De l’autre côté du miroir

CARTE BLANCHE #15

autre cote du miroir

Ce soir, je ne me reconnais plus. Qui est cette étrangère qui me regarde dans le miroir ? Est-ce bien moi ? Je ne sais plus si je fais partie de son corps ou si j’en suis spectatrice…

Et pourtant, ce corps que j’habite plus ou moins paisiblement ne peut plus passer inaperçu. Je n’ai plus le droit de l’occulter, il s’impose chaque jour à ma pensée, il se densifie minute par minute. J’ai véritablement l’impression de découvrir mes organes, de devenir le malade – plus ou moins – imaginaire au contact des sensations extrêmes qui me traversent.

Ca a d’abord commencé par la tachycardie. Sans déconner, je pense que j’ai passé deux semaines en apnée à prendre ma respiration à chaque fois que je prenais mon élan pour sauter le prochain vertige. Puis, une fois que je me suis décidée pour le grand saut, il y a eu la crise cardiaque. Le temps de la chute. Pas la chute du petit plongeoir au bord de la piscine, hein ! Non celle du machin à 8000 mètres depuis lequel les plongeurs olympiques gagnent des médailles. Ou même pire ! Parce que la piscine municipale c’est encore trop rassurant pour être comparé au danger incompressible de l’amour. Donc on va plutôt partir sur la chute de 12 mètres le long de la cascade du canyoning de mes 12 ans (oui ça fait beaucoup de 12, je vous laisse choisir la signification ésotérique du 12 par ici !), où en plus de la hauteur vertigineuse, t’as quand même un p’tit peur de venir t’éclater contre la paroi.

Donc d’abord la tachycardie. Avant le saut. Puis carrément la crise cardiaque pendant la chute. De quoi te rappeler que t’as un cœur qui bat plus ou moins la mesure et que dans le cas de l’amour, c’est du jazz arythmique ou un truc électro qui fait boum boum sans prendre sa respiration !

Et puis après, il y a eu le choc. Quand le corps est venu frapper la surface. Tous mes membres ont pris l’eau comme une baffe. Chaque centimètre de ma peau s’est trouvé un nouveau cerveau. Mais attention, pas le cerveau de la femme de 36 ans que je suis devenue. Non celui d’un vampire assoiffé jamais rassasié qui ne pense qu’à répondre à ses désirs plus ou moins primaires. Des kilomètres de peau. Redynamisée par le choc. Revivifiée au contact de l’eau. Electrisée. Des kilomètres de peau qui n’en a rien à foutre de mes contraintes, de mes devoirs, de mes responsabilités. Rien à carrer des cours à donner, des dossiers à remplir, des réunions à mener. Je suis un animal indompté !

Puis, après la chute, vint la plongée en eau profonde…

Parce que l’avantage du grand saut de l’amour, c’est que tu choisis quand même (un peu) un point d’amerrissage qui te semble rassurant. Je n’ai pas sauté, sans parachute, pour m’éclater sur la terre ferme. Non, j’ai choisi mon coin d’eau. Avec un fond inversement proportionnel à la hauteur d’où je m’élançais. Parce que j’avais pas prévu d’en mourir. Tomber en amour, on n’en meurt pas. Normalement…?

Par contre, à tomber en amour, on découvre un autre monde qui fait vriller le cerveau. La chute ne s’arrête pas une fois qu’on a touché la surface de l’eau : on en voit pas le fond. On s’immerge dans un nouveau monde. Dans lequel on a jamais appris à respirer. J’y vois pas tout à fait clair, mais je vois bien qu’il y a des choses « intéressantes » qui s’y camouflent. Ah mais c’est donc pour ça que j’avais peur de sauter… c’est là que tu te cachais blessure de mon enfance, fracture de mon adolescence, brûlure de mon premier ou de mon dernier amour. Je distingue les contours de certaines pensées déjà effleurées, décortiquées, jamais digérées ; mais le cerveau vient à manquer d’oxygène et c’est la panique face à ce monde aqueux qui s’étend sous la surface.

