VOYAGEUSE INTEMPESTIVE – « Ich liebe Berlin » #2

D’un parc à l’autre, la température est plus clémente, la langue est différente. J’ai traversé deux frontières, pas celles que je pensais, mais je suis bien arrivée à la destination choisie.
Comme disait Kennedy en son temps : « Ich bin Berliner ».
Sauf que Berlin ne m’accueille pas tout à fait à bras ouvert…
Ma carte bleue ne parle pas l’allemand, les bornes du métro ne prennent que les pièces de monnaie et je n’ai que des gros billets. Je tente bien de trouver de l’aide auprès de la fleuriste de la station de métro (curieux comme emplacement pour des fleurs qui survivent à la lumière du soleil), mais celle-ci me chasse comme une mauvaise abeille venue grignoter ses bourgeons…
Je serais tentée de jouer à la française qui ne respecte pas les règles quand les allemands traversent bien proprement sur le passage piéton, mais le souvenir d’une autre voyageuse qui, n’ayant jamais payé son amende de métro berlinois, est persuadée qu’elle sera excommuniée si elle remet les pieds ici, je m’en remets à la magie de l’internet et prends mon ticket en ligne. Grand bien m’en a pris puisqu’à 2 stations de mon arrivée, v’là t’y pas que des hommes en noir débarquent dans la rame, armés de scanners électroniques pour nous contrôler.J’ai beau montrer, à celui qui m’a choisi, mon email pour preuve de paiement je n’ai pas de QR code et dans le métro berlinois, c’est comme aux temps du covid : pas de QR code, pas de chocolat.
Je m’en sors néanmoins avec une amende « gratuite » : il a l’obligation de signaler l’incident mais il me donne mon petit papier avec mon numéro pour envoyer mon justificatif. Apparemment, il n’est pas assez haut placé pour certifier la bonne validité de ma preuve… (ils sont fous ces Allemands ! Mais pour leur défense, les Français de la sncf ont la même logique…)
Devrais-je voir dans cette nouvelle panne de transport une preuve supplémentaire que je n’aurais pas dû partir ? Maintenant que je suis là, autant aller au bout de ma folie me dis-je !
J’arrive donc sans encombre, ou presque, à mon auberge de jeunesse dans laquelle on m’accorde une douche et un casier pour mon sac, malgré mon arrivée prématurée. De quoi redorer le blason de l’accueil berlinois !
Propre comme un sou neuf, j’ai bien l’intention de m’attabler devant un « frühstück » ; malheureusement, les 2 troquets du coin me refusent mes euros français en billet et en monnaie ! Card only et ma carte bleue ne parle toujours pas l’allemand… Jamais 2 sans 3, mais le 3ème sera le bon : je me contente alors, ne sachant plus quoi manger, d’un chai latte pour préparer ma journée.
Et ne sachant pas encore quelle trajectoire choisir, je me réfugie dans le parc le plus proche et le plus banal, à l’orée du Mitte, pour tenter de trouver ma place dans cette ville inconnue.

