Depuis deux jours, il fait un soleil éclatant, comme un cadeau spécial de l’Irlande pour moi, et je m’atèle enfin à découvrir plus précisément Cork la rebelle, petite ville du sud construite au milieu d’un bout de terre s’élevant sur d’anciens marais autour de la Lee River. Après une halte à l’English Market, le marché couvert des Sassenach* au cœur du quartier « The March », et quelques piétinements à l’abri du musée d’art, j’arpente la ville de bas en haut et de haut en bas. Je vais d’abord au Sud, battre le pavé du quartier des Anglais et admirer les maisons victoriennes à grands arbres, jusqu’à pique-niquer au cœur des jardins Fitzgerald, à l’orée du Musée d’Histoire de la ville dans lequel je découvre plus tard la vie des premiers peuplements.
Et je me perds dans ma chronologie, mon esprit étourdi a fabriqué l’idée fumeuse que l’Irlande aurait été déserte jusqu’en 250 av. JC. J’ai certainement mal compris mes lectures, c’est parce que je me suis laissée évadée par les légendes sur les Tuatha De Danann, le peuple des dieux, et leur portes vers Tir na n-Og. Leur monde n’était que lumière et magie, perfection et grandeur, jusqu’à l’arrivée des Gaëls, ancêtres des Irlandais contemporains. Les Dieux de l’Irlande se sont alors réfugiés sous terre et ont incrusté leurs âmes dans le cœur des pierres. Ils ont reconstruit leur monde en miroir et parallèle au nôtre, enfoui sous les Dolmens et les tumulus, enseveli dans des palais de verre sous les lacs et les océans ; le monde des fées resplendit. Le temps terrestre n’y existe pas, c’est un pays de paix et d’abandon qui peut parfois être dangereux pour les mortels. Cependant, les portes de l’Autre Monde s’ouvrent lors de certaines nuits de fêtes, à Samhain et à Beltaine, lorsque l’Irlande oscille entre la saison froide et la saison chaude, et que la déesse Brigid et le soleil passent d’un monde à l’autre. Alors les Dieux envoient les Bansidh convier les mortels choisis à partager la vie du Sid pour un temps infini, pour un temps éphémère. Les ères mythologiques ont valeur de préhistoire pour mon âme rêveuse et je dois repasser par tous les âges – de fer, de bronze et de feu – pour revenir à l’Histoire scientifique de l’Irlande qui m’amène au début ou à la fin d’une ère : la Guerre d’Indépendance.
La Grande Guerre trace ses derniers sillons ensanglantés lorsqu’en 1918, les Britanniques étendent la conscription en Irlande et en font la condition nécessaire à la mise en place d’une certaine forme d’affranchissement pour l’île verte : le Home Rule. C’est une humiliation cruelle pour les Irlandais qui considéraient la promesse acquise, uniquement remise à plus tard du fait de la guerre. Cependant, cette traîtrise de l’Empire réunit enfin autour d’un même idéal les Modérés et les Ultras de la cause nationaliste qui ne pouvaient, jusque-là, s’entendre sur les moyens.
Des élections sont organisées en décembre 1918 et marquent la victoire du Sin Feinn, le parti nationaliste : le premier Dail (Parlement Irlandais parallèle) se réunit à Dublin le 21 janvier 1919, refusant de se présenter à Westminster, symbole d’une Union qu’ils réfutent, proclamant de fait l’Indépendance politique de l’Irlande. L’Etat Républicain irlandais est réel même s’il n’est pas reconnu par la Couronne. Heureuse concordance des temps, ce même 21 janvier, a lieu ce qui deviendra la première embuscade de la Guerre d’Indépendance : à Soloheadbeg, dans le Tipperary, des membres de l’Irish Volunteers attaque un camion de la Royal Irish Constabulary qui transporte des explosifs. Deux policiers sont tués, la guerre est lancée.
Malgré de nombreuses actions de guérillas qui donnent l’illusion d’une vraie résistance irlandaise, la force armée britannique est bien trop puissante face à tous les garçons de campagnes mal armés, mal préparés. Heureusement, cette guerre nauséabonde ternit l’image proprette du Royaume-Uni et accélère le processus de paix. Des négociations entre les deux partis s’ouvrent en octobre 1921 et se concluent avec la proposition du Traité doux-amer. Père et Mère de l’Etat Libre d’Irlande, Saorstàt Eireann, il sera aussi le funeste exécutant des premiers morts de la Guerre Civile.
