L’indolence de l’été

Croagh Patrick

Je marche à nouveau dans Dublin mais l’Insurrection s’est évanouie. Je suis en 2016 et non plus au siècle dernier. Le Bloom’s Day a lui aussi terminé sa transe littéraire collective dans les pas de James Joyce, et a finalement livré la ville aux touristes estivaux. Je poursuis néanmoins les petits ovales dorés, balises des errances de Leopold* le 16 juin 1904, pour rejoindre mon auberge de jeunesse.
Et c’est reparti : valises posées, habillée, prête à apprendre ; je suis à Dublin pour un mois, en Irlande pour un temps indéfini. Mon âme n’est jamais vraiment rentrée en France avec moi, mes pieds était là-bas, mais ma tête était ici, me laissant suspendue et amorphe dans une vie stérile ; et pourtant, je ne peux me la rattacher au reste du corps, un peu comme Peter Pan lorsqu’il retrouve son ombre arrachée par Nana. Elle est égarée quelque part dans les rues de la capitale ou dans les vertes prairies irlandaises. Je ne réalise pas encore tout à fait que je suis ici, à l’endroit où je veux être depuis que je suis partie au printemps. Je ne réalise pas et pourtant l’anglais résonne à mon oreille, et pourtant je reconnais ces rues familières. J’ai tout quitté pour plusieurs semaines, je me suis échappée à nouveau ? J’ai pris tous mes livres à manger, tous mes cahiers à remplir. Je suis prête ! Prête à vivre un bout de rêve, prête à engloutir tous les mots et paysages. Je sens chaque veine pétiller de vie, prête pour ce grand évènement que j’ignore. C’est cela que je pressens dans tout mon corps, comme si toutes les énergies du futur étaient en train de me préparer physiquement. Comme un tournant. Comme une prémonition. Comme un espoir que ma vie soit changée à tout jamais. Et cet espoir se raffermit par les bulles de bonheur qui frétillent jusque dans mes oreilles et me guide vers aujourd’hui en ce premier jour du stage de théâtre qui m’a heureusement redéposer sur rives irlandaises. Encore quelques gouttes de thé et je me lance.
Et pour ce premier jour dublinois, comme un joli clin d’œil du destin, je rencontre Philomène. Philomène est la sœur de Roger. Roger est marié à une Française et vit dans la même ville que moi. Roger a un pub où j’ai déjà passé une soirée il y a un mois pour me donner l’illusion d’être en Irlande. Le monde est tout petit. Je ne sais si c’est l’Irlande ou bien le voyage en lui-même, je regarde le monde autrement, je remarque ces heureux hasards de la vie qui n’en sont pas. Comme au printemps, lorsque j’ai quitté ma ville sans James Joyce et ses Dubliners car je ne l’avais pas trouvé dans mes préparatifs, et que, lors de mon escale parisienne, j’ai croisé quelqu’un de mon passé qui m’a confié ce cadeau temporaire. Je ne sais si ces hasards qui n’en sont pas sont une multitude de signes pour valider mes choix, mais je les prends comme tels et me prédispose à l’affût de chaque nouveau clin d’œil du destin hasardeux.
Je suis ainsi au bon endroit du bon moment. C’est si différent d’être ici et de participer à la vie active de la ville, cela me donne une autre forme d’appartenance au pays que l’amour profond de voyageuse que je porte à l’Irlande. L’île devient petit à petit ma deuxième maison et c’est tellement bon de se sentir chez soi à plusieurs endroits de la Terre.
Je m’interroge alors sur nos costumes, nos masques, nos protections au monde. Ici, je mets mon masque de la langue étrangère et je plonge sans bouée de sauvetage comme décomplexée dans la vie, je ne me reconnais plus. Et plutôt que de choisir l’idée maquillée du masque, je préfère penser que certaines facettes de nous se révèlent en fonction du moment, en fonction de l’endroit. Elles cohabitent, toutes authentiques, et ont leurs différents lieux d’expression jusqu’au jour où, peut-être, elles sont enfin capable d’exister en tout endroit de la Terre.

