
Le dos est endolori de la nuit aux premières lueurs du matin, mais la musique des oiseaux s’accompagnent du doux roulement de la mer lointaine pour éveiller mes yeux ensommeillés. Nous avons rêvé au plus haut pendant que Neptune invisible sculptait des stalactites aux tréfonds de la mer, enfermées sous la terre, juste au-dessous de nos âmes endormies. Après un petit déjeuner savouré le regard à l’Est, nous prenons à la volée les six cents marches de l’escalier du Cabirol pour aller découvrir la grotte de Neptune. Je découvre, éblouie, ce qui met des milliers d’années à se fabriquer, ce qui était là bien avant nous, ce qui sera là bien après nous. Si nous ne détruisons pas d’ici là cette richesse marine, à la lueur agressive de nos lumières électriques qui viennent tacher d’un vert malsain les murs millénaires. Je regarde les stalagmites et les stalactites qui viennent s’embrasser dans un élan ralenti comme les amants désunis par la vie, réunis par le temps. J’écoute la goutte creuser la pierre de sa fine protection nacrée. Et je m’imagine le Dieu Neptune, armé de son triton, se réfugiant dans cet antre où l’eau surplombe le reste du monde, lorsqu’il veut échapper à l’Olympe.
A Alghero, nous flânons en plein midi, au détour de ses rues étroites, en plein vent de ses remparts de mer. C’est la ville sarde qui revendique le plus ardemment son héritage catalan mais je ne sais qu’en penser puisque je n’ai aucune idée de ce à quoi est censée ressembler l’architecture catalane… Nous mangeons donc insouciantes des racines espagnoles, à la trattoria italienne de la place abandonnée au coin de la rue de la miséricorde. Nous regardons le port à la fraîcheur d’une glace ratée et l’on se demande si l’on voudrait faire le tour du monde en bateau.
Sur le chemin d’Alghero à Bossa, nous longeons le littoral, tantôt descente en douceur vers la mer, tantôt falaise qui dégringole de toute sa hauteur et à pic sur les vagues. Le littoral dont les roches aux personnalités individuelles se colorent de vert de gris, de rouges poudreux ou de gris blanc selon leur humeur, harmonieuses et indépendantes dans le maquis encore humide du printemps qui s’adoucie parfois d’un tapis de fleurs violettes. Nous longeons le littoral qui nous offre une vue de plus en plus grande sur le mont de Neptune où nous étions au matin, jusqu’à ce qu’il disparaisse soudainement dans un dernier regard furtif, le seul que le chemin asphalté dont je dirige le volant me laisse le loisir de jeter. Puis, le hasard du voyage, le bazar d’une route à l’autre, nous dévoile le prochain paysage derrière le prochain virage. Les fleurs des champs, blanches, rouges, jaunes et parfois violettes, mangent la route devant nous. La mer défile tantôt turquoise, tantôt marine, et chaque kilomètre s’enorgueillie de ce que mes yeux emmagasinent, gourmands, de cette île si sauvage, si intimement préservée de l’homme par endroit. Quelques portions ont été défigurées, la zone industrielle et le port de Porto Torre, les villages miniers fantômes qui s’enfuient à notre passage, mais dans son essence la plus pure, la Sardaigne est restée vierge, elle s’offre gracieusement au son de la cloche de la chèvre et son chevreau sur le bord de la route.
Puis, le hasard du voyage, le bazar d’une route à l’autre, nous transporte aux abords secrets d’une crique perdue dans le maquis, éclatante dans le ciel immensément bleu excepté sur les hauteurs nuageuses du sommet qui nous contemple. Je retrace désordonnée les errements de la journée, les émois de chaque endroit. Je repense au présent de chaque instant de la ruelle troglodyte en passant par l’architecture médiévale, en traversant les paysages muables et en finissant lavée de l’eau transparente de la crique. Je revis l’émotion des grandeurs caverneuses, des richesses qui se cachent au creux de la terre. Je savoure le bien-être simple et reposant des mots italiens qui s’entrecroisent à chaque halte. Je me régale de ma gourmandise jamais exaltée à chaque nouveau regard sur cette Sardaigne de printemps, encore vivante et fleurie. Je me laisse envahir par le calme surprenant qui m’étreint, sans émotions fulgurantes, la pureté tendre et lente de mon être.
Notre journée s’achève à Bossa, dans le soleil flamboyant de la fin de journée. Ce grand village grimpant est un joli coup de foudre dans le cœur. Ses maisons colorées qui escaladent vers le château Malespine, sa rivière qui a creusé deux montagnes pour se jeter dans la mer, ses ruelles riantes et étroites où les pots en pagaille fleurissent, donnant vie à ses embrasures figées et désertées des humains mais envahis de chats sauvages, la surprise du puits aux mille soupirs au milieu d’une place hasardeuse. Ce petit port est si près de la mer mais il est pourtant ville d’eau douce, il trace une frontière entre le monde limité des humains et la nature irrépressible de la Sardaigne. Et nous suivons en sens inverse le fleuve qui chemine comme une rivière d’or vers la mer pour trouver notre campement de la nuit. Nous regardons le soleil se coucher sur les hauteurs du Castello dans un nuage de brume rosé autour des montagnes traçant les contours du village en ombre chinoise.
Et soudain il ne reste plus que l’ombre rougie, les contours ont disparus.
Juin 2019
Si cet article vous a plu, je vous invite à lire l’intégralité de mes carnets de voyage sardes