Cependant, chaque lieu a son histoire, son héritage, sa lourdeur de vivre, et vaut la peine d’être traversé, même pour quelques heures. Limerick fait ce qu’elle peut pour sortir de son cloaque de ville ouvrière abandonnée aux marais boueux, pour gagner quelques parcelles de vies perdues au fil des ans. Elle fait ce qu’elle peut pour vaincre son traumatisme pernicieux, pour se remettre de la pire des guerres qu’elle a dû mener, une guerre contre un ennemi invisible et vicieux. Les enfants mourraient dans la boue de Limerick depuis la nuit des temps. Les enfants mourraient à cause de l’insalubrité des quartiers pauvres. Et ils s’envolaient comme les cendres d’Angela, et ils errent peut-être encore, infiniment, dans les limbes de leur mort prématurée. Et la ville se souvient d’eux à travers une pierre pour les enfants morts, empreinte du pied joufflu d’un nourrisson creusant la stèle.
Quelque chose est chamboulé à l’intérieur de moi, j’ai la sensation de croiser des fantômes sans les rencontrer. Une mélancolie lourde et amère s’empare de mon être. Limerick ne me va pas du tout ou bien je ne vais pas à Limerick. Est-ce elle qui ternit mon cœur ? Est-ce mon humeur qui la désespère ? Nous ne nous comprenons pas mais la vie se dessine dans son soleil couchant et l’espoir naît avec la nuit. Peut-être que ce soir dans la chaleur étouffante des pubs, les rencontres éphémères, propres à la convivialité irlandaise, amèneront un peu de légèreté dans cette journée abattue.
Il est enfin temps de voguer vers les Îles d’Aran, ma destination promise de l’Irlande. Mais avant, je fais une halte à Ennis. Je vagabonde pendant une heure dans le village encore endormi sous une barrière de nuages qu’aucun soleil ne pourra crever. La cloche de la messe carillonne et la vie s’éveille peu à peu. Un passant. Puis deux, puis trois. Une foule compacte s’engouffre dans le matin gris par les portes en bois de l’Eglise. La vie peut commencer puisque Dieu le veut. Ils ont communié, ils ont lavé leurs petits et grands péchés.
Je sillonne alors les routes tortueuses du Comté Clare et savoure mon image d’Epinal de l’Irlande : les étendues vertes séparées par d’anciens petits murs de pierres partageant ainsi les différentes parcelles. Et au milieu parfois, quelques moutons éparses. Et au milieu parfois, un mur, un château, une tour en ruine ; signes d’un passé encore caché, encore là quelque part au milieu des veilles pierres… Quelques fantômes oubliés errent probablement au milieu des plaines. J’accueille ces petits morceaux de rêves naïfs et attendus.
Et soudain, j’aperçois l’océan. Je descends, à pied vers la mer et j’ai la sensation d’aller à la rencontre de mon destin. Pendant quelques secondes, je suis allégée de toute pensée matérielle, je suis hors du temps. Je ressens une liberté intime et profonde qui me révèle toute l’essence du mot lui-même. Je suis au port de Doolin et j’attends le curragh moderne qui me portera vers Inis Mor.
J’accoste à Cill Ronain et comme Synge, je n’ai jamais rien vu d’aussi désolé ; le port gris, les masses rocheuses noires qui m’apparaissent au loin, tout me semble lugubre. La brume est alors mon seul refuge car tout y est brumeux : la terre d’Irlande au loin, les nuages, le soleil, l’horizon limitant le ciel et la mer. On semble comme dans un rêve aux frontières mal définies.
