Un éclair de printemps

Dublin, Trinity College

J’ai atterri en Irlande il y a trois heures à peine. Il fait gris mais il ne pleut pas sur Cork. J’erre dans les rues inconnues et je me réchauffe auprès d’un cappuccino dans « le » coffee shop où il faut boire du café alors que je n’aime pas beaucoup ça. Je tente de me connecter au passé de l’Irlande. Ici, un jour, il y a bien longtemps, il y avait des Vikings. C’est même eux qui ont bâti la ville. Et aujourd’hui, quelle trace reste-t-il d’eux ?
Et cette pensée me ramène à un autre passé, à un autre lieu. Je suis à Paris, cinq ans plus tôt, au cimetière du Père Lachaise devant le mur des Fédérés. C’est le temps des cerises, le temps du soleil rouge aux oreilles. Nous sommes le 28 mai, dernier jour de la Semaine Sanglante, quand les Communards ont tous fini devant ce mur. Fusillés. A cet instant-là, quelque chose m’a traversé : si le monde en plusieurs dimensions existe, si toutes les couches du passé se superposent au présent, je suis avec eux en cet instant. Et je peux les entendre mourir les uns après les autres.
C’est bien pour ça que je suis en Irlande aujourd’hui, pour superposer ma vie à celle de tous les Irlandais dont je veux raconter l’histoire par le théâtre. Je viens m’imprimer l’Irlande, pays de mots et de musique, par le sol et par les mots eux-mêmes. Je me relie à la terre, j’accorde mes lectures et je m’attache à une réalité d’un autre temps créant alors une nouvelle temporalité. Je me créé un empilage de lieux et de présents. Et comme un clin d’œil de bienvenue, je me trouve en Irlande à l’anniversaire du centenaire de l’Insurrection de Pâques, année pour année, sans l’avoir vraiment décidé.
Le 24 avril 1916, les signataires de la Proclamation d’Indépendance de l’Irlande lisent leur Profession de Liberté devant la General Post Office. Une petite troupe est assemblée mais la majorité des passants ne prêtent pas grande attention à ces quelques perturbateurs de l’ordre public. Pourtant, cette prise de parole marque le début d’une semaine de guérilla urbaine dont les conséquences marqueront la Nation pour les dix années qui suivront ; cette première prise de parole va transformer l’Irlande à jamais.
S’inspirant du héros légendaire Cu Chulainn, les leaders se lancent dans cette guerre perdue d’avance pour le symbole, pour les générations à venir. Guerrier mi-mortel, mi-dieu, héros mythologique de toutes les guerres entre les cinq royaumes, Cu Chulainn livre sa dernière bataille ses tripes à la main. Mortellement blessée, surveillée par le corbeau Morrigan, il s’attache à un rocher et attend vaillamment le coup fatal car la gloire est plus durable que l’existence.  Ainsi il protège son camp et permet aux guerriers de la Branche Rouge d’accéder à la victoire. Les insurgés mourront tout aussi funestement mais ils le feront au nom sublimé de Caitlin Ni Houlihan*.
La rébellion de Pâques ne dépasse pas la frontière de Dublin comme il était initialement prévu, mais elle divise la capitale de façon certaine. L’Insurrection surprend les Irlandais comme un coup de tonnerre. Aux prises de la Première Guerre mondiale, ils ne s’y attendent pas et ne la souhaitent pas. Le soulèvement est universellement et explosivement impopulaire, le peuple fraternise avec les soldats anglais envoyés en masse pour saigner cette énième révolte. De leur côté, les soldats dans les tranchées françaises perçoivent cette rébellion comme une trahison : certains ont, en effet, décidé de de se battre pour accélérer le cours de la guerre et ainsi la promesse britannique de mise en place d’un Home Rule en Irlande.
Si la majorité des civils, victimes collatérales inévitables du conflit, ne souhaitent pas s’allier à ces « traîtres », certains rejoignent le mouvement avec ferveur. Quelques acteurs de l’Abbey Theatre notamment, préfèreront rejoindre les Insurgés que de jouer leur rôle sur scène. Sean O’Connelly, acteur du National Theatre of Ireland, sera d’ailleurs le premier à prendre et à perdre une vie. Il sera certes le premier mais pas le dernier de cette semaine sanglante irlandaise. ”Small boys don’t believe that people really kill them, but small boys were killed.” **
Devant l’artillerie massive de l’armée britannique et le nombre de victimes civiles, les leaders sont obligés de se rendre. Hués et maltraités par le peuple, ils sont incarcérés à Kilmainham Jail et jugés en cour martiale. Ce n’est qu’après leurs exécutions violentes et souvent injustes que l’opinion publique prend foi et loi pour cette insurrection. Les Insurgés devenus martyrs deviennent ainsi le symbole qu’ils voulaient et font le premier pas significatif vers l’Indépendance inexorable de l’Irlande.

Mes pieds fourmillent déjà d’errer dans les rues, les collines et les ports. Mon cœur trésaille déjà, avide d’écriture et de lecture. Je m’offre à moi-même et pour la première fois, l’incroyable cadeau de vivre inconsciemment, immodérément, inconséquemment, sans penser à un futur inconnu. En partant de chez moi, je m’ouvre une autre opportunité. Loin de chez moi, hors de la vie que j’ai transformée en prison sans m’en rendre compte, tous mes rêves sont permis.
Soudain, l’arrêt du juke box dans le petit salon de café bouscule ma pensée, je me sens complètement nue, comme si la musique m’avait préservé de l’autre jusque-là, de la pensée de l’autre. Je me sens ainsi transpercée par le silence des Irlandais parlant de leurs vies. C’est seulement l’heure de la fermeture, l’heure de partir et d’aller expérimenter ma première soirée au pub.

