Dublinoise

Et me voilà de retour à Dublin, quinze jours après l’avoir quittée, avec l’impression d’avoir vécu dix vies entre temps. Mon sommeil s’est envolé quelque part dans l’Océan Atlantique et, pendant un instant, bref mais plus vrai que jamais, je songe à regagner la France. Pas que je me lasse de l’Irlande mais parce que je suis épuisée de bouger tous les deux jours. A force de me déplacer tout le temps, je finis, tel le Petit Poucet, par égrainer les traces de qui je suis sur mon passage. Je perds tout, mon téléphone, mon écharpe, mes écouteurs, des bouts de papiers sans importance et d’autres plus importants, et bientôt ma tête. Il me faut rêver, il me faut dormir pour récupérer ma dette de sommeil. Je vis alors une journée comme seule Dublin sait m’offrir. Mon arrivée avancée trouve sa raison d’être dans mon destin irlandais, je suis ici comme un imprévu et pourtant je suis au bon endroit : j’y suis en même temps qu’un important championnat des sports gaéliques. J’irais bien découvrir ce qui participe à l’âme d’un Irlandais et assister à un match de hurling, le sport gaélique par excellence, le sport de la nuit des temps, le sport qui les définit au même titre que leur musique. Ainsi, j’envisage d’aller voir le match en direct au Croke Park, pour le sport et aussi pour mettre mes pas dans le premier des Bloody Sunday Irlandais. Le 21 novembre 1920, en pleine Guerre d’Indépendance, des troupes d’élites de l’IRA tuent quatorze membres des services secrets britanniques. Les représailles seront sanglantes : la police tire sur la foule de civils assemblés au stade à l’occasion d’un match de football gaélique, tuant quatorze personnes, blessant soixante-cinq autres.
Pour ce qui est du présent, je me rappelle bien vite que le ticket est un peu cher payé pour un sport dont je ne connais pas les règles élémentaires. Je décide alors d’aller voir le match dans un pub sportif où je rencontre un groupe venu de Waterford pour voir leur équipe gagner contre les tenants du titre, l’équipe de Kilkenny. Et de fil en aiguille, une rencontre en amenant une autre, de traduction en translation, je me retrouve dans les gradins du stade : tombée du ciel irlandais, une place offerte par un des gars de la sécurité dans la main et une bière dans l’autre, mon écharpe aux couleurs de Waterford autour du cou, supportant l’équipe de mes nouveaux compatriotes ! J’assiste à un moment historique, ce sont les deux meilleures équipes d’Irlande qui s’affrontent et Waterford n’a pas battu Kilkenny depuis quarante ans. Jusqu’à la dernière seconde, ils ont bien failli… Il paraitrait que je leur porte chance autant que l’Irlande est la mienne. Je suis entourée de gens pour qui, l’espace de plusieurs minutes, se jouent toutes leurs vies ; et on me promet le mariage si « on » gagne. Je fais à présent moi aussi partie de ce « on » car mon cœur bat aux couleurs de Waterford. J’observe l’un d’eux qui m’a dit ne pas croire en Dieu, mais qui se signe avec son ruban bleu et blanc pour porter chance à son équipe. La tension se fait plus palpable après la mi-temps, le jeu va tellement vite que personne n’a vraiment gagné avant le sifflet final et même si Waterford a mené toute la durée du jeu, le match se finit à égalité, revanche la semaine prochaine. C’était immense d’être là, poussée par les non-hasards du destin.
Cette rencontre du dimanche touche à sa fin à la gorgée de notre dernière bière. Tant de mots se faufilent encore entre nous, j’ai peur d’en oublier. Ils me parlent des Vikings, leurs ancêtres, surtout à Waterford puisque les guerriers nordiques sont à l’origine de la majeure partie des villes côtières. Ils me parlent de la France et de leur propre pays, qui se pense parfois moins que rien, même s’ils le chérissent de toute leur âme torturée. Mais on leur a refusé le droit d’être qui ils étaient pendant tant de siècles, ils n’ont même plus leur propre langage bordel ! L’irlandais est bien la langue officielle mais ils l’ont perdu tous les jours dans leur vie de tous les jours.
L’anglicisation de l’île s’est faite petit à petit, bien entendue prônée par le colon pour qui le gaélique n’est bon qu’à parler aux cochons. Et très vite, l’Irlandais adopte cette pensée, refusant sa langue natale et à travers elle, qui il est. L’anglais est la langue de la modernité, la promesse d’une vie meilleure, le seul moyen de s’arracher à la misère ; l’homme Irlandais est défait, il s’automutile donc. L’assimilation lui reste cependant interdite tandis que les autres colonies s’ouvrent à lui. L’Irlande sans sa langue n’est que la moitié d’une Nation et le coup de glas final est porté par la Grande Famine, les derniers foyers gaéliques meurent avec la faim. L’Angleterre a parachevé son humiliante conquête ; en perdant sa langue maternelle, l’Irlande a définitivement l’âme chargée de chaînes.
Heureusement, la Gaelic League parvient à réinsuffler de la vie dans son langage agonisant : si l’irlandais meurt, les droits de la nationalité irlandaise meurent avec lui. Le début du XXème siècle marque donc un mouvement profond de renaissance et restauration du gaélique. La ligue rejette la haine de soi : l’irlandais était un signe de vulgarité, il devient une marque de distinction et d’éducation. Et la contestation de l’impérialisme de la langue débouche inévitablement sur une contestation pacifique de l’impérialisme politique du Royaume-Uni sur le Royaume de Fodla. La révolution lente et jamais tranquille de l’Irlande prend tous les chemins qu’elle possède pour se diriger vers sa libération.