Et je passe mon après-midi à me perdre dans trente et un kilomètres carré. Je cherche en vain la porte d’entrée des fées mais elles m’ont abandonnée. Je cherche une porte de l’Autre Monde bien particulière, celle que la croyance populaire a transformée en couche nuptiale de Diarmuid et Grainne dans leur course éperdue et mythique. Grainne, jeune femme promise à Fionn Mac Cumhal, le chef déjà vieux de la bande de guerriers des Fianna, tombe follement amoureuse de Diarmuid l’un des dits guerriers, le plus beau d’entre eux cela va s’en dire. Pour sa défense, Diarmuid possède une tâche d’amour enchantée qui ensorcelle d’amour toute femme qui le voit. Malgré le sens aigu de l’honneur qui le pousse à résister à la jeune fille amoureuse, Grainne fait appel à une très vieille magie irlandaise : le pouvoir du geis, qui a valeur de défi ou d’interdit selon le contexte. Transgresser un geis est un péril plus mortel que le déshonneur qui attend Diarmuid en trahissant son chef, ainsi ils s’enfuient tous deux, inextricablement liés par le destin et la magie. Poursuivis par Fionn et sa vengeance pendant sept ans, ils parcourent l’Irlande sans jamais rester plus d’un jour au même endroit, fabriquant à chaque fois un lit de fortune à l’abri d’un dolmen. Les amants maudits auraient ainsi fait halte à Inis Mor mais je ne peux le voir de mes propres yeux puisque je m’égare.
On peut marcher sans but mais pas sans savoir d’où l’on vient, pas sans savoir où l’on va, car alors chaque chemin pourrait être le bon. Car alors, on ne sait plus bien si on avance ou si on recule. Et devant l’inconnu, on fait quand même un choix, on s’enfonce peut-être au mauvais endroit mais on y va, espérant sortir grandi de l’expérience qu’on aura vécue. Je connais ainsi quelques instants de liberté intense en haut du grand jardin de pierres de lave délavées et ébréchées alors que je tente d’apercevoir le refuge des amants fugueurs ; mais, perdue, sans but ni espoir et ma sérénité fugace déjà envolée, je suis soudain aux portes des enfers, Cerbère enragé empêche la traversée, et m’oblige à rebrousser chemin. Je retrouve enfin la grand route ; sans panneau, sans indication aucune, je réalise que j’ai presque fait du sur place, parce qu’au milieu des roches abruptes, mon seul point de repère fut le cheval solitaire que j’avais croisé à l’aller. Le ciel prend alors la couleur de la nuit et je suis obligée de retrouver mon abri sans avoir presque rien vu, sans avoir communié avec la fugue interminable des amants qui me touche inexorablement.
Je croise alors un couple d’autochtones sur le chemin de retour, je contemple étonnée la femme se signer à mon passage et me demande si je suis devenue le Diable si près des enfers. Mais j’aperçois finalement la Vierge cachée dans la pierre derrière moi. Je n’ai pas vu le dolmen caché au cœur de l’île, mais j’ai rencontré cette femme qui ne peut passer à côté d’une croix, de la vierge ou du petit Jésus, sans, pour quelques secondes, envoyer sa pensée vers Dieu. Alors qu’importe finalement un lit de pierres de la préhistoire, c’est cette femme pieuse et humble du présent le cadeau de l’île aujourd’hui. A moi de l’accepter comme tel et de me laisser traverser par le destin.
Je me lève aux premières heures pour, avant de m’échapper sur la plus petite des îles, voir un peu plus le sud d’Inis Mor. Je suis à quelques pas du Dun Duchatair et j’entends enfin l’océan sauvage. Devant cette étendue bleue et infinie sous mes yeux, je comprends comment les gens ont pu se sentir au bout de la Terre, seuls au monde. Et je savoure moi aussi cette plénitude fugace. Je m’arrête déjà, émue si fortement, alors que le vertige qui m’attend à quelques mètres mérite une floraison plus intense.
C’est tellement grand. Tellement abrupt. Je suis à la frontière acérée entre l’île et l’océan. La falaise inattendue et pourtant espérée m’aspire dans le vide, je suis face aux perditions qui ont mangé tant de pêcheurs par mer et tant de voyageurs par terre. Je comprends mieux les histoires de pulls en laine : sur les îles d’Aran, chaque famille avait son propre point de tricot et lorsque les pêcheurs ensevelis par la mer revenaient chez eux, rapportés par les vagues des semaines après, c’était le seul moyen de reconnaître le disparu. Car l’eau s’était montrée si méchante et vorace à cause de quelques anges déchus avec Lucifer : épargnés avant d’avoir achevé leur chute, ils seraient encore suspendus dans les airs, n’appartenant ni au Monde des Enfers, ni au Monde des Dieux, et causeraient les naufrages en mer et tous les maux de la Terre.
