Un éclair de printemps

Ma vie française, mes problématiques professionnelles, me rattrapent pourtant l’espace de quelques secondes alors que j’ai coupé tous les réseaux internet et mobiles jusqu’à moi. L’espace d’un coup d’apnée et d’une crise d’anxiété. Je me raccroche immédiatement et absolument au présent. Le présent, c’est la musique irlandaise qui fait du bien au cœur et aux oreilles. Le présent, c’est l’inconnu. Le présent, c’est peut-être une fuite. Oui et alors, tant pis ! J’ai fait preuve de courage avant, alors je m’enfuis le temps de quelques semaines pour mettre de l’espace entre mon âme et ma réalité.
Je m’échappe à Blarney Castle, construit par la famille Mac Carthy qui serait l’une des plus vieilles d’Irlande, puisque convertie par Saint Patrick en personne ! Le souterrain du château aurait permis aux habitants de s’enfuir vers Cork et le comté du Kerry à l’approche des troupes de Cromwell en 1649.
Le 23 octobre 1641, l’Irlande martèle son chant d’insurrection. Partie d’Ulster pas encore intrinsèquement asservie, la rébellion politique se transforme vite en véritable soulèvement populaire suite aux ripostes anglaises comme souvent d’une violence disproportionnée. Au début, les rebelles veulent d’une révolte mesurée et la moins sanguinaire possible, mais à mesure que les paysans rejoignent la bataille, les chefs ont de plus en plus de mal à contenir leurs troupes.
Les atrocités remplace la clémence initiale, le peuple catholique riposte avec une folie vengeresse à la gigantesque confiscation qu’il vient de subir. Ni homme – de dieu ou d’ici – ni femme ni enfant protestants n’est épargnés. On noie les uns, pend les autres. On repousse des familles entières dans les flammes de leurs maisons et passe par le fil de l’épée ceux à qui l’on a promis la vie sauve. On crucifie même les pasteurs alors que certains prêtres s’interposent pour protéger leurs collègues protestants. L’Irlande est une terre brûlée. Cette violence expiatoire laisse une trace indélébile dans la conscience collective protestante et ne trouve d’équivalence que dans la sauvagerie avec laquelle Cromwell enragé et ses chiens répriment la résistance et annihilent tout embryon de nation future sur l’île sauvage ; monstruosité qui marque, à son tour, la mémoire collective catholique.
En 1642, il est d’abord temps pour l’Angleterre protestante et dominatrice de reconnaître l’Irlande catholique et maltraitée. En proie à sa propre guerre civile sur son île, la fière Albion aurait presque pu changer le cours de l’Histoire en émancipant sa première colonie avant l’heure. La Confédération de Kilkenny a, en effet, structuré la révolte, armé le pays et s’est unifiée derrière un gouvernement irlandais autonome, faisant de cette insurrection une belle promesse d’Indépendance que retiendront les révolutionnaires de Pâques trois siècles plus tard.
Mais le roi d’Angleterre est décapité et le bourreau impitoyable de l’Irlande apparait en conquérant féroce sur les rives libertaires, égorgeant les femmes et les enfants réfugiés dans l’église de Drogheda, versant le sang des citoyens de Wexford sur les barricades, les rues, les places de ce port jadis le plus prospère et semant sur son passage les monceaux de morts sur les monceaux de morts qu’il a promis à son débarquement. Plusieurs autres massacres plus tard, les Irlandais n’ont plus qu’un seul choix : au Connach ou en enfer ! Ce sera donc les terres les plus à l’Ouest, infertiles et rocailleuses, en forme de presqu’île, coupée du reste de l’Irlande par le Shannon : une réserve indigène facile à contrôler pendant que le reste de l’île demeure aux mains acérées des Anglais. Pour ce qui est de l’enfer, deux possibilités : l’épée foudroyante ou la déportation mortifère.
