
Je suis en eaux internationales et je ne sais encore quelle langue est de mise. Je repars, à quelques jours près, un an après mon premier envol. Je retourne là où ma vie a été bouleversée, je superpose les couches de mon passé et de mon présent pour aller rêver, et enfin mettre en mots mon envie théâtrale. Je reviens déposer mes pieds dans mes anciens pas, ceux de celle que j’étais il y a un an, ceux de celle que j’étais il y a six mois. Ma vie a tellement changé depuis. Par l’Irlande, par l’amour, par sa main dans la mienne.
Ai-je l’impression de me rapprocher de lui en retournant en Irlande ? Pas vraiment. Je ne sais pas. Peut-être. Oui et non. Chaque petit morceau de l’Irlande du mois d’août me rappelle notre nous naissant mais cette Irlande d’aujourd’hui, celle que je viens trouver, c’est une autre Irlande : c’est l’Irlande des premiers écrits.
Elle est à chaque passage différente, elle était aventure à mon premier pas ; elle était l’attente de Godot, un vide qui refuse de s’emplir, en juillet ; elle était pleine de lui et bouleversée en août ; elle était en transit et désespérée en septembre. Aujourd’hui, elle est comme une amie que je n’ai pas vue depuis longtemps et que je viens retrouver.
A vrai dire, revenir ici me rapproche plus de moi-même que de lui car j’ai planté un morceau de mon cœur avec les pommes de terre le printemps dernier. Cette île appartient à mon espérance et j’ai sept jours – cent soixante-huit heures –, peut-être multipliés par deux, pour m’inventer un bout de son histoire sur le papier. Ainsi, je vole. Près de mon rêve, vers mes mots suspendus et en création. Je vole. Loin de tous, près de moi.
Je suis assise au Sin é, mon quartier général de Cork, la nuque endolorie devant ma pinte vide de Beamish. J’ai travaillé tout le jour, recollectant, reclassifiant mes informations. Et je ne me sens pas assez remplie pour écrire. J’ai quelques bribes, toutes petites, dans ma tête mais ça n’est pas encore suffisant pour créer une histoire.
Je suis le parcours cahoteux de chaque libérateur auto-proclamé de l’Irlande et je leur reconnais tous un point commun : ils étaient de la classe protestante, éduquée et dirigeante ; Daniel O’Connell est l’exception qui confirme la règle. Pour la simple est bonne raison que les Lois Pénales interdisaient aux catholiques d’intégrer l’université de Dublin, Trinity College, maintenant de cette façon les catholiques irlandais dans une ignorance creuse et au bas de l’échelle sociale. Cette question religieuse est toujours tellement piégeuse : la facilité serait d’associer le protestantisme au colonialisme. Ce qui est une partie de la vérité, cependant, même la Lune a une face cachée : au XIXème siècle, le Protestant qui est là depuis 1169 est aussi Irlandais que le Catholique du Vème siècle, son nationalisme est aussi ardent, son désir d’émancipation tout aussi authentique. Il a un avantage pourtant, il a le privilège de l’éducation et de l’héritage anglais, et celui qui a le goût de la révolution utopiste s’en servira contre son parent pour affranchir son pays et son compatriote catholique.
Je découvre d’autres révolutions irlandaises bordéliques – quel sacré bordel ! Ça en serait presque drôle si ça n’était pas si tragique ! –, celles du XIXème siècle ont le même souffle romantique qui enflamme la fièvre des trop nombreuses révolutions françaises d’alors. Un brin de folie en supplément cependant ! Une véritable pulsion de mort guide chaque insurgé vers le sacrifice glorieux, toute défaite irlandaise est une victoire symbolique. Et celui qui a occupé ma journée n’est autre que Robert Emmet, leader du soulèvement de 1803, connu à travers toutes les révolutions qui ont suivi pour son discours de martyr lors de son procès corrompu :
«I am going to my cold and silent grave. My lamp of life is nearly extinguished. My race is run. The grave opens to receive me, and I sink into its bosom. I have but one request to ask at my departure from this world — it is the charity of its silence. Let no man write my epitaph. Let me repose in obscurity and peace, and my tomb remain uninscribed, until other times, and other men, can do justice to my character. When my country takes her place among the nations of the earth, then, and not till then, let my epitaph be written.»*
Ce soulèvement fut un échec pathétique, le deuxième des United Irishmen cinq ans après la Révolution Irlandaise manquée. Emmet avait tous les savoirs sauf la connaissance de la nature humaine : la personne en charge des armes s’enfuit avec l’argent et beaucoup de révolutionnaires montrent de la défiance à son égard car il serait trop jeune. Le secret qui entoure la rébellion est tel que même les révolutionnaires ne sont pas tenus au courant à temps, et par d’autres malheureux contretemps, ce qui devait être une prise épique de Dublin soutenue par un débarquement français, se transforme en une émeute sanglante armée de pics et de fourches ivres.
