qu’elle a délivré de toute la guerre. Celui d’un mari à son épouse. Et la voilà happée dans les méandres d’autres adieux qu’elle n’a pas vraiment faits. Sa mère ne l’aurait jamais laissée partir sinon… L’appel du Général de Gaulle, l’espoir de retrouver son père (qui, elle le souhaitait plus que tout au monde alors, aurait survécu à la ligne Maginot et rejoint l’Angleterre par ses propres moyens), la volonté de combattre, ont été plus forts que toute raison. Elle était prête à tout pour participer à l’effort de ce nouveau type de guerre. Même à quitter sa maison, sa mère, son frère. Lucien était si petit quand elle est partie, il a dû bien changer. Est-ce qu’elle le reconnaîtrait si elle le croisait dans une rue ? Normalement, il a fêté ses neuf ans en juin. Elle l’espère de tout cœur. Même si elle sait que sa maison a été bombardée. Même si elle n’a jamais reçu de retour à ses lettres. Ça fait quatre ans qu’elle vit le cœur incertain de ce qu’il est advenu aux siens. Ça fait deux mois qu’elle vit le cœur brisé du destin tragique de son premier amour. Ça fait une semaine qu’elle vit le cœur au bord des lèvres de cette surprise qui grandit en elle. Sa famille entière est disparue. Georges est mort. Mais elle n’est plus seule. Georges lui a laissé un enfant en partant. Voilà ce qu’il restera de leur amour, un enfant déjà orphelin, un enfant qu’elle aime pour deux. La mort est là, éclatante, la mort de tout ceux qu’elle a perdu. La mort est là éclatante mais la vie proteste, muable et immortelle. La mort est là éclatante mais la liberté aussi, à portée de main ! Il ne s’agirait pas de la laisser filer… Louise aperçoit enfin le chemin sinueux et blanc qui mène à la maison de Françoise, le refuge de toutes les personnes en danger par l’Occupation. Elle est arrivée, elle va pouvoir faire ce qu’elle fait depuis quatre ans, peut-être pour la dernière fois : résister.

Louise version 2017 (crédit photo : Carolina Cruz Guimenez)
Justine T.Annezo – 15 septembre 2024 – GTM+2