J’ai l’impression d’être ici depuis toujours, ces trois jours sont déjà trois mois. Je voudrais continuer à apprendre mon Histoire de l’Irlande, je voudrais profiter de la fraîcheur d’un parc en parallèle de mes journées théâtrales ; malheureusement, la pluie inconstante ne m’y autorise pas. Alors j’écris mes aventures immobiles dans des pubs connus – le Palace Bar et son fumoir – et inconnus – le Swan Bar qui fut l’un des postes de commandements des insurgés républicains en 1916 –, je regagne ma liberté. Je retrouve mon rythme, mes envies, mes possibilités.

Je m’échappe, le temps d’un après-midi, vers les étendues sableuses dans la péninsule de Howth. Là-bas, même la mer est verte. Et douce et tendre et fraîche. Le ciel pleure les morts dans l’abbaye en ruines. Et moi, je trempe mes pieds dans l’eau salée, je parle aux mouettes, je caresse les grottes algueuses, je marche sur les galets humides, je danse sous la pluie, sur la plage et sur les toits du monde. Je cherche des jardins cachés. Je goûte ma liberté. Je reconnecte mes pieds à l’Irlande. Par la marche, toujours, c’est comme ça que je me relie à Eriu.
Mon premier weekend reste finalement dublinois car je suis moi-même dublinoise. Je vagabonde dans les rayons des librairies, je brunch dans un british salon de thé et je vais voir un film à l’Irish Film Institute.
Puis, je passe mon dimanche sur les monts de Tara, je marche sur les traces des Haut-Rois, je marche sur les morts et leurs souvenirs. Située au Nord du Dublin, dans l’ancien Royaume de Midhe, Teamhair na Rí, la colline des rois aux cercles de pierres et aux tertres magiques, fut le lieu de sacrement des Ard Rí mythiques et historiques. C’est là que la lia Fàl, la pierre de la destinée, vibrait au touché du prochain maître du royaume de Banda, et le nombre de cris donnait la durée de sa descendance après lui. C’est là que l’élu s’accouplait avec la déesse de la souveraineté et à travers elle, la terre d’Irlande toute entière.
C’est enfin là que s’est tenue l’une des nombreuses batailles de la Révolution Irlandaise de 1798 : de par son aura symbolique et mythique, Tara devient aussi un lieu de rébellion. Troisième révolution d’envergure, l’Irish Rebellion se déclenche après plus d’un siècle d’accalmie, si on peut réellement considérer qu’être sous le joug de la Couronne britannique est quelque chose de reposant. La population est tranquille, de cette épouvantable tranquillité qui résulte de l’épuisement et du désespoir ; soumise non par contentement mais par l’effet de l’abattement et de la détresse. Au départ, le soulèvement est une révolte coloniale sur le modèle américain, menée par Theodore Wolfe Tone qui a fait ses classes en France pendant la Révolution. Néanmoins, avec lui s’impose une idéologie inspirée de la vague de liberté qui enflamme la France et qui donne corps au mouvement irlandais :
“To subvert the tyranny of our execrable government, to break the connection with England, the never-failing source of all our political evils, and to assert the independence of my country, these were my objects. To unite the whole people of Ireland, to abolish the memory of past dissensions, and to substitute the common name of Irishman, in place of the denominations of Protestant, Catholic and Dissenter, these were my means.”**
Sa profession de foi sera une inspiration pour les générations à venir mais pour ceux qui ont eu à vivre cette révolte, elle reste l’une des plus sanglantes de l’histoire irlandaise. Et ça n’est pas peu dire… Un vent de terreur anglaise souffle avant même que les paysans galvanisés par leur prêtre aient brandi leurs piques et leurs faux, les soldats britanniques usent de leurs méthodes ancestrales et sème une terreur incroyable dans le cœur des Irlandais. La Nation endeuillée à laquelle on met le feu n’a plus que la folie des armes pour se défendre. C’est la terreur même qui provoque le soulèvement, elle qui en deviendra peut-être aussi sa limite.
Comme toujours, malgré les aspirations utopiques de Wolfe Tone, les dissensions entre différentes confessions barrent la route à ce puissant mouvement, les atrocités commises à Scullaboque – les protestants de la ville sont brûlés vifs dans une grange – finissent de franchir le Rubicon. Cette rébellion n’a plus de visée nationale, elle est, comme en 1641, l’occasion pour les Catholiques d’expier des siècles d’expropriation et d’oppression en dépouillant les protestants à leur tour et en les tuant sans pitié.
Ajoutées à cela, les arrestations massives des têtes pensantes du groupe à Dublin transforment le soulèvement qui aurait dû être national en insurrections éparses à travers trois régions marquantes, l’Ouest, l’Ulster et Wexford, la capitale de cette nouvelle promesse nationale ; toutes violemment réprimées par la corde et le sang. La révolution n’achèvera pas grand-chose, mais elle en commencera beaucoup : Wolfe Tone allume une flamme révolutionnaire qui, tantôt simple étincelle, tantôt incendie dévastateur, ne s’éteindra plus jamais.