Robert Emmet parvient tout de même à s’enfuir et prévoit d’émigrer aux Etats-Unis avec sa fiancée, Sarah, mais caché non loin de la ville pour être au plus près de sa douce, il se fait arrêter, pendre, décapiter et enterrer dans un lieu à ce jour encore inconnu. Leur amour compromis me rappelle celui de Joseph et Grace. Toutes deux avaient une rivale de premier ordre : l’Irlande enchaînée. Les Irlandais ont la mort dans le sang, ils apprennent à mourir pour la belle et envoûtante Caitlin ni Houlihan, mais ils sont bien incapable de vivre pour elle.
Je me sens étrangement vidée au fil des jours. Je suis au cœur de l’Irlande et ses douleurs, ses douleurs qui creusent mon âme et gonfle ma boule dans la gorge. Je n’ai pas d’aventures à raconter, juste des milliers de morts dans ma tête. Des siècles de guerres, de faim et de misère dans mon cœur, qui se cristallisent en ce moment autour de la Grande Famine, de la grande Faucheuse. La mort rampait alors dans les chemins où s’entassaient les morts et les corps à l’agonie. La moitié de la population recensée disparaît mais combien de milliers n’ont pas été comptés au départ, combien sont morts anonymement et sans être comptabilisés ?
Et les solutions absurdes proposées pour endiguer cette mort rampante me révoltent ! Le pouvoir britannique a mis en place des chantiers inutiles pour que les affamés touchent leur misérable prestation sociale et puissent s’acheter à manger. Des mains et des bras à bout de force déposaient des couches de cailloux et de terre, et ceux qui n’avaient pas été choisis cassaient désespérément des bout de cailloux à leurs côtés, espérant eux aussi toucher un maigre salaire. A chaque Sir Anglais d’y aller de son plus stupide verbiage pour justifier les mesures désastreuses et inappropriées car « le jugement divin a envoyé cette calamité pour donner une leçon aux Irlandais, elle ne doit pas être compensée dans une trop large mesure. Le vrai mal à combattre n’est pas celui, physique, de la Famine, mais celui, moral, du caractère égoïste, pervers et agité du peuple irlandais. »
La Famine détruit alors au plus profond de l’âme irlandaise tous les germes d’accord et de réconciliation possible, car je ne saurais qu’agréer aux dires de certain Irlandais : « c’est bien le Tout-Puissant qui [nous] a envoyé le mildiou mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine. »
Je sens ma propre famine se creuser en moi. J’ai pensé pouvoir revenir faire une sorte de paix avec l’Irlande aujourd’hui, une paix avec moi-même, et apaiser mes dernières heures mélancoliques et grises, obscurcies par l’absence d’un amour que je ne connaissais pas encore totalement. J’ai pensé que je connaissais notre absence, que je l’avais apprivoisée et acceptée comme partie de moi, partie de nous, mais au bruit de mon cœur qui se déchire, je comprends que je me suis trompée.
Journée de la femme. Manifestation dans les rues. Elles marchent pour avoir le choix, pour avoir le droit. Elles marchent pour être libre des ovaires. C’est ici le dernier bastion du monde européen, le dernier rempart des catholiques, qui maintient la femme dans son rôle de mère obligée, de mère de n’importe quel enfant, même celui dont elle ne veut pas, même celui qu’on a forcé en elle. Je marche avec elles pendant un moment puis rejoint les murs de la bibliothèque sous la pluie, une bruine fine et légère m’enveloppe et pourrait me plonger dans un rêve si celui-ci n’avais pas des allures de cauchemar.