Le premier jour de voyage est toujours mon préféré. Je m’autorise à flâner sans règles du jeu. Et ce sont elles, ces fichues règles, que je fuis en priorité quand je m’en vais. Cet état de détente se dissipe toujours au fil des jours alors que je me demande si je n’ai pas oublié de faire quelque chose, si j’aurais vraiment le temps de « tout » voir. Les mauvaises habitudes ont la dent dure !
Oui mais voilà, je ne sais rien de Berlin, je n’attends rien de cette ville, si ce n’est peut-être en connaître la topographie pour être capable d’en retracer le souvenir des années1930-40. Je n’ai même aucune imagination de la cité. Si ce n’est, peut-être, quelques images de lieux alternatifs, une sorte de successions d’urbex inventés et issus de tous les films d’espionnage qui se passent en ex RDA ou juste après la chute du mur. Rien à voir avec les « attendus » de ma venue.
Aujourd’hui, en place de ce plaisir du champ des possibles du 1er jour, je me suspends face au vertige de l’inconnu : par quel bout commencer ? Quel « kiez » m’ira le mieux ? Comment être sûre que je ne me trompe pas d’endroit aux dépends d’un autre ?
Pour moi, Berlin, c’est plus un moment d’Histoire que je me plais à attacher à la mienne sous prétexte que le mur est tombé en 89. Comme si j’étais la seule personne au monde à être née cette année là… et c’est peut-être ce lien ténu qui me pousse dans la « bonne » direction, également soutenu par une proximité physique.
Mes pieds parlent à la place de ma tête et me voilà rapidement à zigzaguer sur Bernaueur Straße, souvent à rebours, entre les longues tiges de fer rouillées, représentation imagée et parlante du mur qui enferma les gens à l’Est. Jusqu’à finalement me trouver au pied du mur, de la dernière version du mur, la seule qui fut conservée.
Je redecouvre l’absurdité, la folie, l’impensable. Je lis les familles qui se font coucou à travers le « no man’s land », les églises et les maisons qui ont été éventrées, les miraculés et les sacrifiés qui sont passés par la fenêtre d’un secteur à l’autre, qui ont creusé des tunnels, qui ont sauté des barbelés.
Je laisse l’histoire me traverser alors que je traverse librement ces quelques centaines de mètres d’est en ouest, d’ouest en est, jadis meurtriers.
« Un des plus vifs plaisirs du voyageur, c’est cette première course à travers une ville inconnue, qui détruit ou qui réalise l’imagination qu’il s’en était faite. Les différences de formes, les particularités caractéristiques, les idiotismes de l’architecture saisissent l’œil vierge encore de toute habitude et dont jamais la perception n’est plus nette »

J’avais oublié ce sentiment face à l’ailleurs dont je ne maîtrise pas la langue, dont je ne connais pas encore les rues ni l’humeur.
En avais-je seulement conscience lorsque j’ai pris mon billet de bus ? Orgueilleusement protégée par ma roue de secours anglophone, je ne me suis pas posée de question.
Face à cette ville étrangère, je perds tous mes moyens. Je ne comprends pas suffisamment l’allemand malgré mes apprentissages quotidiens depuis 6 mois. Jusque là rien d’étonnant. Mais j’en perds mon anglais quand mon interlocuteur se retranche dernière la langue internationale, ne reconnaissant plus aucun mot, mon cerveau n’étant pas câblé sur le bon idiome. Et quand ô miracle, on reconnaît en moi la française que je suis, je me paralyse, incapable d’articuler ma langue maternelle, c’est de nouveau l’anglais qui s’impose en moi.
De quoi en perdre mon latin que je n’ai jamais appris !
Berlin me bouscule jusque dans mon langage, que je me plais si bien à maîtriser sous toutes ses coutures.
Berlin me renverse de fond en comble. Je suis pourtant en Occident – que dis-je en Europe ! -, c’est pour ça que je me refuse à l’Asie (en dehors de la problématique culinaire), au moins seule : le choc des cultures serait trop perturbant.
Mais peut-être est-ce cela que je suis venue chercher à Berlin : le vertige des premières fois ?
Avec le temps, alors que les dizaines prennent de l’âge, on se déconnecte, peu à peu, insensiblement, de l’émotion des 1ere fois. En partie par habitude, en partie parce qu’on n’ose plus ne pas savoir, ne pas avoir les réponses. En tout cas, moi, plus les années passent et plus j’ai peur de ne pas savoir : et face à Berlin et aux Berlinois, je suis terrorisée de mon ignorance.
Toujours est-il, qu’en attendant, je suis encore plantée devant le comptoir du bar « Das wohnzimmer« , incapable de demander s’ils ont de la bière pression, m’être et béate devant le (beau) serveur qui, devant mon silence, finit par m’annoncer « ready when you are ».
[Spolier alert, photo pour preuve, j’ai fini par commander une basique pillsner berlinoise en bouteille ]
Justine T.Annezo – 21 avril 2025, Berlin – GTM+2