Cork retiendra de cette période libératrice, la figure de Terence MacSwiney : le maire de la ville fut en effet embastillé en 1920 pour appartenance à l’IRA. Traité comme criminel et non pas en tant que prisonnier politique, il entame une grève de la faim dont il mourra soixante-treize jours plus tard. C’est lui qui imposera ce système comme ultime résistance face aux incarcérations hors-la-loi. C’est lui qui donnera du courage à tous les autres grévistes au Nord des décennies plus tard : « It is not those who can inflict the most but those who can endure the most who will conquer** ».
Je parcours ensuite les maigres rails de l’ancien tramway de Cork – emportés par les Anglais selon certains – et me dirigent vers le Nord, en haut de la butte à Shandon, quartiers des ouvriers, des pauvres et des Irlandais, où s’élèvent les quatre facettes de l’horloge menteuse. Je voudrais faire l’expérience de m’arrêter sur un banc ou dans une rue, afin de regarder les gens qui passent, mais le froid m’a mangé toute la journée et je dois redescendre dans la ville basse pour les regarder à travers la vitre de mon coffee shop préféré, éparses et pressés, d’où j’aperçois aussi les fenêtres du 19 Cobourg Street qui ne se souviennent déjà plus de la capture de John Lynch, le leader Fenian membre de l’Irish Republican Brotherhood, qui y vécut et fut arrêté en prévention de la Révolte Fenian de 1867.
Soutenue par des fonds américains, cette rébellion prône l’établissement d’une République démocratique et égalitaire, et emprunte son nom aux guerriers mythologiques et immortels de Fionn Mac Cumhal : les Fianna. Quelques tensions se font très vite sentir entre la mère patrie et les financiers émigrés, l’Américain irlandais se pense parfois plus irlandais que les Irlandais et estime que ses dollars lui donne tout pouvoir de décision. C’est quand la patrie n’est qu’un nom que le nationalisme est le plus ardent. Les querelles de personnes et l’espionnage efficace de la Couronne britannique – dont l’arrestation de John Lynch est un exemple parmi d’autres – compromettent finalement le soulèvement qui, mal coordonné, se résume à quelques escarmouches.
Si la défaite fut cuisante, une certaine victoire politique se profila : les arrestations des dirigeants Fenians, les procès, les tortures, le sort tragique promis aux détenus agitent l’opinion et permettent de rassembler de nouveaux adeptes. Cette avant-dernière insurrection compromise permet d’alimenter une certaine culture de la révolte en Irlande et le mouvement se maintient à la manière d’un iceberg dont la pointe visible laisse à peine deviner la formidable masse immergée jusqu’en 1916, année décisive dans la lutte inéluctable pour l’Indépendance.
J’ai marché tout le jour et je ne sais déjà plus quoi faire de ma solitude. Je me sens du même bleu que les frères Yeats mélancoliques. Juste parce que j’ai manqué des morceaux d’Histoire au Musée ! Je sais bien pourtant qu’on ne peut pas tout voir, partout. Heureusement, dans quelques jours, semaines, je ne me souviendrai que de la plénitude de ce midi en plein soleil dans un parc, je ne me souviendrai que du bienfait de la marche interminable, je ne me souviendrai que de l’envie insatiable d’aller ailleurs, plus haut, plus loin, pour découvrir toujours plus de rues, d’églises, d’échoppes. Je garderai le souvenir brillant de Cork la grise qui s’ocre dans la lumière du soleil.