J’ai plein d’images en tête mais toujours pas de mots pour les mettre en théâtre. Je ne trouve plus le sens de mes écrits. Avant, je voulais écrire l’Histoire pour m’éveiller, pour bousculer les choses. Aujourd’hui, je n’y crois plus trop. Avant, je faisais du théâtre comme un acte de résistance, mais je n’y crois plus trop non plus. Alors aujourd’hui, je fais ça pour la beauté du geste ? Cependant, ma verve poétique s’est envolée, où es-tu partie légèreté de mon stylo ? Je suis suspendue à une date disparue. Je suis dans une bulle inatteignable et je recherche autant que je fuis ma solitude. Face à une vitre embuée, je regarde passer les gouttes de pluie absentes, et rien ne s’écrit ! Il faudrait que j’aille marcher, marcher pour envoler mes rêves, mais en attendant, j’ai faim. J’ai faim de vie.

C’est une belle journée pour s’enfuir au bord de l’eau. Le soleil échauffe mon habit noir d’une bise légère et fraîche. L’eau frétille à mon oreille et l’air sent bon le sol détrempé qui se gorge de chaleur printanière. Je tente un voyage d’étude pour débloquer les mots et les coucher sur le papier, je m’échappe des livres d’Histoire, même si je n’échappe pas à l’Histoire en elle-même. Surtout pas ici, à Cohb. Au port duquel s’évadaient les bateaux cercueils vers le Nouveau Monde. Au port qui fut le dernier arrêt du Titanic avant l’Amérique, avant l’Antarctique. Au port où ont été recueillis les rescapés du Lusitania. Surtout pas ici, où la misère se noie alors que l’immense cathédrale, symbole de tous les enfants abusés en Irlande, s’élève au-dessus de la mer. Heureusement, Carol pense que Cobh est aujourd’hui le symbole de la guérison de la Nation.
Le soleil joue à cache-cache et n’équilibre plus la bise, le vent s’est levé et la lumière a déserté, seule la marche parvient à me réchauffer. Je retrouve la pierre mauve du comté de Cork et la mer discrète d’une mini crique abandonnée qui fait un boucan de tous les diables. Ici, c’est une mer d’où l’on part, pas un endroit où l’on se baigne, à moins de s’y noyer.
Ce n’est même pas l’endroit d’où ils partaient, c’était l’endroit duquel ils fuyaient. Toute l’île tentait alors d’échapper aux larmes et au deuil ; épuisée par la Grande Famine, l’Irlande déversait dans tous les ports, non pas des voyageurs mais des émigrants, des hordes d’émigrants s’entassant dans des bateaux ne sachant pas qu’ils fuyaient vers une autre misère. On les chargeait sur les coffin-ships, les bateaux cercueils, des rafiots en ruine et surchargés qui ne contenaient pas suffisamment de vivres pour nourrir tout le monde. Et ils empruntaient la route des émigrants à travers l’Atlantique qui, si l’on pouvait dresser des croix sur l’eau, serait comme un immense cimetière.
L’émigration a toujours été une funeste habitude irlandaise, les autres famines avant la Grande Faucheuse, les lois oppressives et oppressantes à leur endroit, les multiples révolutions manquées et une fois l’Indépendance obtenue, la rigueur de l’Eglise catholique sur les mœurs ; autant de raisons de fuir une île qui aurait pu être si douce. Et s’ils ne partaient pas de leur plein grès, c’est d’ici aussi qu’on les a « transportés » dès le XVIème siècle, la version politiquement anglaise de la déportation. On les embarquait de force dans un autre genre de bateaux-cercueils, les bateaux-bagnes, pour les envoyer vers les colonies. Prisonniers politiques, vagabonds, moches, sans argents, délinquants à la petite semaine, au mauvais endroit au mauvais moment ; tous les prétextes étaient valables pour déporter, parfois kidnapper, à bord des convict-ships, les Irlandais qui ne faisaient pas bon chic bon genre sur la photo de famille de l’Empire Britannique.