A Dublin, les rues deviennent ma routine, je me sens appartenir à cette cité autrement, même si je me sens comme à l’étroit, comme un saumon qui remonte le courant en sens inverse dans les rivières américaines. Et je sens que cette idée du quotidien me donne l’impression que l’Irlande n’opère pas tout à fait sa magie cette fois-ci. Alors je m’évade parfois afin de marcher la tête en l’air et fuir la foule touristique qui envahit les rues de Dublin.

Ainsi, je récupère mes sensations de voyage. Je pars à Belfast pour trois jours afin de découvrir une autre Irlande. Le soleil perce de temps en temps les nuages, Belfast fait la sérieuse entourée de ses monts. Je marche dans les rues préservées, dans la ville patrimoniale. Je tombe par hasard sur Cromwell Street et je comprends que je suis bel et bien dans un autre pays – si de passer de l’Euro au Pound n’avait pas été suffisant – car personne dans la République du Sud n’aurait la volonté de nommer une rue d’après le bourreau de l’Irlande. Je découvre les rayons de la Linen Hall Library, le plus importants fonds de documentation sur les Troubles, de quoi m’occuper pour des semaines, des mois, des années peut-être… Je marche sur des œufs. Car, ici, on ne parle pas des héros de Pâques ; ici, dans les musées, on glisse trois lignes sur l’Easter Rising au milieu de la Bataille de la Somme. C’est certainement la raison pour laquelle l’air irlandais vibre étrangement différemment au Nord.
Ce deuxième séjour d’étude aiguise mon esprit, met de l’eau dans ma bière et je ne sais plus que penser. Je suis à Belfast où tant de gens sont morts et je me dis à quoi bon toutes ces vies volées. L’Historien parle de la « question irlandaise ». Nous, citoyens du monde, ne nous souvenons presque seulement que des dernières décennies de « Troubles » au Nord. Pourtant la question irlandaise se pose depuis plus de huit siècles. Les « Troubles », que personne n’ose appeler « Guerre », trouvent leurs réponses dans les sept cent cinquante ans d’occupation anglaise. Comment l’Ulster, la province la plus gaélique, la plus puissante et la plus rebelle de toutes les provinces irlandaises, s’est retrouvée plantée par les colons, dépossédée de sa terre et violemment anglicisée. Et c’est un tout petit point dans le tableau de cette colonisation. C’est une toute petite goutte de sang dans l’océan écarlate qui baigne les falaises d’Eire.
Et cette période troublée qui a ensanglanté le Nord, quand a-t-elle véritablement commencé ? Certain dira en 1169, lorsque les Anglais ont posé leurs premières bottes sur la terre d’Irlande et il aura certainement raison. Les provinces irlandaises en proie à leur sempiternelles guerres, se disputent le titre suprême pour gouverner l’île et font entrer le loup dans la bergerie pour les départager. Mais plus précisément, est-ce en 1598 avec la plantation massive de l’Ulster par des Écossais, en réponse à la Guerre de Neuf ans qui suit toujours son cours ? Les Irlandais sont déplacés, les colons ont l’interdiction de faire travailler de la main d’œuvre locale et l’Eglise protestante d’Irlande reçoit tous les domaines de l’Eglise catholique. Oui bien en 1603 lorsque les Comtes Irlandais furent vaincus à Kinsale ? Ou après, une fois qu’ils ont définitivement perdu espoir et n’ont d’autres choix que de fuir en 1607, validant plus profondément la colonisation anglaise ? Ou peut-être le 8 décembre 1921, lorsque le Parlement de l’Ulster proclame son allégeance au Royaume-Uni plutôt qu’au nouvel Etat Libre, actant ainsi la Partition de l’île ? Ou encore, à la fin des années cinquante pendant la campagne des frontières, lorsque des combattants venus du Sud lancent une guérilla pour dénoncer l’existence même de cette cicatrice au milieu de l’île ? D’autant