Un éclair de printemps

Je découvre Inis Mor en pointillé, tôt le matin ou tard dans la journée, quand tout le monde est à l’abri. Ainsi, je grimpe un jour jusqu’au petit temple païen en ruine à l’Est de l’île, suivant le chemin opposé du soleil qui se couche. C’est la plus petite église du monde, j’y entre à peine et ne peux presque pas faire un tour sur moi-même ; je me sens alors à des millénaires de la semaine dernière et bien loin du château de Blarney. Je suis seule sous le regard interrogateur et aimable des ânes, imaginant nos minuscules ancêtres priant les Tuatha De Danaan : ont-ils construit leurs temples en hauteur pour être au plus près des Dieux ? J’admire une dernière fois ce petit temple en ruines qui proclame sa liberté et je descends jusqu’à l’Atlantique pour trouver les falaises sur lesquelles j’étais au matin. Mais mon regard ne porte pas suffisamment loin. Je me sens tellement vivante alors. Je me sens littéralement dans un Autre Monde.
Mon avant-dernière expédition un autre jour est un désastre pourtant, me cédant à l’apogée de ma mauvaise humeur, les pieds pleins d’ampoules et le moral dans les chaussettes. Je tente de marcher au plus loin que je peux sur Inis Mor, jusqu’au Worm Hole. Je traverse le cœur de l’île, je croise des maisonnettes au bois de chaume et des chaumières en ruines, celles-là même que Synge décrit si précisément. Construite avec deux portes se faisant face, la plus abritée restait ouverte toute la journée afin d’éclairer l’intérieur. Si le vent venait du Nord, on ouvrait la porte sud, et l’ombre de l’entrée avançant sur le sol indiquait l’heure qu’il était. Toutefois, dès que le vent tournait au sud, on ouvrait l’autre porte.
Je touche presque l’océan froid et c’est euphorisant. Lorsque j’arrive au plus haut point de l’île, c’est tout simplement extraordinaire : une vue vertigineuse et lointaine de l’ouest sauvage de l’île s’offre à moi. Je contemple un morceau plus brut et dépossédé de la terre autour de moi, puis de l’océan autour de la terre, puis de l’immensité autour de l’océan… J’ai déjà le vertige, je me sens remplie… Jusqu’à me perdre dans les pierres une nouvelle fois, et alors voir le temps qui m’échappe, voir mon envie devenir inatteignable. Je suis furieuse, je pleure, je suis folle de rage contre moi-même de chaque occasion manquée sur chaque île et sur Inis Mor encore plus indubitablement. Inis Mor est si vaste que je n’ai pas le temps d’en faire le tour entièrement. Inis Mor a ses secrets qu’elle me dissimule violemment. Inis Mor me fait mal aux pieds, Inis Mor me fait mal au cœur.  Ainsi, je pleure encore plus, je me traite de tous les noms d’oiseaux que je ne connais pas dans toutes les langues que j’invente. Je suis en train de vivre une tragédie grecque à l’intérieur de moi-même, seule, perdue sur une île minuscule, je vis tout si grandement.  Alors je chante, je chante à tue-tête pour me redonner du courage, pour retrouver l’espérance et mon chemin. Et je me sens prise d’une espérance Youkalienne à chaque pas, comblée des instants de grâce que je rencontre.