L’émigration est l’antique problème de l’Irlande, à la fois le problème et la solution au problème. C’est une tradition et une nécessité. Le seul moyen pour un Irlandais d’espérer une réussite sociale a toujours été l’exil. Ils étaient si avides de partir qu’ils étaient prêts, au moment de la découverte des Amériques, à payer de leur personne pour traverser l’Atlantique. Les gentlemen émigrants désireux de s’implanter dans les nouvelles colonies finançaient le voyage aux pauvres gens en échange de service de main d’œuvre. Tenus de travailler gratuitement dans les nouvelles plantations pour une durée de trois à sept ans, les travailleurs pouvaient ensuite devenir véritables employés de la propriété. Mais les mauvais traitements à l’égard de ces esclaves « courtes » durées étaient tels que les pauvres gens mourraient bien souvent avant d’avoir pu goûter ne serait-ce qu’à une minute de liberté dans le Nouveau Monde. Ainsi, en même temps que le commerce triangulaire naît, se développe une autre forme d’esclavage : l’esclavage des verts.
Aujourd’hui encore, l’émigration est comme une urgence dans la vie des jeunes gens, un instinct de survie leur ordonnant de mettre les voiles. Car ils ont besoin d’espoir et l’Irlande enfin libre mais qui tente en vain de s’extraire du carcan de ses traditions n’en a pas toujours à offrir. Ils désertent, ils choisissent l’exode à travers le monde comme un triomphe sur la mélancolie, ils le font aujourd’hui en toute liberté mais il y a quelque chose de compulsif dans ce départ. C’est à la fois trahir l’Irlande et retrouver un nouveau souffle.
Cobh portent les marques immortelles de ces départs, forcés ou non, toujours nécessaires. Les eaux sont chargées des appels pour embarquer lancés à ceux qui avaient la chance de partir immédiatement. Pour les autres, ceux qui ne partiraient que le lendemain, ou le jour d’après, car le bateau avait été retardé ou qu’il n’y avait plus de places, les pensions dans lesquelles ils attendaient la prochaine chance envahissent toujours la ville. Et lorsqu’ils partaient enfin, les voyageurs avaient le droit à la même messe en deuil que les morts puisqu’on ne les reverrait jamais. Il y a une certaine réalité tragique dans ce choix : les adieux, qu’ils soient dans un aéroport, sur un quai ferroviaire ou portuaire, ou dans un cimetière, sont tous aussi douloureux. La pensée est différente, mais le corps lui, souffre de la même séparation, l’idée d’une retrouvaille future n’a rien pour l’apaiser.
La brume et la bruine ont englouti la ville et mon train est parti. Sans moi. Je vais donc attendre au bord de l’eau, dans l’air frais, comme si j’attendais un bateau en partance pour le Nouveau Monde, cette Amérique que je voudrais tant rejoindre, comme l’ont fait des milliers d’Irlandais au fil des siècles avant moi. J’attends mon idée. J’attends mon amour. J’attends mon train.
Il me faudra tout de même l’écrire cette Irlande qui m’échappe, même si j’ai bien peur que mes mots ne soient pas à la hauteur de son Histoire. Je n’ai pas de début, pas de milieu, pas de fin. Ainsi, mes images sont vides. De mots. De sens. Je n’arrive pas à construire puisqu’il me manque les fondations. J’ai beau marcher, lire et écrire mon cœur, ça ne vient pas. J’ai mes images dans la tête, j’ai les mots pour les raconter mais pas ceux pour les faire exister. Je voudrais tant être capable d’écrire la douleur et la lutte de l’Irlande, de me distraire dans un élan de création, mais à la place, je me perds dans mes suffocations
Alors, avant de changer de côté de l’île comme le font les fées de l’hiver à l’été et de l’été à l’hiver, je reconnecte symboliquement celle d’hier à celle d’aujourd’hui autour d’un chocolat chaud. Il y a un an. Jour pour jour. Mais pas à la même heure. J’étais ici au même endroit, dans mon coffee shop bien-aimé. La même et déjà différente. Je tente aujourd’hui de regarder cette illusion de moi-même en face : j’arrête de vivre dans un passé révolu, dans un passé prétendument plus beau et j’essaye de signer un pacte avec moi-même, un pacte noir sur blanc que je ne peux plus trahir. Un pacte inébranlable. Un pari sur l’avenir. Un pari pour vivre au présent, et pas au passé ou au futur. Je vais profiter de la semaine qui m’attend à Inis Mor comme un répit.
