… il est en Islande !

Ce matin, je quitte enfin les alentours de Reykjavik pour aller plus loin, pour rencontrer de nouveaux panoramas, pour voir apparemment le concentré de l’Islande en une péninsule sur la mer ou l’océan, pour découvrir l’Islande en miniature. Je pars de bonne heure, je pars de bonne humeur, le soleil perce les nuages translucides sur la baie de Keflavik, Reykjavik baigne dans un océan de coton au loin. Je pars le pouce en l’air, attendant le carrosse de l’instant. J’en connais trois, l’un a perdu son rosaire, l’autre joue au chauffeur distant, la dernière se languit de ses tours du monde en bateau. Je passe les vingt minutes les plus longues de ma vie, sauf peut-être celles de quai de Castlebar, à guetter, au milieu de presque nulle part les vapeurs du Blue Lagoon dans le dos, la deuxième voiture qui s’arrêtera pour moi. J’arrive en retard et pourtant en avance, à Reykjavik, pour rejoindre ma quatrième automobile de la journée et mes nouveaux compagnons de voyage pour un jour.
Nous allons plus au Nord, de l’Islande et du monde. Nous passons sous le tunnel de la mer et je m’émerveille enfin totalement de cette nouvelle péninsule. D’abord, sur la route, où les volcans s’élèvent de plus en plus gigantesques, ocres, verts, roses, blancs, perdus dans le bleu de l’océan presque turquoise; des reliefs tranchants toujours adoucis par la mousse et sur lesquels les nuages dessinent de nouvelles histoires.

Je regarde les phoques d’Ytri Tunga danser avec les algues et les courants odorants, fondus dans les rochers. J’observe la lente séparation des mondes, les morceaux immenses de terre transpercés par les rivières, puis je rejoins Fionn McCummal sur le point d’arrivée de la Chaussée des Géants. Les littérateurs irlandais se sont trompés, ce n’est pas le géant écossais auquel il voulait se mesurer, c’étaient aux trolls islandais* ! Je longe les falaises restées un peu plus sauvages, criardes des milliards de mouette, qui ajoutent un peu plus chaque jour de leur couleur à la palette de l’île. Je devine quelques pavements, moins réguliers et moins propres qu’en Irlande, entre les arches qui se creusent au sel de l’océan glacier.
Je laisse courir l’infinité des clochers colorés de l’Islande, solitaires, entre les verts des volcans, soufflés par les vents iodés.
Et après, et après, je devine de nouvelles coulées de lave, plus anciennes ou plus neuves – je ne saurais dire, je ne suis pas géologue – qui se jettent furieusement vers la mer, arrêtées violemment dans leur élan quand elles sont venues se cogner à la vague et s’élèvent aujourd’hui à pic, telles une dent canine ou les ruines d’un chateau en pierre, au tranchant de la mer. Puis je poursuis d’autres rivières de cendres dures, plus douces auprès de l’eau, parfois rouges, parfois moussues, non pas à pic mais déjà érodées dans le sable noir, tragiquement escarpées entre les eaux du lac. Et entre les sculptures de pierres, des morceaux de ferrailles rouillés, rescapés d’un ancien naufrage, languissent. La mer noire qui me longe ressemble déjà à un coucher de soleil alors qu’il n’est pas 18h et que l’astre de nos jours met un temps infini à disparaître même si sa lumière faiblit.
Et puis, on reprend la route, pour de bon cette fois-ci, afin de me déposer à mon port d’attache de la nuit, à mon port de partance de demain. Je croise en chemin quelqu’un qui ressemble étrangement à Ben Bulben**, j’ai fini mon tour à 360° autour du glacier de Snæfellsnes, chapeauté de blanc immortel, qui a donné son nom à la péninsule. J’ai admiré au rythme des kilomètres, les monts de plus en plus éternels, auréolés de leur diamant nuageux. J’ai mélangé les pics pour mélanger les couleurs. J’ai aperçu les fjords au loin, mon rendez-vous pour après-demain pour enfin arriver à Stykkisholmur et construire ma première tente islandaise à l’abri des montagnes ocrées et du plein vent, ou au moins essayer. Alors que le soleil ressemble au crépuscule et que l’air du soir aussi, je repars en arrière, je prends enfin le temps de retracer par écrit ce qui me meut depuis mon début islandais.
Je me trouve étrangement sans émotion même si les paysages m’émerveillent. Les trolls islandais ne sont pas peut-être pas aussi puissants que mes leprechauns irlandais… Il y a pourtant quelque chose d’absolument incroyable dans cet ici, incroyable au sens le plus littéral du terme, incroyable comme quelque chose que l’on ne peut pas croire et auquel l’on n’est pas sûr d’appartenir. Incroyable de ces gens qui vivent ici, qui y restent, qui ne se sentent pas survivants alors que c’est profondément qui ils sont depuis la nuit des temps. Incroyable de ce paysage qui s’enneige à l’hiver et pendant les trois quarts de l’année, qui vit aux dépends et avec les éléments dans leur plus extrême rudesse, qui met soudain ses couleurs des lumières du nord sur tous ses volcans d’été. On dirait alors que quelqu’un est venu dessiner chaque détails de chaque rocher, qu’il est venu y jeter des couleurs de mille feux pour créer ce paysage certes désolé mais absolument bouleversant.

* Fionn Mac Cumhal, géant de légendes irlandaises souhaite défier son homologue écossais, il se construit donc un chemin de pierres sur la mer jusqu’à l’île voisine, mais voyant la taille de son rival, s’enfuit à toutes jambes et détruit la chaussée dont il ne reste plus que la porte d’entrée à Bushmills.
** Montagne à la forme très particulière à l’entrée de Sligo.
Justine T.Annezo – 5 août 2019, Stykkisholmur – GTM+0