Il pleut un vent glacial sur Inis Mor pour mon dernier matin. Je voudrais retourner aux noires falaises vertigineuses pour dire au-revoir mais je ne m’en sens pas tout à fait le courage, mes pieds sont encore douloureux de mon Worm Hole raté et le vent me glace. Mais une averse de soleil accompagne finalement mes dernières heures en dehors du temps et de toute chose connue. Alors je prends mon cœur dans les mains, lui souffle un vent d’amour et vais rejoindre mon fort, mon beau, mon tendre. Et pour y aller, je marche dans le sable, je marche dans l’océan glacé et calme, je me sens déjà revivre. Je me sens prise par le besoin impérieux de m’arrêter, malgré le vent, malgré le soleil caché derrière les nuages, pour saisir l’instant et lui redonner sa liberté. Je chéris ce moment, et tous ceux d’avant, avant d’être prise par la mélancolie du départ. Je profite de ma griserie pour repenser tout ça en couleur.
Sur ces trois îles occidentales, on nous exhorte à visiter les forts dont on nous égrène les noms et on ne nous parle pas de l’essentiel : ce qui importe, ça n’est pas vraiment le Dun Duchatair, ce sont les rochers auxquels il s’accroche, c’est le vide dont il nous préserve. J’essaie d’apprivoiser ce vertige et petit à petit, longeant les gouffres de mer, j’ai un tout petit peu moins peur du vide qui m’aspire. Et je sais que c’est ça que je suis venue chercher ici, cette eau puissante qui me regarde d’en bas et vient se briser sur les rochers, qui peut nous tuer en une seule vague bien balancée. L’océan écume de vie, il fait un bruit d’orage et berce mon cœur le temps de mon adieu. Sa fougue en hiver m’exalte ; j’aime sa rage de vivre et son danger. Je me sens fascinée par la violence des éléments en saison froide et je me languis de m’abandonner à leur fureur. Je voudrais pouvoir traverser un hiver sur l’île du milieu ou sur l’une de ses sœurs, vivre au contact de l’océan et me laisser ainsi diriger par lui, uniquement protégée par la chaleur du feu de tourbe.

Inis Oir la douce… Inis Meain l’indomptée… Inish Mor la surprenante… Je m’y suis certainement mal pris pour approcher ces îles, j’ai voulu les manger toute crues, les embrasser totalement et toutes de mes bras trop courts. J’ai couru après un rêve avec fureur, j’aurais aimé être le vent, être la mer, pour les connaitre totalement. Et les îles se sont appliquées à m’adoucir, à me perdre, à m’apaiser, elles m’ont poussée dans mes retranchements, révélant d’autres trésors pour mes pieds fatigués. Je n’ai pu que me perdre et c’est une bonne chose même si je ne le comprends que maintenant, remuée par le bruit de l’océan. Ici, je me suis égarée physiquement, abandonnée seule avec moi-même, violente et en révolte, et je n’avais que ma propre volonté, que mes propres pieds, pour me retrouver.
Je venais chercher les îles de Synge et j’ai trouvé les miennes, j’ai maintenant dans le cœur l’histoire que chacune d’elles me raconte sans chercher un passé révolu. Les mots étrangers glanés au croisement des chemins – Teampall Bheamain. Dun Duchatair. Dun Aengus. Tempeal na Seacht Mac Ri. – ont participé à la création de l’inconnu, l’indicible et l’invisible que je venais chercher. Je reviendrai peut-être un jour, rencontrer plus de gens d’ici, m’imprégner réellement de leur vie. En attendant, je me souviendrai de cet homme au visage si rouge que j’ai pensé qu’il buvait trop. Puis j’ai regardé mon propre visage dans le miroir et j’ai compris que c’était le vent, que c’était la lutte contre les éléments, que son visage me racontait.

