
Le mois dernier, mon ordinateur s’est mis en grève. Il avait des problèmes de batterie.
L’Astrologue en moi y a deviné la facétie habituelle de Mercure rétrograde, le maître des voix/es de communication, qui nous incite, quand il se met en marche arrière, à réfléchir plutôt qu’à communiquer… Soutenu cette année par Vénus, elle aussi rétrograde, qui vient nous questionner sur nos valeurs !
La poète en moi y a interprété la symbolique de mon propre déchargement intérieur, de mon éternelle lutte personnelle avec le temps.
La réaliste en moi y a constaté la matérialisation de l’impossibilité de travailler sur tous les fronts en même temps, malgré toutes les potentielles angoisses de retard que cela peut provoquer en moi.
Ainsi, mon mois de mars fut (presque !) sans écran (parce que faut quand même pas oublier la magie du smartphone qui m’a préservé d’une véritable crise d’apoplexie !).
Et cette période de disette électronique, qu’elle soit due à Mercure, à la symbolique ou au principe de réalité, m’a interrogée sur la place que mon ordinateur a fini par prendre dans ma vie au fil des ans.
Quand je pense que je n’ai pas eu internet chez mes parents avant mes 16 ans (ce qui, pour ma génération, est relativement tard), que j’ai passé mes 3 ans d’études supérieures avec un ordinateur qui ne pouvait pas se connecter à l’absence de wifi chez moi, que j’ai tenu jusqu’à mes 23 ans (ce qui, pour ma génération, est relativement tard) avant d’investir (pour des raisons professionnelles) dans un smartphone, que j’ai attendu jusqu’à mes 25 ans (ce qui, pour ma génération, est relativement tard) avant d’avoir un vrai ordinateur portable, que la première fois que je suis partie en Irlande, je m’étais réellement déconnectée de tout – mon téléphone était en mode avion, je n’avais pas d’ordinateur – : comment en suis-je arrivée à cet état de « dépendance » ?
Est-ce que ça a commencé lorsque j’ai perdu mon téléphone lors de mon 2ème voyage en Irlande ? Et que mon seul moyen de continuer à organiser mon périple était mon ordinateur que j’avais, cette fois-là, embarqué dans mon sac à dos ?
Ou bien lorsque j’ai entamé une relation longue distance avec un Américain ? Et que notre seul lien pendant les deux tiers de notre relation dépendait d’appels vidéo et de messages électroniques ?
Ou encore lorsque j’ai tout quitté : mon appartement, ma ville, mon pays, pendant dix mois ? Et que ce qui était le plus précieux tenait dans un sac à dos et un ordinateur (à part mon chat qui a dû rester à la maison) ?
Ou enfin lorsque j’ai commencé ce blog ? Et que tous mes écrits, même glissés au préalable entre deux feuilles blanches, finissaient sur la toile de mon clavier ?
Ce qui est sûr, c’est que j’ai déjà constaté ce lien inextricable, presque de l’ordre de la survie, qui s’est tissé de moi à mon sac à dos et mon ordinateur, il y a deux ans et demi lorsqu’on me les a volés – avec mon téléphone portable en prime – dans ma voiture, le temps que j’aille payer mon stationnement.
Je ne vivais plus dans un sac à dos, j’avais retrouvé mes livres et mes carnets ; pourtant, l’essentiel de ma vie tenait dans mon sac à paillette : mon ordinateur, ma gourde, ma trousse à stylo, mon carnet de voyage, ma trousse de premiers secours / maquillage / survie. Je n’avais pas vraiment besoin de plus pour vivre. Pour être. Pour être moi.
Lorsqu’on m’a volé mon sac à dos, j’ai eu la sensation étrange et douloureuse que l’on m’avait arrachée à moi-même. Que j’étais désossée. Une sensation similaire au dépouillement qui avait suivi ma rupture théâtrale quelques années plus tôt. Qui m’avait alors vidée de toute substance. Qui m’avait alors coupée de tout ce que je pensais être.
A force de renoncement, je n’aurais bientôt plus que les eaux sur les os.
Le mois dernier, l’amputation provisoire a été moins violente, probablement car je savais que la rupture n’allait durer qu’un temps : on était en pause mon ordinateur et moi, pour que notre relation puisse repartir sur de bonnes bases.
Quand j’ai dû me séparer de mon ordinateur la première fois – oui, parce qu’il m’a fait le coup de la panne plusieurs fois ! d’ailleurs, alors que j’apporte une dernière touche à mon récit, il est retourné à la clinique de l’informatique comme un poisson d’avril en retard et j’écris depuis un autre clavier ! Bref, quand j’ai dû me séparer de mon ordinateur la première fois -, je me suis interrogée sur la nature du manque qui s’installerait…
Il s’agit, bien-sûr, de l’un de mes outils de travail, notamment sur l’aspect le plus rébarbatif de toutes mes casquettes : la gestion administrative ; et sur l’aspect le plus stressant de mon activité : la communication. En dehors de l’inquiétude évidente, voyant la procrastination s’accumuler, d’être en incapacité de faire cette partie de mon travail alors que j’avais balisé ma semaine pour ça, n’aurais-je pas dû être soulagée d’être affranchie de toutes ces tâches ingrates ?
