L’île des Brumes

Old Man of Storr

L’air sent enfin la fraîcheur chère à mon cœur, le paysage se fait vert et gris. Je suis en chemin pour déposer ma peau de phoque sur les rochers, ma peau d’âme sur les falaises, et rencontrer ma liberté. Je suis ici pour effacer toutes les dernières fois. Je voudrais avoir le courage de les refaire une première fois toute seule, afin que chaque pas ne soit plus douloureux d’un autre temps. Je ne souhaite pas oublier, je cherche seulement à faire disparaître toute forme de souffrance attachée au souvenir et ainsi, en retrouver la joie originelle. Je tente de mettre mon point final et ré-apprivoiser ma solitude. Je tente de retrouver le chemin vers mon essence pure, racontant une nouvelle île inconnue par mes propres pieds et alors, renouer avec mes écritures de romans d’aventures personnelles ou historiques.
C’est un premier jour béni des Dieux puisque le soleil est de la partie grâce au vent du Nord. Je commence sous la pluie cependant, sous la pluie glaçante des Scotts. Je commence de bonne heure et de bonne humeur. J’enfile mes vêtements de pluie et part rencontrer mon climat régénérant. Je longe la mer, ou plutôt l’océan, de Portree aux montagnes rocheuses. Je voudrais commencer en douceur, ça fait si longtemps que je n’ai pas randonné, mais les premières minutes sont abruptes pour mon corps déshabitué. Ça grimpe beaucoup trop et, malgré le vent glacé, je sue sous mes couches de parapluies. J’ai mal. Aux jambes, à l’estomac, aux pieds ; je me sens si lourde. Le visage de pierre m’apparaît finalement dans le tumulte. J’ai quitté les grands espaces pour revenir à l’échelle européenne mais the Old Man of Storr est tout de même plus géant que moi. C’est beau, c’est ma première bouffée écossaise avec le vent que je voudrais pour seul compagnon, mais trop de gens ont eu la même idée que moi en ce dernier dimanche de juillet.
Je trouve alors, plus au Nord le long de la baie, un chemin plus désert, un chemin vert et violet de la bruyère, où quelques flaques géantes m’inondent parfois. Je suis au cœur de la réserve naturelle The Quiraing. C’est une belle balade, plus solitaire et pensive. Mes pieds prennent le pas, mon corps se réhabitue déjà. Je monte, je descends, je m’égare, rebrousse chemin, retrouve la route vers la crête venteuse d’où je vois la mer sans écume et les plateaux verdoyants. Mon corps est plus léger mais je sens mon cœur s’alourdir. J’embrasse alors la vue de mon regard, sens mon genou fatigué et reprends mon rythme de solitaire oubliée. Je fuis le malaise qui me poursuit et tente de reconnaître ma joie oubliée.
C’est la fin de mon premier jour, je ressens l’épuisement bienvenu d’une journée de plein air. Mais c’est toujours quand la nuit tombe que mon angoisse se fait plus pressante. Qu’importe de quel pied je me suis levée au matin ; avec le soleil, se couchent inexorablement mes espoirs déçus. Je vais donc au seul pub de l’île, envahi par les touristes, mes joues brûlent du vent et je prends réconfort auprès d’une pinte de Skye Gold.

Réserve naturelle The Quiraing

La pluie a raison de moi pour mon deuxième jour. Je tente de pénétrer les Cuillin Hills, noires et rouges parfois. J’essaie de les dominer. Mais seuls le vent, la pluie et le ciel ombrageux me regardent de haut. Je navigue entre les torrents et les gouttes cinglantes, entre les bruyères et les roches pendant trop peu d’heures. Je comprends la vraie signification de la douche écossaise : glacée, elle me transperce jusque dans mes globules rouges, elle blanchit mes globules blancs, elle fige mes muscles d’une tension polaire. J’aperçois vaguement les sommets à travers les nuages, la tête basse de la pluie. Le peu que je discerne m’appairait gigantesque. Sur le chemin prématuré de retour en bus, je regarde, dans la chaleur mouillée de l’habitacle pas assez chaud, les forêts disparues. Seuls gisent les arbres éventrés et blancs de leur mort. Je reconnais leurs cimetières dans les vallées de bruyères.
Je rentre, tétanisée de froidure, les yeux aveugles et transis à la fois. Je retrouve chaleur humaine à côté d’un chocolat chaud alors que le soleil daigne percer quelques rayons. J’ai vu trop peu, trop vite, mais je savoure mes pieds reposés alors qu’ils sont douloureux d’ampoules. Je profite de ma solitude à l’abri. Je prends le temps comme il vient. Je ne peux plus aller bien loin, mon corps est endolori à présent.
L’île de Skye commence un peu à me décevoir car il y a trop de touristes et pas assez d’Ecossais. Je m’en mets plein les yeux mais voudrais des histoires que je n’ai pas lues dans un livre. L’humain écossais me manque, c’est comme si soudainement tous ces paysages manquaient d’âmes. Ces paysages ont une âme bien-sûr, ils portent en eux les origines de la Terre, les millénaires avant moi. Je ne désire pas leur enlever cet héritage du passé qui se dévoile sous mes yeux émerveillés. Mais quelque chose me manque. J’aime l’idée de voyager seule afin d’avoir l’occasion de rencontrer un pays dans toutes ses particularités et jusqu’à présent, il lui manque deux jambes et deux bras. J’ai l’impression de participer, malgré moi, à une visite touristique d’un pays déserté de vie réelle, de ses habitants de cœur. Mes oreilles n’entendent que du français, de l’allemand ou de l’espagnol, et je m’en veux de participer à cette furieuse invasion. Où est passé l’âme humaine de ce pays ? Chassée avec les tartans et le chardon après Culloden ? Reniée avec les clearances* alors qu’on la remplace par des moutons ? Pour l’heure, mon cœur d’humaine est en manque de l’âme humaine écossaise.
Ça ne me donne pas vraiment l’occasion de distraire ma pensée tendue vers cet autre de l’autre bout de la terre. Je sens mes résolutions premières se perdre dans la confusion de mon être. Je regrette l’instant fugace où l’Ecosse n’était rien d’autre que l’Ecosse, un endroit où voyager mes pieds, où changer d’air frais. L’instant fugace où l’Ecosse ne me ramenait pas à mon passé. Où est-il alors je traverse l’île du Nord du Monde dans ses pas ? Je souhaiterais être capable de me sentir plus légère jour après jour et, comme avant, il y a bien longtemps, être ici à l’instant du moment sans penser à hier ou demain.