Je me réfugie finalement entre les pierres noires du Dun Duchatair et je me raconte ma propre histoire de forts en demi-lune tournés vers la terre. Construits ainsi, non pour se protéger des envahisseurs mais pour faire barrière au vide. Je me perds à nouveau dans ma préhistoire mythologique car Aran fut le dernier refuge des Fir Bolg, la quatrième peuplade de l’Irlande. Le Lebor Gabala Erenn, livre originel de tous les mythes, nous raconte que l’Irlande fut colonisée par plusieurs peuples avant l’arrivée des fiers Gaëls. Les Fir Bolg furent de ceux-là : descendants du peuple némédien – eux-mêmes chassés de l’île après une guerre dévastatrice contre les Fomoirés –, ils arrivent sur l’île deux siècles après la fuite de leurs aïeux. Peuple guerrier, ils gouvernent l’Irlande pendant trente-sept ans jusqu’à la première Bataille de Mag Tuired au cours de laquelle ils affrontent les Tuatha De Dannan, futurs dieux celtiques venus du Nord du Monde à bord de nuages noirs. Les Fir Bolg sont vaincus par la magie des Morrigna, les déesses guerrières, et se réfugient sur les îles d’Aran.

Je dois m’arracher au vertige d’Inis Mor et mes imaginations celtiques pour découvrir Inis Oir la douce. L’île est là-bas plus moelleuse, plus verte, plus sablonneuse. Elle me fait l’effet d’une caresse après l’enivrement iodée du matin. Elle est là, simplement posée sur l’océan, les tempêtes de sables révélant parfois les secrets enfouis sous sa terre. Ses vestiges du passé sont apparus les uns après les autres et d’autres attendent patiemment dans les entrailles de leur île-mère. Je cherche ses mystères avec passion mais elle ne les révèle qu’à son heure, quand elle le décide. Inis Oir s’offre entièrement pourtant, complètement, à qui sait la regarder. Comment pourrait-elle faire autrement si près du continent ?
Je cours après le bateau pour rentrer et une sensation d’inachevé me poursuit. J’expérimente la douleur du départ à petite échelle chaque jour, posant à chaque fois l’immuable question de savoir si j’ai accompli tout ce dont je rêvais à cet endroit-là : je me précipite d’un fort à l’autre, espérant désespérément saisir l’esprit du lieu, mais il me faudrait des semaines, des mois peut-être pour cela. Je suis en quête d’îles qui n’existent plus que dans les écrits de Synge. Je suis en quête d’un passé disparu car ce sont les îles de quelqu’un d’autre aujourd’hui. Et c’est normal. Pourtant, lorsque je quitte le port d’Inis Oir sans avoir trouvé la fontaine sacrée de Saint-Enda, je me sens un peu comme les morts qui prennent leur habit de fantôme car ils ont la sensation d’avoir laissé quelque chose en suspend sur la Terre.
Je pose un pied sur l’île du milieu quand j’aurais voulu y laisser mon âme. Inis Meain est une vaste étendue de champs avec quelques maisons plantées au milieu. Il n’y a rien à faire si ce n’est se nourrir du silence et du bruit de la mer. Ce qu’il doit être plaisant de vivre ici pour quelques temps et pouvoir faire le tour de l’île en long, en large et en travers, s’y perdre avec délectation. Pour ma part, je cherche en vain les falaises mangeuses d’hommes des Cavaliers de la Mer. Je ne regarde pas du bon côté cependant. J’entre alors dans un fort où des vaches n’ont pas appris à lire et n’ont que faire du panneau de préservation du patrimoine, elles y ont élu domicile. C’est ça la vraie liberté : avoir des plaques du gouvernement à l’entrée et marcher dans les bouses de vaches à l’intérieur. Je ne vois les falaises qu’en partant – Inis Meain s’est laissée désirer – de loin sur le bateau ; elles sont si brillantes dans la brume du midi. Je m’en vais avec la promesse au cœur de revenir un jour voir les vertiges manqués et retrouver la sensation grisante d’être seule au monde par le silence de l’île.