plus absurde et douloureuse qu’elle fut tracée dans une boucherie absolue, le Donegal, le Cavan et le Monaghan initialement rattachés à l’Ulster se voit profiter de la nouvelle étiquette de l’Etat Libre car soit majoritairement catholiques soit trop pauvres pour la cupide Albion, mais d’autres comtés majoritaires comme le Tyrone et le Fermanagh n’ont pas cette chance ; quant aux villes de Belfast, (London)Derry et Armagh, elles n’ont qu’à bien se tenir dans cet Ulster ostentatoirement protestant. Ou alors, comme le proclament les dates officielles, dans les années 1960, lorsque le mouvement pour les droits civiques de la minorité catholique émerge ainsi que les violences que cela engendre de toutes parts ; et plus précisément en 1969, soit exactement huit siècles après la première invasion, avec l’envoi de patrouilles de l’armée britannique en réaction aux dites violences ? Les lois martiales d’exceptions sont activées, les groupes paramilitaires s’arment, l’IRA est ressuscitée, et ce pour les trente ans à venir. On ne sait jamais vraiment dire quand commence l’enfer et quand il finit ; en tout cas, pendant des décennies, pas de doutes, il se situe en Irlande du Nord. Tout ça parce que dans une partie de l’Europe, dans un monde dit civilisé, après que l’on ait dit « plus jamais » face aux horreurs des camps d’extermination, quelques puissants décident que les Catholiques de Belfast, Derry, Armagh et toute autre province ulstérienne, ne valent rien. On décide d’exclure toute une part de l’humanité au nom de sa croyance. Parce que dans cette minuscule partie du monde, comme tant d’autres, on fait le choix de la guerre plutôt que de la paix, on fait le choix du sang plutôt que de l’amour. Parce que dans cette minuscule partie du monde, comme tant d’autres, les tous petits se jettent la pierre quand ce sont les trop grands qui leur marchent dessus. Alors finalement, nul besoin de pinailler sur des dates, l’unique insoutenable réalité, c’est que trop de cadavres hantent encore le présent de l’Ulster qu’il soit catholique ou qu’il soit protestant.
J’aurais tant de questions à poser : est-ce que l’irlandais est ici aussi une langue protégée ? Est-ce que les gens d’ici se sentent plus proche du Royaume-Uni que de la République d’Irlande ? Que pensent-ils du Brexit ? Parce que la sortie de l’Union Européenne du Royaume Uni pose indubitablement la question de la frontière entre la République du Sud et la province du Nord. Question brûlante qui a déjà fait couler tant de cendres.
Ces questions en suspens et ma présence ici me posent encore une fois la question de l’appartenance à un pays. Je ne me suis jamais autant sentie Française qu’en voyage, de par mes habitudes ou mes façons de penser ; tous ces héritages invisibles qui nous relient cependant au pays dans lequel nous avons grandi. Et je n’ai jamais eu à me demander quel pays était le mien, quelle langue était ma parole. Je suis si simplement Française, sans revendication. Mais qu’en est-il des Bretons, des Basques et des Lorrains ? Se sentent-ils Français ou autre chose ? Se sentent-ils déposséder d’une identité comme les Irlandais pendant des siècles, comme les Catholiques au Nord ? Sur cette île, les gens d’en bas se sentent Irlandais sans s’excuser ; les gens d’en haut le font comme un cri pour la Liberté, alors que les seuls Français que l’on entend se poser la question de la France, le font bruyamment avec un instinct d’exclusion. Comme si la France n’appartenait qu’à eux et que nous n’avions plus le droit de nous aussi nous sentir Français, mais silencieusement et dans le creux de notre cœur, sans haine de l’autre. J’aimerais alors qu’un jour le drapeau bleu-blanc-rouge à une fenêtre ne représente plus pour moi la violence de l’exclusion.