Je commence à douter que l’Irlande soit une bonne idée, elle est comme un fer brûlant sur ma peau. J’aurais envie de profiter de l’Irlande comme au premier jour, admettant que ce ne sera jamais comme au premier jour. Mais j’ai de nouveau envie de croire que tout est possible dans le monde, dans mon monde.
Et soudain, le ciel pleure ma tristesse.
Ainsi, je retrouve Inis Mor, accompagnée d’une amie venue partager l’Irlande que je lui ai racontée. Ainsi, je prends le temps d’apprivoiser l’île et de pénétrer les secrets qu’elle me dissimulait avidement l’année dernière. Je m’élève de mon abyme intérieur le temps de cette escapade bien aimée.
Inis Mor est comme trois îles en une seule, deux îlots s’étalent, l’un au Nord et l’autre au Sud, de chaque côté d’un étroit morceau de terre sur lequel l’océan pousse la terre pour devenir un port ou une plage. Nous plantons nos valises en son milieu, au port de Cill Ronain, comme moi l’année dernière.
Et nous commençons nos découvertes au Nord par un beau matin ensoleillé. Nous longeons la côte sur laquelle nous croisons une colonie de phoques, juste avant d’atteindre une jolie petite plage de sable blanc, d’où nous pouvons apercevoir Dun Aengus dans les hauteurs. Lorsque nous y accédons, suspendues aux falaises, nous voyons uniquement l’eau, impossible de distinguer le morceau de terre sur lequel nous nous élevons. J’ai le vertige, même allongée sur les roches, même au plus près de la terre pour repositionner mon centre de gravité et ne plus être aspirée. Ensuite, nous partons à l’aventure, en quête du Worm Hole paumé la dernière fois. Après plusieurs détours et faux raccourcis, nous trouvons finalement le puits de mer. Nous ne savions pas ce qui nous attendait ni d’où il surgirait. Il nous prend par surprise, l’océan est violemment en train de le remplir, me donnant la plus incroyable sensation de vertige jamais connue. C’est presque impossible à décrire, c’est un immense trou dans la roche, dans lequel l’océan s’engouffre de haut en bas, créant d’incroyables chutes d’eau, à l’envers et à l’endroit selon le ressac. C’est l’une de mes plus saisissantes émotions de voyage.

Nous sommes supposées prendre un jour calme pour nous reposer de notre marche de la veille. Nous restons donc au sud de l’île, plus accessible, marchant le long de l’océan le plus souvent possible. Dans la pluie et le vent. Découvrant de magnifiques déserts de roches égarées, nous déjeunons au milieu des lapins, entourées de vert et de pierres. Nous entreprenons les rives à l’Est dans le timide après-midi ensoleillé, celles qui font face à Inis Meain. J’embrasse de tout mon cœur leurs falaises et les vagues se brisant sur elles, tous les souvenirs heureux de mon histoire d’amour imprimés dans ses entrailles.
Nous partons pour notre troisième matin par jour de grand vent. Heureusement, nous trouvons toujours un abri pour nos corps fatigués et parfois égarés. Je prends définitivement ma revanche et me repose auprès du minuscule lit de Diarmuid et Grainne. Pas de quoi en faire un roman, vraiment ! Dieu change finalement d’avis et mets sa toge bleue, un magnifique soleil venteux nous accompagne. Nous rencontrons toutes sortes de ruines le long du chemin, nous atteignons la pointe la plus au nord de l’île, touchant presque les îlots de la fin du monde hors du temps et de l’espace sur lesquelles paissent quelques vaches tranquilles. Une lumière magnifiquement houleuse colore le bleu de la mer, le gris-mauve de la roche, le vert de la nature rare, le blanc du dernier phare avant l’Amérique. Le ciel est incroyablement clair, nous voyons jusqu’aux falaises d’Inis Meain, jusqu’au Connemara et jusqu’au Burren de part et d’autres, la terre d’Irlande est presque palpable.