Mais, en réalité, quand j’ai dû me séparer de mon ordinateur, quelle a été ma première pensée ? « ça veut donc dire que je ne vais pas pouvoir écrire… »
Pas forcément mon roman. Ça, c’est mon emploi du temps qui ne me le permettait pas. Non écrire ici, en carte blanche, billet d’humeur ou autres poésies, afin de ventiler mes pensées, de partager le quotidien, d’essayer de le sublimer parfois. Mon ordinateur, ce blog, sont devenus les précieux gardiens de toutes mes pensées, une sorte de maison virtuelle de l’époque où je vivais à la belle étoile…
Ainsi, privée de cette passerelle entre le monde et mes mots, je ne pouvais plus écrire, c’est cela qui m’a véritablement dépouillée.
Car, lorsque je me suis arrachée au théâtre il y a maintenant 8 ans, l’écriture est la seule chose qui faisait encore sens, est la seule chose qui avait toujours fait sens, qui continuait à me donner une ultime substance, qui tissait un dernier lien ténu de moi à moi. Alors si après m’avoir enlevé tout le reste, je n’avais même plus ça, que me restait-il ?
Sauf que l’écriture ne dépend pas de mon ordinateur, ni de ma connexion internet… En l’occurrence, l’écriture ne dépend que de ma tête, que de ma main, et éventuellement d’un stylo et d’une page blanche, ou d’un dictaphone.
Mais je n’écris presque plus au stylo. En partie parce que ma main ne va pas assez vite pour mes pensées, en partie parce qu’il est moins encombrant de contenir mes mots dans un disque dur (qui lui même rentre dans un sac à dos) que dans une multitude de carnets (qui s’étalent sur les étagères de mon salon).
J’ai fini par oublier le plaisir du stylo qui court sur mon carnet, si ce n’est pour me déverser en pensées réparatrices, ou non, sur mon journal « intime » ; si ce n’est lorsque je joue mon rôle cinématographique d’auteure au bord d’un chaï latte ou d’une bière pour écrire des fragments d’histoires, réelles ou inventées, dans un coffee shop à la bande originale folk ou dans un pub qui sent l’ailleurs.
Et c’est paradoxal car, pleine de cette prise de conscience, de mon envie de transformer cette relation – à mon ordinateur et à l’écriture -, je laisse défiler les mots de cet article sur mon clavier, sans passer par l’étape manuscrite, attablée à une grande enseigne de fast food, la seule dans les parages offrant des prises électriques pour recharger mon ordinateur, obligée de renier tous mes principes pour répondre à l’urgence de laisser courir les mots sur cet espace virtuel que je me suis créé, ne commandant qu’un café alors que je n’aime pas ça, pour ne pas (trop) donner d’argent à une version du monde que j’ai en horreur.
On ne se refait pas : je viens du théâtre, et même à l’écrit, j’ai besoin d’un public.
Je ne suis même pas sûre d’aller vraiment quelque part avec cet article sans fin…
Faire une déclaration d’amour à mon ordinateur ? pas vraiment…
Me convaincre – et vous par la même occasion – que cette relation qui pourrait sembler toxique est « différente » puisqu’elle est une expression fondamentale de ma créativité ? peut-être…
D’ailleurs, dans le doute, je pense que je vais m’arrêter là… pourquoi cette succession de phrases devrait-elle tendre vers un but précis ? qui a dit que je devrais toujours donner une morale à mes écrits ? une petite fable qui servirait à toutes et tous ? Je n’ai foutrement aucune idée de l’utilité de cet article, si j’avais plus besoin qu’envie – ou bien le contraire – de l’écrire, mais il est sorti de moi alors autant aller au bout.
Pendant un mois, j’ai joué au jeu du chat et de la souris (AH ! AH ! AH !) avec mon ordinateur, me posant des questions existentielles sur mon rapport à la « machine », à la « technologie ». Interrogeant en filigrane mon rapport à l’écriture. Remettant éternellement en question la valeur de ma voix, la validité de mes mots, la légitimité de mes récits.
Et au bout du bout du bout, je me dis simplement que j’écris donc je suis, j’écris car je suis.
Et je vous dis simplement que, demain, j’achète une machine à écrire sur le bon coin !
Justine T.Annezo – 3 avril 2025 – GTM+2