C’est dimanche et je prends le temps de prendre le temps.  Je marche sans but, je me perds, le nez dans mes chaussures et retrouve une rue connue sans même connaître le chemin. Je regarde une fileuse filer sa laine sur un antique rouet. Je plante des pommes de terre pour me connecter à l’Irlande jusque dans ses racines. Et j’écoute Carol et Thorsten, les hôtes de ma semaine à Cork, me raconter leur Irlande à eux. Celle de son enfance irlandaise, celle de son exil allemand.
Ainsi, elle me partage ses souvenirs, ses idées du coq à l’âne, ses mythologies enfantines ; elle souhaite m’offrir son Irlande dans toutes ses contradictions. Elle met en évidence l’étrangeté de son pays : des institutions bloquées dans un passé traditionnaliste face à une population très jeune et active. Pourtant, certains pans de leur Histoire sont plus libertaires que leur présent : de très anciennes règles datant du Moyen-Âge – les lois de Bréhon – sont infiniment plus modernes, notamment concernant les droits de la femme. Ce n’est évidemment pas de celles-ci que l’Irlande contemporaine a choisi de s’inspirer ! N’oublions tout de même pas qu’en 2016, et ce seulement depuis trois ans, le droit à l’avortement n’est légal qu’à la seule condition que la santé, morale et/ou physique, de la mère soit compromise par la grossesse ; les autres – jeunes, célibataires, violées, ou juste pas le moment –, n’ont d’autres choix, pour celles qui ont les moyens, que de traverser le Canal St George comme leurs aînées. Car inscrire le droit à l’enfant à naître dans la Constitution n’a jamais empêché des centaines de milliers de femmes à travers les âges de se rendre en Angleterre ou d’user d’aiguilles à tricoter pour se délivrer de leur fardeau non désiré, avec pour tragique résultat de les voir, pour la plupart, expirer en créant la vie.
Carol sème aussi à mon attention quelques non-dits familiaux, essentiellement autour du secret de la guerre en Irlande. Dans son enfance, on lui parlait des « Troubles » et depuis Cork, les troubles de l’Irlande du Nord lui paraissait en effet bien lointains et ne lui parvenaient pas réellement. Dans sa famille, il y a tout un mystère autour de ça. Personne ne parle jamais de la vie de ses grands-parents pendant les « Troubles » Et mon esprit s’embrouille, je ne sais plus si elle me parle de la Guerre Civile ou bien la guerre au Nord, parce que le vocabulaire irlandais les nomme chacune « Troubles » … Qu’importe l’ombre des périodes troublées de la guerre au Nord, de la guerre au Sud, Carol le clame haut et fort : on parlait de troubles pour ne pas s’avouer que c’était une guerre. Et mon esprit construit des ponts dans l’Histoire : ces deux évènements sont intiment liés et ne sont finalement qu’une continuité l’un de l’autre, qu’un resserrement dans l’espace. Une Guerre Civile non plus à l’échelle de l’île mais d’une seule province et de ses villes bien définies et délimitées.
La « première » Guerre Civile se déclenche sournoisement et sans se nommer en 1921, lorsqu’une moitié de l’Irlande réfute les conditions d’Indépendance imposées par la Couronne Anglaise. Toute la Nation s’accorde à dire que le traité n’est pas satisfaisant, qu’il n’est qu’une étape. Michael Collins aura d’ailleurs cette phrase célèbre : « In my opinion [the treaty] gives us freedom, not the ultimate freedom that all nations desire and develop to, but the freedom to achieve it.***» Mais le conflit s’aiguise sur la façon d’obtenir cette liberté ultime : les modérés sont conscients que l’Irlande, rompue par deux années de guerre d’Indépendance pour se libérer de l’oppresseur anglais, ne résisterait pas à de nouvelles batailles quand les anti-traités s’opposent à la compromission de leurs idéaux.
Raison ou tort, s’ensuivent deux nouvelles années de guérilla, pendant lesquelles l’Irlandais fait couler le sang de l’Irlandais. Lorsque les Irréguliers décident en 1923 de déposer les armes de leur guerre intestine, l’Irlande nouvellement libre abandonne les Catholiques d’Ulster à la fureur d’une province revendiquant son protestantisme. Car c’est l’une des clauses du contrat : l’Ulster est libre de décider de son sort et la majorité protestante a, dès 1921, prêté son allégeance au Commonwealth. Ainsi, la guerre intérieure ne se termine que sur la partie sud de l’île, le Nord se livre très vite à une guerre immortelle que personne n’appellera jamais guerre. Le Nord troublé est l’enfant du désastre de la Guerre Civile, pas totalement vaincu mais désemparé.
Thorsten de son côté m’offre un regard plus léger sur l’Irlande qu’il a découvert par le mariage et dont il observe, amusé, certaines coutumes saugrenues. Fut un temps où les Irlandais n’avaient pas le droit d’aller au pub le dimanche soir à partir d’une certaine heure, à moins d’être un voyageur. Alors, les gens d’un village allaient au pub du village voisin et ainsi de suite. Tout le monde devenait par conséquent voyageur.

* Symbole mythique et emblème du nationalisme irlandais utilisé dans la littérature et les arts, Caitlin ni Houlihan est souvent personnifiée par une femme
** « Les petits garçons ne pensaient pas qu’on les tuerait vraiment et pourtant, les petits garçons furent tués. »
*** « Le traité donne la liberté, non pas la liberté ultime que toutes les nations désirent et vers laquelle elles tendent, mais la liberté de parvenir à cette liberté. »