Ainsi, on comprend mieux que les habitants de Blarney Castle, même orateurs de renom, aient préféré la fuite à la négociation…
Cependant, Blarney Castle n’a pas été témoin que des tourments historiques de l’île, il a côtoyé l’ère mystérieuse des druides, des sorcières et des mythes ; les arbres et petits cercles de pierres l’attestent. Sauf qu’ils sont une centaine d’autres touristes avec moi à tenter de capturer ce mystère alors forcément, ça perd un peu de sa magie. Heureusement, ils s’entassent tous dans les escaliers de la tour en ruines espérant embrasser la pierre de l’éloquence, alors que je me dérobe dans la petite forêt alentour. J’essaie de percer les secrets des druides dans leurs recoins de pierre à l’abri des Three wise men.
Tout me touche ici plus fortement. Tout m’apparaît plus brillant, plus intense, tout me traverse plus irrémédiablement. Je me sens en conscience extrême, avide de chaque instant de vie que j’en sois actrice ou spectatrice. Comme en cette veille de la Saint-Patrick, alors que je suis au Pub à Cork à mon retour de Blarney, et que cet homme d’un certain âge, un habitué, s’en va en chantant comme un adieu We’ll meet again de Vera Lynn. Et toute la salle lui répond avec la même ferveur. Et je chante avec eux les larmes aux yeux. C’est comme si j’avais finalement raccordé mon cœur à toutes mes terminaisons nerveuses et que je n’avais pas besoin ici d’être sur la défensive. Comme si j’étais enfin libre d’être quelqu’un que j’ai oublié avoir été. Comme si j’étais enfin profondément moi. Et j’espère pouvoir ramener un petit morceau de cette fille-là quand je rentrerai chez moi.
Car je sais que c’est ma langue étrangère qui me libère petit à petit. Je me sens moins à nu. Les mots qui sortent de moi n’ont pas la même valeur, le même sens, les mêmes enjeux, que ceux que je dirais dans ma langue plus connue. Et en libérant un peu ma parole, je me libère moi-même. Je me sens libre de penser aux lendemains avec légèreté, j’ai une vraie confiance en la vie. Je m’offre la croyance nécessaire que tout est possible. Je sens que ce voyage me transforme et je savoure le chemin sans savoir comment, sans savoir pourquoi, sans chercher à être volontaire. Je me laisse porter par les mers, les chemins et les vents.

Mon père me rejoint pour quelques jours et nous nous partageons un petit morceau de l’Irlande à la lueur de la Guinness ou de la Murphy. Le temps d’une escapade à Dublin aux couleurs de la Saint Patrick, son chapeau de Saint des Irlandais sur la tête toute la sainte journée, le temps d’un concours de bières que je gagnerai allègrement, le temps de parler de la vie, de l’Irlande, de nous, de tout mais jamais de rien ; il est déjà l’heure pour lui de rentrer en France et pour moi de retrouver mes pas solitaires. Je ravale mes larmes, les gardant pour une prochaine fois, pour un prochain départ, pour un autre déchirement.
Après sept jours en Irlande, je quitte péniblement Carol, Thorsten et leur petit monde douillet,  je délaisse Cork que je connais un peu mieux et dans laquelle je pourrais marcher les yeux fermés si ce n’étaient ces fichues voitures du mauvais côté. Ce qui m’a appelée en Irlande, c’est le vert, c’est le mythe, c’est le vent venu de l’Ouest et ici, je me suis sentie dans une réalité qui me ressemble. C’était une immersion en douceur et, si je suis charmée de goûter à toutes les facettes de l’île, je me sens pleine de joie mélancolique d’aller du côté de l’Atlantique.

J’arrive à Limerick où tout le monde m’a déconseillé d’aller : le problème de la criminalité a créé une bien mauvaise publicité à la ville, surnommée Stab City (la ville du poignard), du fait des fréquentes agressions au couteau. Mais avant tous les crimes à l’arme blanche, Limerick était le lieu d’ancrage des Vikings pour piller l’Irlande ; Limerick était un symbole de la résistance irlandaise, à Cromwell (qui l’écrasa comme de coutume après trois mois de siège) et dans la Guerre des Deux Rois.