Puis la Saint Patrick nous accueille, pluvieuse et froide. Ce sera jour de bières et de feux de tourbe, de trèfles et de musique, pour se protéger du vent qui griffe, de la pluie qui gifle, de leurs deux énergies qui nous brûlent. Ce sera jour de vérité dans la musique improvisée des enfants apprentis, dans le silence du chanteur et dans la joie de la gigue improvisée.
Mon premier séjour sur les îles d’Aran m’avait laissé un goût de regrets, de la sensation de les avoir manquées, et je sais aujourd’hui qu’elles m’attendaient plus extraordinaires sur la suite de mon chemin. Plus pleines et plus belles. Plus amoureuses et plus aimées. Plus savourées dans les bras d’Inis Meain avec lui. Plus respirées dans les jambes d’Inis Mor avec mon amie. J’ai regardé le soleil se coucher et se lever sur la grande île pendant trois jours, puis la brume s’élever de la mer pour ne plus la quitter. Je n’ai pas vraiment trébuché, je ne me suis pas noyée ou étouffée. J’ai accueilli la trêve de ma guerre intérieure.
Il neige sur Cork. A gros flocons et en retard. L’Hiver ne s’en va pas sans combattre. Il neige mais ça ne s’accroche pas. Il neige sur Cork et pourtant, je marche sous la pluie.
Mon stylo fait insolemment silence au théâtre de mes envies, malgré les mouettes barbotant dans la Lee River, malgré le printemps qui impose son soleil frais, malgré la cloche de Cork sonnant le deuil du Nord. L’ancien vice-Premier ministre d’Irlande du Nord Martin McGuinness, ex-dirigeant de l’IRA devenu membre actif du processus de paix, est mort.
Ma tête n’est que bouillabaisse. L’histoire file sous mes yeux, s’inscrit dans mes cellules mais je n’ai rien à en écrire. Je ne trouve pas grand-chose à rêver comme qui dirait. Quelques bribes, par ci, par là. Au milieu de Cromwell, au milieu des souvenirs d’Aran, au creux de mon cœur qui soupire. J’écris mon néant intérieur à la lueur de la bougie et à l’odeur caramélisée de la pinte qui m’accompagne. Il y a un an, j’écrivais à perdre haleine, je regardais avec des étoiles dans le cœur, je rêvais les pieds sur terre et les yeux ouverts. Je vis les yeux fermés à présent. Comme si la poésie m’échappait. Je force l’écriture. Je force la page blanche. Alors qu’il n’y a rien à dire qu’une paix approximative, qu’il n’y a rien à marquer qu’un peu de soleil dans mon cœur. Autant se taire.

Je passe le trajet de retour vers Dublin à regarder les montagnes de Tipperary qui ont mis leur petite laine blanchie de mercredi. Elles ont mis leur bonnet et c’est magnifique, mais pas moyen d’en sortir un poème. J’alanguis mon après-midi étendue sur l’herbe et sous le soleil de Saint Stephen Green, pas un seul rêve irlandais. Juste le temps de me rappeler tout ce que j’ai lu mais plus savoir créer. Juste le temps de me souvenir des massacres, ceux qui ont fait rage des deux côtés. Les Anglais étripent, les Irlandais éventrent. Les Anglais brûlent vifs, les Irlandais enterrent vivants. Les Anglais embrochent, les Irlandais transpercent. Pas de pitié. Œil pour œil, horreur pour horreur. Une liste de tortures absolument incohérentes pour mon âme utopique.