Je retourne au passé dès le lendemain. Je marche jusqu’à Kilmainham Jail, au-delà du quartier des Liberties, pour entendre la voix de Grace, mais je ne peux même pas en entendre l’écho tant la foule se presse avec moi. Je ne peux écouter les murs de la prison me parler alors j’en lis les histoires bien rangées au musée et, à travers elles, toutes les révolutions manquées. Je découvre les mots des fusillés de la première et la dernière heure, celle-ci étant la plus terrible, car c’est alors l’Irlandais qui a le sang irlandais sur ses mains irlandaises. Je me sens toujours en dilemme douloureux de la Guerre Civile, ne sachant qui suivre, qui avoir envie de suivre. Je les comprends tous et parfois pas. Je comprends qu’il eût été douloureux de continuer de prêter allégeance au roi qui les avait asservis pendant des siècles. Je comprends que les anti-traités tenaient à leur République et qu’un statut de dominion fut une insulte cuisante. Je comprends que la partition de l’Irlande était insupportable. Mais je ne comprends pas la violence de leur colère, même si elle est propre à l’âme irlandaise depuis le temps des Ard Ri et autres monarques. Je ne comprends pas la sortie funeste de De Valera après le vote favorable du Dail Eireann pour le Traité de Paix : “Republicans would have to wade through Irish blood, through the blood of the soldiers of the Irish government and through, perhaps, the blood of some of the members of the government in order to get Irish freedom*.” Est-ce sa profession de mort pour Michael ? Mais finalement, la seule vérité cinglante, c’est que l’Irlande choisit une fois de plus la voie du sang.
Je m’en vais frôler plus de cendres, je vagabonde dans le Glasnevin Cimetery et danse sur tous les morts de l’Irlande, sacrifiés ou non, glorifiés et oubliés. Il m’est alors difficile de revenir parmi les vivants, je finis ma journée devant le documentaire sur Bobby Sands présenté à l’IFI et qui laisse mon âme troublée. Je ne sais plus que penser de tant de guerres irlandaises. Le film présente la figure adulée de ce jeune membre de l’IRA, première victime de la grève de la faim lancée par les prisonniers du bloc H à qui on refuse le statut de prisonnier politique pendant les Troubles, s’inspirant alors du sacrifice de Terrence MacSwinney. Je reviens à l’origine, à ce qui a mis pour la première fois l’Histoire de l’Irlande sur ma route. Je venais d’assister à la lente agonie cinématographique de Bobby Sands après qu’il ait recouvert, complètement nu, les murs de sa cellule de sa propre merde et qu’il fut lavé au karcher, avec pour seul protection au monde, une maigre couverture grise. Neuf autres prisonniers devront mourir après lui pour que le statut politique soit enfin accordé aux combattants de l’IRA.

* «Les républicains obtiendront satisfaction, s’il le faut, en pataugeant dans le sang des soldats d’un gouvernement irlandais et peut-être même dans celui des membres du gouvernement.»

Août 2016

Si cet article vous a plu, je vous invite à lire la deuxième partie de mes carnets de voyage irlandais

L’indolence de l’été


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