Le corps que j’habite

BILLET D’HUMEUR #12

Avec les stupides chartes visuelles que je m’impose à moi-même sur les réseaux sociaux – les posts doivent être harmonisés trois par trois -, me voilà avec une abondance de portraits de moi – trois par trois – sur instagram, facebook et consorts.

J’ai d’abord commencé par le bras – c’est innocent un bras – et voici que ma tête s’étale partout !

La première fois, je l’ai fait en conscience, comme quelque chose d’exceptionnel pour mes 35 ans, comme une sorte de thérapie reconstructive.

Oui parce que j’ai des problèmes d’image…

On m’a dit que ça m’allait bien de parler en « je » et, même si tout ça me donne déjà l’impression de m’exposer beaucoup trop, un morceau de moi se dit que ce n’est pas vraiment moi que j’expose, mais plutôt une part de ma réalité qui peut parler à plein d’autres personnes qui habitent un corps similaire au mien.

Nous ne sommes pas si exceptionnels que ça, finalement, et c’est une bonne chose : nous partageons des blessures et des joies communes qui créent un sentiment d’appartenance.

Par exemple, il y a quelques semaines, j’ai lu le témoignage d’une jeune femme qui racontait un rendez-vous médical dont elle est sortie affaiblie après que le médecin l’a « diagnostiquée » obèse.

Je me suis sentie moins seule.

Alors, aujourd’hui, je vous écris encore en « je » de « moi », espérant qu’il puisse faire écho à d’autres.

La première fois que l’on m’a qualifiée d’obèse, j’avais 16 ans, je sortais d’un énième régime, je venais de perdre mes 10 kilos en trop après une rupture amoureuse, je me sentais bien dans mon corps plus mince, plus adapté aux autres corps que je côtoyais, virtuellement et physiquement. Ce qui n’a pas empêché ma grand-mère d’annoncer à la cantonade à un repas de famille : « Oui, Justine est beaucoup mieux aujourd’hui parce qu’avant, elle était obèse ».

Depuis ma plus tendre enfance, j’avais l’habitude des qualificatifs divers et variés, tous méchants, de la part de camarades de classes ou de parfaits inconnus pour commenter ma silhouette ; mais « obèse », personne n’avait encore osé. « Obèse », ça marque une bascule psychologique.

La deuxième fois que l’on m’a qualifiée d’obèse, j’avais 26 ans, j’avais trouvé un certain équilibre alimentaire après un passage, trois ans plus tôt, dans le cabinet d’une psycho-nutritioniste qui m’avait aidé à perdre mes 15 kilos en trop ; mais l’équilibre psychique n’était pas encore là… Je me sentais regrossir sans pouvoir véritablement me l’expliquer, je glissais à nouveau dans une forme de mal-être corporel que je pensais avoir réglé. Mon gynécologue a parachevé cette sensation : « Votre IMC indique que vous êtes obèse et la dernière fois que vous êtes venue (soit deux ans plus tôt et cinq-six kilos en moins), vous étiez déjà en surpoids. Il va falloir que vous fassiez quelque chose, mademoiselle ».

Ce médecin, qui n’avait même pas 20 minutes pour me faire un frottis et me prescrire une pilule contraceptive, n’avait ni le temps, ni l’intelligence émotionnelle, de comprendre ma situation. Ou au moins essayer.

… que j’ai toujours été gourmande, mais que le traitement hormonal que j’ai subi à mes neuf ans, au déclenchement de mes règles, a décuplé mon appétit.

… que j’étais, par conséquent, au régime depuis mes dix ans.

… que la nourriture, quelle que soit la quantité, était un rempart entre moi et la violence du monde.

… que mon état émotionnel (dé)régule ma façon d’assimiler ce que je mange.

… que j’ai été malmenée professionnellement en raison de mon physique.

… que j’avais un passé boulimique.

Il n’avait ni le temps ni l’intelligence émotionnelle de comprendre ça.

Ainsi, je suis rentrée chez moi, anéantie. Honteuse du constat que, non seulement j’étais obèse, mais que, quels que soient mes efforts, l’IMC me classerait toujours en surpoids.

Puis, j’ai continué mon chemin, avec ce mot honni « obèse » imprimé dans mes cellules, avec la sensation que cette blessure physique était inéluctable, que j’étais condamnée à être grosse et à en avoir honte toute ma vie. Le syndrome de « glissement » s’est accentué : j’ai fait un burn out, j’ai subi une rupture amoureuse, le combo perdant pour reprendre du poids comme une manifestation du mal-être que je n’arrivais pas à formuler.

Puis, lorsque j’ai commencé ma reconstruction, la réconciliation avec mon corps est devenue vitale.

J’ai appris à effacer les kilos qui me rendaient malheureuse et non pas à les perdre comme des clés que l’on aurait égarées et qu’il faudrait absolument retrouvées. J’ai adopté mes rondeurs comme une jolie part de moi pour coller à un qualificatif tout aussi joli que j’aime à me donner : gironde. J’ai balisé ma trajectoire de petites victoires marquantes.

A 24 ans, j’ai rééquilibré mon alimentation, m’affranchissant de mes crises de boulimie.
A 30 ans, j’ai définitivement embrassé une nouvelle façon de manger, m’affranchissant de cette sensation permanente de privation.
A 32 ans, j’ai honoré mon corps, l’ornant de mes premiers tatouages comme une nouvelle tentative de réparation.
A 34 ans, j’ai rééquilibré ma pensée, m’affranchissant de l’idée que je ne pouvais pas me faire confiance sur mon alimentation.

La route a été longue et je sais, avec sérénité et acceptation, que je ne suis pas encore arrivée à destination. Que je serai peut-être hantée toute ma vie par mes bourrelets, mes frustrations et ce gynéco qui me fustigea sans délicatesse : « il va falloir faire quelque chose, mademoiselle ». Nous avons toutes et tous des défis de vie à réparer qui relèvent de thématiques profondément intimes et individuelles. Je connais personnellement et parfaitement mes deux défis principaux.

L’un d’eux est mon rapport à la corporalité, à ma corporalité et au regard que les autres pourraient poser sur celle-ci.

Aujourd’hui encore, dès que je me regarde dans le miroir, dès que je me vois en photo, je suis prise d’un sentiment de rejet de moi-même. L’image qui s’affiche ne colle ni avec l’image mentale que je me fais de moi, ni à celle vers laquelle je tends, ni à celle que je voudrais donner, et encore moins à l’hygiène de vie que j’ai joyeusement adoptée au fil des ans.

Comme souvent dans ma vie, je ne suis pas celle que je voudrais être.

Mais je commence à douter de la véracité de mon regard, de mes attentes, de ma réalité : me vois-je réellement telle que je suis devenue ? Ou y-a-t-il encore imprimée sur ma rétine l’idée de la « petite grosse » qui devrait avoir honte de ce qu’elle mange, de ce qu’elle dit, de ce qu’elle aime, de ce qu’elle est tout simplement. Prisonnière de moi-même.

Et ce soir, alors que je met la dernière touche à ce billet, j’ai l’espoir de pouvoir dire dans quelques jours, semaines, mois, années : « à X ans, je me suis réconciliée avec mon image ». Parce qu’alors, je me serai débarrassée de toutes les images mentales, bonnes ou mauvaises, qui prennent le pas sur ma réalité :

Je suis qui je suis, j’habite le corps qui est le mien, et c’est tant mieux pour moi !

Justine T. Annezo – 1er décembre 2024 – GTM+1


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