Je passe une magnifique dernière journée alors que l’Irlande mettra son manteau de pluie pour demain. Je vagabonde en compagnie des dieux celtiques et retrouve l’histoire brute et sauvage de l’Irlande par la Boyne River, son fleuve éperdu qui court de Newburry Hall à Drogheda. Lug Samildanach, le dieu de la lumière aux arts multiples, m’accueille dans sa chambre de soleil qui donne une autre vie aux défunts pendant le Solstice d’hiver. J’accompagne ensuite la course effrénée de Boanne qui se liquéfie de son péché d’amour avec le père des Dieux, Dagda. D’une grande beauté, Boanne est mariée à Elcmar, le frère de Dagda, et celui-ci profite de l’absence du mari cocu pour s’éprendre de la belle qu’il met enceinte. Pour les protéger, elle et leur enfant, de la colère du mari trahi, le Dieu Bon suspend le cours du temps pendant neuf mois, si bien que leur divin enfant, Oengus, est mis au monde et conçu le même jour. Rongée par la culpabilité cependant, Boanne tente de purifier sa faute auprès d’un puits enchantée, l’eau trop puissante dissout son péché au plus profond de sa chair : elle perd une jambe, une main et un œil. Honteuse, elle tente d’échapper à cette eau meurtrière qui la poursuit pourtant jusqu’à la mer d’Irlande. Ne restera d’elle que le cours insoumis et furieux de la Boyne River.
Je perds Boanne, Lug et Dagda dans la bataille, je traverse l’espace et le temps, j’enjambe les siècles et le cours tumultueux, je passe du coq à l’âne, du protestant au catholique, de William à James, j’effleure le champ de bataille final de la Guerre des Deux Rois duquel James Stuart fuit à grandes foulées : « Vos compatriotes courent vite, s’étonne-t-il et on lui rétorque immédiatement : Pas aussi vite que votre Majesté, puisque c’est elle qui a gagné la course ! »
Je voudrais éprouver la distance du puits à la mer tout au long de la rivière pour sentir l’échappée de la déesse endolorie, je voudrais être seule au monde sous la terre d’il y a dix mille ans dans la lumière de l’équinoxe du printemps d’aujourd’hui. Je ne le suis pas mais mon imagination comble les manques. Je passe dans l’Autre Monde par la pensée, admirant le vert éclatant de l’Est, contemplant l’eau qui se reflète dans le soleil de ce jour.

Je prends une nouvelle dernière pinte dans le pub qui accueille toujours mes adieux irlandais avant le décollage de l’avion. Je suis prête à partir comme toujours. Je suis prête à revenir comme à chaque fois. La sauvage Eriu serait-elle devenue mon dernier jardin d’Eden que je viens trouver quand je veux me rapprocher des Dieux ? Mais ce fut peine perdue cette fois-ci, les douleurs de l’Irlande n’ont été qu’une excuse à la mienne. Ici, de tout temps, la tristesse c’est ce qui meurt en dernier.
Il y aura, dans ma vie, un avant et un après l’Irlande. Après toutes les Irlande. Je me suis pris cette fois-ci ma claque des vingt-sept ans, ma claque d’amour dans l’âme. L’île verte a mis de l’arsenic dans l’encre de mon stylo, elle a mis de l’acide sur mon coup d’épée dans le cœur. Je suis venue prendre mon shoot d’Irlande comme une provocation à mon âme créatrice, comme une tentative désespérée de retrouver ma joie perdue. Mais mon désir créatif s’est fait la malle et mon bonheur m’apparaît alors uniquement à l’autre bout du monde.
* « Je vais à ma tombe silencieuse et froide, la lumière de ma vie est presque éteinte, ma course est finie, la tombe s’ouvre pour me recevoir, je me noie en son sein ! Comme je quitte ce monde, je n’ai qu’une requête à lui formuler : qu’il me fasse don de son silence. Que nul n’écrive mon épitaphe, que ma tombe reste vierge et mon souvenir enfoui jusqu’à ce que d’autres temps et d’autres hommes puissent rendre justice à ce que je fus. Quand mon pays prendra place parmi les nations du monde, alors et seulement alors, que mon épitaphe soit écrite »
Justine T. Annezo – MARS 2017