James le Catholique perd son trône d’Angleterre à la faveur de son gendre et neveu, William of Orange, beaucoup plus protestant, beaucoup mieux vu en Cour anglaise. Et forcément, ce conflit entre ces deux rois aux mœurs et religions bien départagées trouve ses faveurs au sein de l’Irlande désunie. Il alimente les tensions entre Protestants anglo-irlandais et Catholiques irlandais dans le Royaume de Banda, et Limerick devient le théâtre de cette guerre. La ville est assiégée par les Orangistes après la défaite de James à la bataille de la Boyne. Patrick Sarsfield, chef de file de la résistance jacobite, mène avec passion ses Wild Geese*, obtenant ainsi une proposition de traité en 1691, sorte d’édit de Nantes inversé, qui redonne leurs droits aux Catholiques en Irlande. Mais le traité de Limerick sera refusé par le gouvernement protestant de Dublin qui décidera à la place de durcir un petit peu plus leur vie déjà volée, par la création injuste et odieuse de Lois Pénales discriminatoires à leur endroit, ayant valeur de référence pour les trois siècles suivants.
Les oies sauvages et révoltées préfèrent fuir dans des conditions accablantes que de se soumettre. Les bateaux sont trop petits pour accueillir les soldats jacobites et leurs familles et, une fois les hommes embarqués, les navires larguent leurs amarres. Les maris appellent à la mutinerie, les enfants et les épouses se pressent sur les quais priant qu’on ne les abandonne pas, certaines s’agrippent aux cordages des vaisseaux. Les plus obstinées auront les doigts tranchés par l’équipage, les autres périront noyées sous le regard impuissant de leur mari et de leurs orphelins. Limerick n’est plus alors que la longue et terrible plainte agonisante des familles sacrifiées dans un pays dévasté.
Aujourd’hui, des siècles plus tard, la clameur tragique s’est évanouie mais il fait gris sur mon cœur car il fait gris sur l’Irlande, ou en tout cas sur Limerick. Je ne sais si c’est la nébuleuse de la ville ou bien les avant-propos négatifs, ou le départ de mon père, ou peut-être la solitude retrouvée ; mais un coup de Trafalgar m’étreint le cœur. Espérons qu’une tasse de thé à l’irlandaise, beaucoup trop noire pour moi et dont je ne peux libérer les feuilles pour en adoucir le goût, fera son effet et que mon enthousiasme va refaire surface. Je prie pour quelques rayons de chaleur sur le Shannon, car le soleil m’abandonne aussi et avec lui, tous les présages de bonheur.
Et juste à cet instant, comme une contradiction à mes pensées, comme un faible espoir pour mon âme troublée, un timide rayon de soleil vient percer la fenêtre, caresser doucement mon oreille, mon rideau de cheveux, et disparaît le temps pour moi de l’écrire. Lumière trop fugace pour réchauffer mes mains qui gèlent et apaiser mes pieds qui grattent de battre le pavé. Alors, pour contrer le mauvais sort, pour créer ma propre chance, pour réchauffer la pièce glaciale et mon cœur, je me mets de la musique dans les oreilles, m’enrubanne de laine, sort mon carnet et écrit, puis sort mon bouquin et lit la vie d’Edna O’Brien.
Et pourtant la journée a si bien commencé malgré le gris, malgré le froid. Le Milk Market grouillant de vie, de musique, de gens, d’odeurs, présageait une belle promenade à venir. Tous les possibles libérés par la solitude étaient à nouveau à portée de main. Mais j’ai fini par me perdre et m’ennuyer dans les rues ternes et désespérées.

* Lorsque James le Catholique perd l’Irlande et s’enfuit, il est suivi par les soldats irlandais qui ont combattu pour sa cause. Par dérision, cet épisode est appelé Flight of the Wild Geese, la fuite des oies sauvages par les Anglais