Cette fois-ci, je fais le même trajet que Synge, je prends le hooker direction Galway. Si heureuse, si pleine de joie d’avoir pu goûter l’océan, l’air chargé d’embrun, mon vertige bien aimé avant de partir, j’ai silencieusement savouré le feu de tourbe à l’ombre de mon livre et dans l’atmosphère bruyante du pub avant d’embarquer. Je sens encore la chaleur de la tourbe sur mes lèvres. J’aurais pu rester indéfiniment là et la vie aurait été tellement douce ainsi. Cependant, je voudrais que l’équipage hisse les voiles à présent, une fois que le départ est décidé, rester est presque aussi douloureux que de partir.
Et alors que je m’éloigne enfin, je regarde Inis Mor comme je ne l’ai jamais vue auparavant. Je pense à Synge qui raconte que les jeunes gens de l’époque voulaient fuir les îles absolument, par le travail ou par le mariage, car c’était un monde trop étroit pour leurs rêves. Et je pense à nous – à lui, à moi, à tous les autres – qui partons y trouver un espace pour la paix… Les îles s’estompent déjà, immortelles au milieu des ravages de l’océan, une odeur d’embrun collée sur leurs rochers ; et moi je rêve. Est-ce aux abords d’Aran qu’Oisin et Niamh ont cavalé pour rejoindre la terre de l’éternelle jeunesse ?
Niamh, princesse du Sidh, est vertigineuse de son amour pour Oisin, chevalier Fenian et fils de Fionn, qu’elle n’a jamais vu mais dont elle connaît tous les chants de guerre par la magie des poètes Danaan. Galopant sur son cheval d’eau, elle accoste les rives de l’Irlande, les yeux pâles et verts comme la mer, luminescente d’adoration. Oisin, touché lui aussi en plein cœur par la beauté incandescente de cette envoyée des Dieux, par la vie qu’elle lui promet au-delà des océans, au-delà du temps, s’enfuit ses bras enlacés autour de sa fée. Ils vivent un bonheur infini dans le monde de l’oubli, mais au fil des heures éternelles, Oisin se languit de sa terre natale, de son père, de ses amis ; il veut savoir s’ils sont heureux. Alors, il part sur le cheval blanc de son aimée avec la promesse de ne jamais descendre de sa monture et de revenir au plus vite. Mais la Terre qu’il retrouve n’est plus la même, le monde qu’il a connu est bel et bien mort, un désespoir muet le renvoie d’où il vient, où le temps a valeur d’infinitude et où Niamh échappe ses larmes d’un rayon de lune. Mais un déséquilibre vient l’empêcher, il tombe sur ce sol qui ne lui est plus familier et se transforme instantanément en vieil homme. Le cheval disparaît dans un océan d’étoiles et Oisin a tout perdu : son passé, son présent et son futur. Ne lui reste que le souvenir d’une nuit éternelle, prise entre un soleil et une pluie ; parfois percée par la complainte de l’océan pleine du chant d’amour de Niamh immortelle.
Ainsi, ces îles intemporelles  sont-elles véritablement sur le chemin de l’Autre Monde des légendes, lorsqu’il est niché au cœur de l’océan ? Sont-elles la dernière étape avant Tir fo Thuinn, la terre sous la vague ? Peut-être bien, peut-être pas. Mais dans les récits de ma légende intime, elles sont la terre où j’ai quitté tous mes soucis. Elles restent dans mon cœur l’étoile à suivre dans le noir.

J’ai rejoint un morceau de terre plus grand et je vois d’autres bouts de terre au loin, je ne sais déjà plus si ce sont mes îles du bout du monde. En revanche, je sais maintenant avec certitude que les terres que j’apercevais au loin, derrière la brume, étaient bien celles du Connemara. J’ai encore le visage qui brûle d’Aran comme un souvenir de feu sur ma joue, ma peau se consume d’être partie.