Je suis en route vers la mer d’Irlande, en route vers Kinsale, village portuaire au sud du comté de Cork. Je m’en vais découvrir un symbole de liberté envolée puisque c’est l’endroit où ont été vaincus les Comtes Irlandais pendant la Guerre des Neuf ans, avant leur fameuse fuite, The Flight of the Earls. Nous sommes à la charnière du XVIème au XVIIème siècle, les Anglais sont en Irlande depuis la fin du XIIème siècle et Hugh O’Neil, le chef de l’Ulster, province du Nord alors la plus gaélique et la plus rebelle à l’Angleterre, s’allie aux autres chefs irlandais pour lancer la rébellion de Tyrone et défendre la religion catholique. L’Irlande est à feu et à sang, les quatre provinces se soulèvent à l’unisson. On se massacre de tous bords de Dunboy Castle à Yellow Ford. Les Anglais incendient châteaux et chaumières, fidèles ou non à la révolte, vides ou pleins de leurs habitants. Ils détruisent les récoltes et organisent la famine pour mettre le pays à genou. Ils ordonnent les massacres les plus abominables avec le plus grand soin : des enfants embrochés sur des piques ; des mères pendues aux arbres, leurs bébés étranglés de leur cheveux accrochés à leur sein moribond… Les rebelles, de leur côté, taillent en pièces tous les Anglais qu’ils peuvent trouver.
Les chefs de clan présentent alors leur cause comme celle de l’Irlande toute entière : les opprimés contre les oppresseurs, les champions de la foi catholique contre les tenants de l’hérésie protestante. Même si malheureusement, comme souvent dans l’Histoire, le chef d’Ulster se bat moins au nom de la liberté et de l’Indépendance de l’Irlande que pour asseoir ses droits dans sa province et peut-être même sur l’Irlande toute entière. Cause réelle ou présumée, elle sera suffisante pour soulever la révolte et faire couler le sang des Irlandais. Elle sera suffisante pour définitivement briser le pouvoir de l’Ulster, marquant là-bas et un peu ailleurs le déclin de la culture locale et gaélique. Le premier système de Plantations trouve alors son essor : on spolie légalement les Irlandais catholiques de leurs terres au profit de colons protestants, choisis et agréés par la Cour d’Angleterre. Et cela massivement dans l’Ulster, évènement précurseur des tragédies dont le XXème sera témoin au Nord.
La révolte finit à Kinsale prise en tenaille entre les garnisons anglaises et la mer d’Irlande. Les grands Comtes s’exilent et, dans leur fuite tragique et désespérée, abandonnent les rebelles à la vengeance sanglante des Anglais : traquées comme des bêtes sauvages, ils sont systématiquement mis à mort, qu’ils soient les armes ou le drapeau blanc à la main. Le port de Kinsale devient alors le lieu stratégique d’une base navale anglaise, interdite aux Irlandais jusqu’à la fin du XVIIIe.
On a volé le passé de l’Irlande et elle tente aujourd’hui comme elle peut de s’approprier son présent. Ainsi, à Kinsale, la vérité s’inverse, on écrit d’abord en gaélique, puis en anglais. A Kinsale, Eriu reprend la parole, juste là où elle a définitivement perdu ses droits. Et moi je marche dans les pas de l’Histoire, dans le pas des opprimés. Je marche les poings crevés et je laisse rêver mes pensées.
Je longe les bords de l’eau, dans le vent au milieu des éléments. Je chante très fort, trop fort. Je chante la liberté des Irlandais dans le fort anglais en ruine. Je chante ma propre liberté, mon envie d’être simplement. En cet instant, je me laisse portée par mes bottes de pluie ; seule au monde, au sommet d’une colline, dans les vestiges de l’Histoire, la nature verdoyante à perte de vue, la mer calme de l’Irlande en face de mes pieds. Je m’évade. J’oublie les passés irlandais et le mien. Je commence à m’imprimer du bleu, du vert, du vent ; l’essence de l’Irlande est en train de me pénétrer le cœur. Je me laisse faire avec joie et délice, je prends enfin de bonnes habitudes. Je marche le jour durant et parfois le paysage est sans âge. Je marche et contemple l’Irlande verte tant espérée. Si seulement je pouvais passer ma vie à errer, dans le sens le plus noble du terme. Errer comme aujourd’hui, avec pour seuls compagnons le vent et le soleil froid du printemps irlandais.
Je rentre les pieds fourbus, les pieds gelés, les pieds endoloris, et le cœur exalté. Miraculeusement, à ma propre surprise, je me sens à ma bonne place en Irlande : je suis au présent de mon histoire et de la sienne, sans attente immédiate. Des possibles à perte de vue et entre les deux, la vie. En cet instant, je me sens ailleurs, vraiment ailleurs, et c’est merveilleux.
* Etranger, en gaélique
** Les vainqueurs ne sont pas ceux qui feront le plus de mal mais ceux capables d’endurer le plus de souffrance.