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BILLET D’HUMEUR #16

Mercredi dernier, j’étais à une AG pour les acteurs et les actrices de la culture.

Ma prise de notes, rapidement abandonnée, ressemble à ça :

Je pense que mon téléphone a essayé d’articuler le NON d’opposition qui grogne en moi depuis le 31 janvier, sans trouver le O…

Mercredi dernier, j’étais à une AG pour les acteurs et les actrices de la culture. Ca m’a rappelé mes 24 ans. 

J’ai revu les têtes d’il y a 10 ans sans qu’elles ne se souviennent toujours de moi, j’ai croisé les visages que j’ai rencontrés depuis sans toujours être capable d’y poser un nom.

J’ai hésité entre la commission « Action éclatante » et la commission « Action discrète« . De mon temps, c’était la même chose. Mais je ne vous en écrirai pas plus pour ne pas révéler mes effets de lutte…

J’ai reconnu, comme une drôle Madeleine de Proust, l’étrange mécanique de ce genre de rassemblements d’artistes, presque devenu.e.s les clichés d’eux-mêmes. Il suffit d’observer chacun et chacune jouer son rôle de composition et l’on devine les différents corps de métier à leur prise de parole, leur silence, leur posture physique ou oratoire. Il y a toujours ces danseurs et ces danseuses, assis.e.s à même le sol, qui ne peuvent pas s’empêcher de faire des étirements. Il y a toujours ces actrices et ces acteurs qui veulent absolument qu’on lutte en faisant du spectacle de théâtre, en jouant un rôle, en enfilant un costume. Il y a toujours ces musiciens et ces musiciennes qui, habitués à parler en musique, se taisent et écoutent. Il y a toujours ce syndicaleux qui joue au bateleur pour qu’on adhère à la CGT parce que « c’est eux qui ont inventé la lutte ». Il y a toujours ces râleuses et râleurs qui se tirent dans les pattes : « et ils sont où les artistes plasticiens ? ». Il y a toujours ces grandes gueules : « Pour se faire entendre, il faut bloquer les moyens de production et bloquer les moyens de production dans la culture, c’est arrêter de jouer. Donc on bloque ou rien ! On se met en grève ou rien ! » Il y a toujours ces utopistes qui se sont crus à un café philo et qui tiennent le crachoir pour dire le monde qu’on rêve toutes et tous mais qu’il n’est pas l’heure d’entendre. Il y a toujours celles et ceux que tu vois au début mais pas à la fin, disparu.e.s à une répétition ou une terrasse entre temps.

Et surtout, il y a toujours ce sentiment étrange, prégnant, illusoire, que nos vies se jouent à cette minute, dans cette salle de la Bourse du Travail, avec ces 200 personnes à peine. Alors qu’on aurait besoin de toute une vie, d’un stade olympique et de millions d’humains, humaines, pour que ça marche vraiment. 

Et le retour à la réalité est déstabilisant, créant un biais cognitif dont je ne sais pas quoi faire : si la maison brûle, pourquoi les pompiers ne sont pas là, pourquoi l’odeur de fumée s’est envolée, pourquoi les flammes sont invisibles ? Car, lorsque je suis ressortie dans la nuit sous la lumière de Saint Sernin, je me suis rendue compte que le monde avait continué de tourner sans nous, que le monde continue à tourner malgré le gel des budgets culture, malgré les PFAS qui sont partout même si on vient de leur interdire d’être là, malgré les élections en Allemagne, malgré la censure de certains mots comme « LGBTQ » ou « changement climatique » par Trump, ou bien ses menaces dans le cadre de la guerre Russie-Ukraine, malgré les immigrés qui sont rendus responsables de tous les maux de la Terre alors que c’est le monde qui est en train de leur faire mal.

Comme si de rien était. 

Et moi j’étais suspendue dans cette salle, prête à annuler toutes mes réunions, à réaménager tout mon emploi du temps, à remettre en question toute ma vie professionnelle qui ne tient plus qu’à un fil, pour aider à changer le monde. Sentant le cramé, aveuglée par les flammes qui sont en train de nous engloutir, entendant la sirène des pompiers à travers le silence. Muée par la certitude que quelque chose d’urgent et vital est en train de se jouer. 

Mais cette certitude s’est enfoncée dans la nuit…

Mercredi dernier, j’étais à une AG pour les acteurs et les actrices de la culture et j’ai pensé à la dernière fois où je me suis engagée. 

Je me suis promis de faire différemment cette fois-ci. De devenir funambule de ces deux réalités : celle où le temps se suspend tout en se compressant pour inventer un nouveau monde ; celle où le temps s’accélère tout en s’étirant pour résister à tout changement.

Mercredi dernier, j’étais à une AG pour les acteurs et les actrices de la culture et, pleine de l’espoir brandi par l’annulation de l’A69 et l’interdiction des polluants éternels, je reprends aujourd’hui confiance dans ce que l’on peut faire ensemble pour éteindre le brasier qui nous dévore.

J’attends, impatiente, que le tocsin de l’urgence ne soit plus silencié par le brouhaha mensonger de quelques oligarques.

Justine T.Annezo – 5 mars 2025 – GTM+1


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