VOYAGEUSE INTEMPESTIVE – « Ich liebe Berlin » #8

Le soleil brille sur mon dernier jour et le bus ne part qu’à minuit. Tout une vie devant moi à flâner au detour des rues que je connais, à faire connaissance avec Rosa Luxembourg, pour finalement me poser dans le parc qui s’ouvre sur un conte des Frères Grimm. Et laisser le soleil courir à ma place, luminant chacune de mes cellules au coin de l’herbe.
A quel point suis-je capable de rester ici sans rien faire, si ce n’est reposer mon corps fatigué, écouter de la musique pour effacer le bruit des gens, écrire quelques mots et rêver à ce que j’aurais pu faire ?
Je commence déjà à me demander si j’ai fait les bons choix d’exploration… Toujours ce doute insatiable. Toujours cette course d’avoir tout fait, tout vu, tout appris.Aurais-je dû m’attarder sur les bords du Landwehr Kanal ? Aurais-je dû mieux choisir mes musées ? Aurais-je dû sortir plus tard, plus loin, le soir ? Aurais-je dû mieux m’organiser pour me laisser happer par le soleil sous la coupole d’or du Reichtag ? Aurais-je dû faire de ce dernier jour autre chose que ce cadeau contemplatif ?
Non !
Chaque journée a été différente, chaque journée m’a offert sa bulle de bonheur. Aucune ne s’est vraiment rassemblée et finir par celle-ci où j’ose enfin m’assouplir, vivre à mon rythme et non pas celui, trépidant, de la découverte, est un parfait complément de ma palette berlinoise.
Car, aujourd’hui dans le vokspark, le parc du peuple, il est temps de me laisser transporter autrement.
Et regarder les gens vivre, seuls, en famille, en couple, enfumés de leur barbecue du samedi, enivrés de leur bière du week-end, irisés de leur glace du printemps. Faire l’éloge du moins plutôt que du trop.
Et laisser la journée filer alors qu’enfin, au milieu de ce rien rempli de tout, je reprends mon stylo, ouvre mon carnet moleskine vierge et laisse Berlin s’imprégner pour en faire un roman. Je n’ai pas écrit « fictivement » comme ça, à la main, depuis des années, ma pensée allait trop vite pour mon stylo, ma main n’était pas assez précise pour mon roman. Et pourtant, là, en cet instant, au milieu des odeurs de barbecue, sous le soleil fleuri du printemps, ce sont des centaines de lignes qui se remplissent au fil des pages, c’est un chapitre entier qui s’inscrit. Libre. Inspiré. Affranchi. Sur sans être certain.
Je suis bien à Berlin.

Attendre le dernier soir du dernier jour pour faire l’expérience du Biergarten. Le vrai.
Traverser la ville pour m’enfouir dans la forêt urbaine.
Et soudain, au milieu du silence du Tiergarten, un brouhaha humain transperce les arbres. Des tables s’allongent sous les guinguettes encore éteintes. Les gens débordent de partout pour profiter de leur samedi ensoleillé jusqu’à la lie (ou la mousse peut-être dans ce cas de figure) : entassés au bord des tables, regroupés au coin de l’étang.
Je prends mon morceau de soleil au bord de ma dernière bière berlinoise (obtenue a grand renfort de geste et de charabia, mon allemand étant toujours incompréhensible). Glanant des bouts de conversations multilingues, des premiers ou derniers rendez-vous, des rencontres d’un jour ou de toujours, j’entrelace les derniers paragraphes de mon chapitre 8 et les dernières pensées de Berlin au bout de mon crayon, à l’orée de mon voyage. Berlin a cette étrange couleur, ce goût particulier, cet esprit imprévisible qui donne la sensation que tout est permis. Fait paradoxal quand on sait que les Allemands traversent sur le passage clouté et ne grillent jamais un feu rouge en tant que piéton (c’est parfaitement incompressible le temps qu’ils perdent à attendre alors que la rue est deserte parce que c’est la règle ! Mais trève de digression)
Berlin permet d’être n’importe qui n’importe quand. Tout le monde coexiste, disparate, rebelle, bien pensant. Un peu comme dans toutes les capitales pourrait-on penser… Londres pourrait revendiquer ce même côté underground, mais une culture un peu trop posh persévère pour afficher cette pleine multiplicité grung (n’oublions pas que leur révolution a été menée par des royalistes!). Paris est définitivement trop snob, le bling bling, le style « à la française », prenant le pas sur toute tentative borderline (n’oublions pas que notre révolution a été menée par des bourgeois !)
Non, Berlin est définitivement la plus belle multiplicité, particularité, polymorphie de l’Europe que je connais.
Il y émane une sensation, inexprimable, intraduisible. Une étrangeté rassurante qui ouvre le champ des possibles.
Et comme à chaque fois, c’est l’histoire qui me révèle pourquoi…
Déjà, dans l’entre deux guerres, avant l’arrivée de certain tyran, Berlin était connu pour être le refuge de l’interdit. Et cette tendance s’est comme inscrite dans la loi dans les années 1970 quand West Berlin était la seule exemptée de service militaire, accueillant tous les objecteurs de conscience et les pacifistes. Réunis ici pour rêver le monde d’aujourd’hui. Ou comment l’Histoire finit par dessiner les peuples qui la racontent en retour.
Mais déjà…
Le crépuscule s’embrase entre les arbres, la nuit s’enflamme dans la fraîcheur du soir, l’heure du départ approche… je rentre mes stylos et mes rêves dans mon sac à dos et j’embrasse mes dernières traversées berlinoises au coucher du jour. Au lever de lune.