M’attendent enfin les maisons troublées, les rues marquées, la guerre à deux pas. Mais je commence par la prison de Crumlin Road, construite à la moitié du XIXème siècle et qui a fermé en 1996. Il y a quelque chose d’irréel à me tenir dans ces murs vieux de près de deux cent ans qui ont pourtant cerné des prisonniers dans des conditions presque moyenâgeuses lorsque j’étais enfant. Car, au départ, la prison fut construite pour accueillir un prisonnier par cellule mais, les Troubles aidant, la population a triplé dans les années 1980. Je suis mortifiée du froid alors que c’est l’été, je n’ose imaginer leur réalité tout au long de l’année.
J’arpente finalement les rues de West Belfast, je mets les pieds en plein dans le conflit Nord Irlandais. Je me trouve très vite face à un mur : il y a un mur de Berlin à l’intérieur de la ville ! Un mur de six à huit mètres de haut selon les endroits, barbelés et coloriés, séparent les deux communautés destinées à se faire la guerre : Shankill, le quartier protestant au Nord et Lower Falls, le quartier catholique au Sud. Un mur qu’on appelle Peace Line et dont les portes grillagées sont ouvertes aujourd’hui, mais peuvent être refermées les soirs de weekend ou de tensions particulières. Un mur aux entrées duquel se postent toujours non loin des voitures de police… Et pas des petites voitures de patrouille, elles ressemblent plus à des tanks militaires !
Je marche, suspendue, à la frontière de deux pays. Il y a une micro République à l’intérieur de Belfast : la République Irlandaise et Catholique. Les rues y portent leurs noms anglais et irlandais, les drapeaux orange-blanc-vert y flottent à toutes les fenêtres et entre les maisons. Parfois même, on peut y rencontrer un drapeau de l’Easter Rising. Et lorsque je traverse la démarcation acérée, je passe du côté britannique. Cette fois-ci, les fenêtres et les maisons sont bleu-blanc-rouge de l’Union Jack, avec, parfois, souvent, la main rouge de l’Ulster qui lui tient la main.

Je découvre des deux côtés les fresques d’expression de liberté. Les murs catholiques sur lesquels Saoirse clame son chant de liberté. Les murs protestants sur lesquels la main de l’Ulster crie vengeance. Les murs criblés de morts de toutes parts. Et certains sont plein de haine. D’avant ? De maintenant ? La vindicte m’apparaît plus tenace du côté britannique, sans trop savoir pourquoi. Marcher dans ces traces est si douloureux à certains moments. J’ai la sensation désagréable de faire du voyeurisme, surtout du côté protestant moins habitué aux hordes de touristes. Alors je me sens comme une intruse venue les regarder vivre. Ainsi, je suis plus bouleversée à Shankill, parce que tout m’apparaît plus violemment peut-être, sans filtre et sans compromis.
J’aimerais m’arrêter dans un pub au milieu de cette autre Belfast et parler aux gens, ou plutôt les écouter. Est-ce qu’une guerre à présent invisible vous habite toujours ? La saison des marches orangistes*** approche et les rues enfilent leur costume de célébration, réveillent-elles d’anciennes amertumes ? Mais je n’ose pas. Mes pieds sont douloureux et mon âme garde ses interrogations en elle-même. Je termine ma journée au cimetière de la ville qui n’a pas échappé aux crises communautaires : même les morts pourraient se faire la guerre dans l’au-delà ; ainsi, les deux sections sont séparées par un mur souterrain.

* Personnage principal d’Ulysse de James Joyce
** « Renverser la tyrannie de notre exécrable gouvernement, briser les liens qui nous attachent à l’Angleterre, source ininterrompue de tous nos malheurs politiques et conquérir l’indépendance de ma patrie, voilà mes objectifs. Unir tout le peuple d’Irlande, abolir le souvenir de toutes les dissensions passées, substituer le nom commun d’Irlandais aux dénominations particulières de Protestants, Catholiques et Dissenters, voilà mes moyens»
*** Célébrations organisées par l’Ordre d’Orange à l’occasion de la victoire de William of Orange lors de la bataille de la Boyne