Regard sur les Cuillin Hills depuis Portree

Alors je fais rentrer d’autres pas dans les miens. Ceux de Mary, Queen of Scotts. Un destin qui me semble parallèle, sauf que je ne suis pas reine. Mais c’est un détail. Nous sommes deux femmes amoureuses. Nous sommes deux femmes arrivées en Ecosse en deuil de quelque chose. Nous entonnons toutes deux nos lamentations à l’océan alors que nos cœurs à l’unisson se déchirent à la pensée d’un passé plus heureux que maintenant.

En mon triste et doux chant
D’un ton fort lamentable,
Je jette un deuil tranchant,
De perte irréparable

Et, en soupirs cuisants,
Passe mes meilleurs ans.
Ce qui m’était plaisant
Ores m’est peine dure ;

Le jour le plus luisant
M’est nuit noire et obscure ;
Et rien n’est si exquis
Qui de moi soit requis.

Si, en quelque séjour,
Soit en bois ou en pré,
Soit à l’aube du jour
Ou soit à la vesprée,

Sans cesse mon cœur sent
Le regret d’un absent.
Si je suis en repos,
Sommeillante sur ma couche

J’oie qu’il me tient propos,
Je le sens qu’il me touche.
En labeur, en recoy,
Toujours est près de moi.

Mets, chanson, ici fin
A si triste complainte
Dont sera le refrain :
Amour vraie et non feinte
Pour la séparation
N’aura diminution.

Mary écrit en français et je pleure en anglais. Nos âmes se répondent à travers les âges et les tourments. Il me plaît de savoir que Mary Stuart et François de Valois se sont aimés, même malades, même adolescents. J’admire cette reine qui a placé la question d’amour au-dessus des jeux de pouvoir. Elle s’est laissée régir par ses passions, elle les a tous aimés éperdument, les rois qu’elle s’est choisie et parfois pas ; elle refusait de se laisser compromettre par un monde forgé par, et pour, les hommes. Elle refusait d’être pervertie par ceux qui l’entouraient et n’aspiraient qu’à prendre sa place de reine alors qu’elle leur parlait d’amour. Et c’est pour cela qu’elle a été punie : on a dénoncé la femme amoureuse, adultère, soumise à ses passions pour la simple et bonne raison qu’elle était incontrôlable dans tous les autres domaines. Ses contemporains l’ont condamnée pour son crime d’amour, certains historiens la jugent pour son prétendu manque de discernement, et je la défends ardemment dans toute sa folie, parce qu’elle est infiniment plus défendable que les masques de faux dévouements d’alors.
Je suis dans l’espace blanc et vide de l’alinéa, l’alinéa de mon prochain chapitre et j’ai besoin de le remplir d’espoir : lire Mary Stuart folle d’amour satisfait cette aspiration. Mon espérance d’hier répond à mon espoir pour demain. Si, même alors, lorsque les classes et les ordres dirigeaient leurs vies, elle a eu l’extravagance d’aimer démesurément ; aujourd’hui, alors que les frontières et l’argent régissent notre société, j’aurais encore le courage de tomber amoureuse.

Fairy Glen

Malgré ma quête vers le bonheur, mes matins se réveillent un peu plus tristes à chaque fois et ma dernière journée sur Skye commence comme une mauvaise blague, abandonnée à l’Ouest de l’île, avec mes seuls pieds pour me porter. Heureusement, l’inattendu se cache toujours dans une goutte de pluie écossaise ou dans un brouillard de rosée. De rencontres en égarements, je découvre la Vallée des Fées. Féérique en effet. Verte et ondoyante. Les arbres s’entrelacent dans les cascades et les roches, au milieu des moutons et des cercles de sorcières. Le vert teinte le tout d’une lumière irréelle. Je suis sereine et pensive sous la pluie de Fairy Glen. Mon matin raté m’offre une belle surprise et je chéris ce cadeau d’adieu. Je regarde une dernière fois la baie de Portree dans la bruine, les Cuillin Hills perdues dans les nuages brumeux, et j’abandonne l’île de Skye.

* Ou Fuadaich nan Gàidheal en gaélique écossais, soit « l’expulsion des Gaëls », sont des déplacements forcés de la population des Highlands écossais au XVIIIè siècle

Justine T.Annezo – JUILLET 2018


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