Je repasse par les endroits devenus familiers. Je reprends les rendez-vous quotidiens. Je savoure mon chemin préféré le long de la Spree, sous l’arche de la glycine, étreinte entre la vue rougeâtre sur le Bode Museum à ma droite et la sensation de quelques bâtiments désaffectés éparses à ma gauche. Je me souviens du sentiment de déjà-vu la première fois que j’y suis passée il y a 3 jours : comme une réminiscence de « Berlin I love you ».
Et puis, j’enfourche une dernière fois mon vélo pour rejoindre la gare du bout du monde, pour glaner les derniers morceaux manqués… Comme cette autre gare bombardée dont il ne reste plus que la façade écorchée, souvenir de milliers de déportés… quelle idée en pleine nuit berlinoise de faire cet arrêt presque macabre au crépuscule de nos adieux…
O Berlin, comment te dire, comment t’écrire, comment te souvenir ? Toi la ville de la déconstruction. Comment te faire un poème, toi qui t’es affranchie à ton insu de ton plein gré de tout ce qui nous entrave.
Berlin, tu es belle dans toutes fractures. Dans toutes tes blessures. Dans tous tes futurs.
Berlin, je pourrais te slamer, te raper, te taguer, si j’en avais le talent, si j’en avais le style. Mais je suis pas à ma place avec toi Berlin, je suis trop rangée, je ne vomis pas la vie sur commande. J’ai l’impression d’être à cette soirée punk pour laquelle j’aurais sorti des escarpins. Décalée. Pas la bonne coiffure pas les bonnes chaussures. Je voudrais être à ton image, Berlin. Libre. Décomplexée. Prête pour le monde de demain. Mais quelque chose me retient toujours dans l’ancien monde qui me rejette pourtant.
Berlin, tu me rappelles mon cul entre 2 chaises.
Berlin, tu es l’histoire d’une autre que j’aime regarder, entendre, respirer, mais que, plus sage et fidèle à moi-même, je ne cherche pas à devenir quand je voulais être l’Irlande à tout prix.
Berlin, tu es ce que tu es et je suis ce que je suis. Et l’on coexiste pacifiquement, dansant entre nos canaux et nos rigoles pour s’appréhender, pour s’adopter.
Berlin, je m’en vais le cœur toujours fracturée mais allégée de notre rencontre.
Berlin, je lève mon vers de rime à notre découverte, à nos retrouvailles.
Merci, Berlin, pour cette première danse qui, si elle n’est pas poème ni rengaine, part de mon cœur vers le tien.
herzlichem Dank !

Justine T.Annezo – 26 avril 2025, Berlin – GTM+2