Une dernier élan de raison prend soudain le dessus, je vais pas rester là. Sinon mon cœur va exploser. Il faut que je remonte à la surface prendre une bouffée d’air frais. Pour revenir au réel. Pour reprendre mes esprits, mettre les bons nombres dans les bonnes cases, les bons mots dans les bonnes phrases.

A la surface cependant, ne reste plus que moi…

Je suis pourtant sûre de ne pas avoir sauter toute seule. Il est où celui qui me tenait la main ? Mais attends, est-ce qu’il a vraiment sauté avec moi ? Le vertige a peut-être flouté mes souvenirs… Est-ce que ce serait pas lui qui m’aurait poussée ? Je me mets à le maudire celui-là même pour qui j’étais prête à sombrer dans les abymes. Putain, mais merde, il est où le con ?! J’essaie de distinguer le haut de la cascade, mais la vue est trouble, le regard ne porte pas si loin. Je ne suis pas bien sûre… Et puis, s’il se décidait finalement à sauter et que je ne bouge pas de là, je vais me le prendre en pleine poire, je vais bientôt regretter de ne pas être restée sous l’eau….

Et soudain, une alternative encore pire ramène sa fraise : et s’il avait vraiment plongé – parce que je suis sûre qu’il me tenait la main ! – mais qu’en découvrant ce qui se cachait dans mes entrailles – toutes les peurs et les trucs complètement abracadabrants qui me rendent un peu zinzin -, il ait décidé de prendre la poudre d’escampette ? Je pense que je préfèrerais encore qu’il soit resté là haut, sur le pont, trop loin pour découvrir l’ampleur de mes dégâts intérieurs….

Ce qui est sûr, c’est que quelle que soit l’option, ce n’est vraiment pas reluisant !

En proie aux doutes multiples, je surnage. Je tente de me souvenir si la sensation de la main qui tenait la mienne n’est pas une création de mon esprit, mais je n’ai pas d’énergie pour m’accrocher à la vérité inventée ou non. J’ai besoin de toute ma volonté pour me maintenir en mouvement, pour lutter contre le courant, et ne pas me laisser submerger par les remous. Evidemment, impossible de trouver un endroit où j’aurais pied. J’ai bien une vision sur la berge, je pense qu’en quelques coups de brasse je pourrais l’atteindre rapidement…. Mais je suis pas vraiment sûre d’avoir envie d’y retourner… J’ai encore l’espoir qu’il réapparaisse, saute le pas enfin, émerge peut-être…? Et puis, honnêtement, après l’exaltation de toutes ces sensations fortes, je n’ai pas franchement le goût de retourner à la platitude de la berge ! Y a pas moyen de remonter immédiatement sur le promontoire sans passer par la case départ ? Pour vérifier s’il est resté là haut, le con ? Ou pourquoi pas, tout est possible, tomber sur une autre âme esseulée prête à vraiment sauter celle-ci ?

Y aurait aussi l’option de remettre la tête sous l’eau pour reposer mes membres. Nager pour se maintenir la tête hors de l’eau, c’est toujours plus fatigant que de s’abandonner la tête la première. Et c’est tout mon corps qui commence à fatiguer à présent, alors que les remous se font de plus en plus remuants, alors que les profondeurs se font de plus en plus profondes. Je me sens aspirer vers le fond sous-marin et je suis à deux pieds de m’y laisser aller, de m’y laisser noyer.

La berge, je connais et sans lui, sans nous, elle est moins exaltante, moins exaltée. Là haut, j’ai déjà vu et j’ai une chance sur deux pour que le prochain gonze me fasse le coup de pas sauter avec moi.