Les étymologistes et autres spécialistes n’ont su se mettre d’accord sur les origines de Galway : est-ce simplement une rivière de pierre ou bien la fille du roi mythique Breasal ? Qui qu’elle ait été, en cette dernière semaine de carême, Galway est une fête et mon cœur est en sommeil.
Galway fut un temps le symbole de l’assimilation car c’est ici que les envahisseurs sont devenus plus irish que les Irish. Les Anglo-normands – c’est ainsi que les Anglais s’appelaient en ce temps là – portaient à l’origine le visage glabre et les cheveux courts ; deux ou trois générations plus tard, ceux restés sur place pour gouverner avaient adopté les cheveux longs et les barbes hirsutes des Indigènes, ils chantaient leurs chansons et buvaient leurs bières. Le pouvoir anglo-normand du XIVème siècle se voit alors dans l’obligation de réaffirmer son autorité et de rétablir un peu l’ordre avec les statuts de Kilkenny. On les envoie se couper les cheveux fissa et on leur ordonne à l’anglaise – poliment et une cuillère en argent dans le cul – d’arrêter leurs conneries : interdiction de parler en irlandais, de chanter en irlandais, de boire en irlandais, de s’habiller en irlandais ou de faire l’amour en irlandais. Les Anglais font ainsi la royale erreur de créer deux peuples distincts, favorisant alors une identité irlandaise de résistance qui se confirmera d’autant plus avec le schisme religieux d’Henri VIII. Car alors l’identité de résistance se définit aussi par sa confession : les natifs irlandais sont catholiques et le revendiquent haut et fort, les colons sont aussi anglicans que leur roi gynocide. Cette fracture culturelle et religieuse marque donc la naissance de la destinée funeste de l’alliance forcée entre les îles voisines, autrement dit le début des emmerdes.
Et en remontant le fil de l’Histoire de Galway, je finis par avoir le fin mot du mystère de Cork : la vie en l’Irlande avant les Celtes. Dans ma grande naïveté, j’ai cru, comme eux avant moi, que seuls les Dieux avaient pu vivre ici et construire les énigmes architecturales que sont les dolmens, d’autant plus qu’il n’y a avait plus âme qui vive à leur arrivée. C’était une belle histoire à rêver pour s’endormir… Ils sont bien arrivés sur une île déserte mais cela ne va pas dire qu’aucune vie n’a existé avant eux. Les fouilles archéologiques et les études scientifiques des sols prouvent qu’il y a bien eu une vie préhistorique en Irlande. Le Lebor Gabala Erenn le confirme, même s’il fait de ces habitants originels des dieux.
Tout a réellement commencé avec le peuple de Cesair, l’une des petites filles de Noé (oui, celui avec l’arche et toute la faune terrestre). Même si Capa, Laigne et Luasad furent les premiers hommes à découvrir l’île, ils n’y ont jamais vécu, faisant de Cesair et ses compatriotes la première peuplade selon le Livre des Invasions. Ils s’échappent en Irlande avant le déluge et accostent avec pertes et fracas à Bun na nBanc. Arrivent sains et saufs cinquante femmes pour trois hommes, dont le mari de Cesair, qui sont censés se les partager afin de sauvegarder l’humanité sur leur nouvelle terre. Ils vivent ainsi pendant quarante ans, les hommes périssant l’un après l’autre d’un trop plein d’amour. Cesair meurt à son tour, l’agonie de son mari brisant son cœur en plein milieu.
Trois cents ans plus tard, Partholon et son peuple débarquent après avoir erré pendant sept ans autour de l’île brumeuse. C’est qu’elle se faisait déjà désirer la belle verte, l’Irlande leur souhaite néanmoins la bienvenue avec l’apparition de sept lacs. Ce sont les Partholoniens qui créent les premières coutumes ancestrales : le langage, le fosterage*,  le druidisme, l’agriculture, etc… Ce sont les premiers à faire la guerre aux Fomoirés, race titanique, démons de la mythologie celte. Les Partholoniens règnent de la sorte pendant cinq siècles, transformant la terre désolée et dépourvue de végétation en quatre plaines fertiles et nourrissantes, jusqu’à leur extinction par la peste.
Les Némédiens leur succèdent alors. Leurs navires se sont tous perdus en mer, sauf un qui fait le tour du monde pendant des mois avant d’atteindre l’Irlande. Certains médisants les taxent de n’être que de pâles copies du peuple précédent, ils n’inventent rien, continuent à faire naître lacs et plaines et s’illustrent dans leurs guerres contre les Fomoirés, jusqu’à l’ultime bataille qui les décimera à travers le monde.
Qui sont-ils d’ailleurs ces Fomoirés ardents, ce peuple belliqueux ? Ils seraient la progéniture de Ham, le moins aimé des fils de Noé. Géants ou elfes, selon le narrateur, à tête de chèvre ou cheval, ils n’ont qu’un seul œil, qu’une seule jambe, qu’un seul bras, et coupent le nez de ceux qui les offensent. Ce sont les démons d’en dessous, l’incarnation des forces du mal qui ne pourront être mis en déroute que par la lumière des Tuatha de Danaan. Ils permettent d’illustrer le combat immortel des forces positives de créations successives aux forces ténébreuses de la destruction.

* Pratique sociale consistant à confier durablement un enfant à un membre de la parentèle pour son éducation