Tout mon corps se met en grève : va falloir prendre une décision ma grande, tu vas pas tenir le choc bien longtemps. Tu te rapproches doucement de l’hypothermie parce que toi t’as l’impression que ça fait deux minutes que tu débats intérieurement mais, en fait, t’y as passé la journée.

Enfin, c’est ce que ton cerveau mal oxygéné te raconte parce que tu n’es plus bien sûre soudain.

Allez, qu’est-ce que je fais ? Je retourne sur la berge ? ou je plonge ? ou je nage ? ou je me noie ? De toute façon, même si je me résigne à remonter là-haut pour vivre un nouveau vertige, va bien falloir que je sorte du bassin.

J’en suis là de mes pérégrinations mentales, à bout de force, de l’eau de tout côté, un torrents de larmes prêtes à éclater en sanglots à l’intérieur et à l’extérieur de moi, quand je sens « quelque chose »… Je me prépare déjà à me laisser kidnapper par le grand monstre de l’eau, par le démon de la peur.

Mais le long de mon corps émerge celui que je cherchais en vain. L’imbécile se complaisait dans le ressac de mes marées intérieures, sans aucun problème de respiration apparemment. Ravi de m’explorer sous toutes les coutures. Même les plus moches et les plus mal cousues.

Et à ce moment-là, je sais même plus pourquoi mais je chiale. De soulagement, de la peur accumulée, d’épuisement. De ce sentiment nouveau qui me brûle le cœur et que je ne pensais jamais connaître.

Il me tend la main en me disant « on y va ? ». Je ne sais pas où c’est, mais ma main dans la sienne, je suis prête à y aller.

Mon corps garde les stigmates de mon épreuve, j’ai le souffle court, j’ai le cœur qui bat à mille à l’heure, j’ai les muscles des jambes et des bras qui crient, j’ai le cerveau qui ne sait plus où donner de la tête. Mon corps est épuisé mais ma volonté n’a jamais été si pure. Si alignée. Si assertive. Et j’ai ce petit picotement aussi dans le ventre. Un pétillement qui ressemble au bonheur.

Voyant que celui que je n’attendais plus se dirige vers la berge, je le retiens : « attends, j’ai un truc à te montrer ». Et me laissant aspirée par les courants attendris de l’eau, à la fois excitée de peur et de joie, je l’entraîne avec moi dans les profondeurs, je lui partage les parties de moi que je n’ai jamais montrées à personne. Sa main toujours accrochée à la mienne, il suit mon mouvement. Sa main toujours accrochée à la mienne, il m’entraîne dans d’autres profondeurs. Les siennes. Peut-être que lui aussi s’est fait le coup de la tachycardie, crise cardiaque, choc thermique, et toutes les autres joyeusetés qui font la chute de l’amour… Peut-être que c’est pour ça qu’il a mis autant de temps à remonter, il livrait ses propres batailles ?

Sa main toujours accrochée à la mienne, nous refaisons surface et il dit simplement merci, avant de m’entraîner sur le rivage pour qu’on s’y allonge côte à côte. Sereins. Épuisés. Exaltés d’avoir partagé ce grand saut.

Ce soir, je ne me reconnais plus. Qui est cette étrangère qui me regarde dans le miroir ? Est-ce bien moi ?

Ce soir, je ne me reconnais plus. Mais je le réalise alors que l’inconnue dans le miroir maintient son regard fixement, ce n’est pas forcément extérieurement. Même si j’ai la peau qui marque et qu’il devrait y avoir des traces de cette envolée sauvage, mon reflet dans le miroir n’a pas changé. Mes bleus sont intérieurs. Non pas les bleus de l’âme ou de la peur. Les bleus de mon espoir, de mon impétuosité, de mes victoires.

Cette étrangère, cette inconnue, dans le miroir, c’est bien moi. C’est le reflet de ma Psyché qui, métamorphosée de sa rencontre avec Eros, est revenue de l’enfer pour être pleinement et paisiblement en amour.

Justine T. Annezo –  26 novembre  2025 – GTM+1


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