
Je m’arrête au bord du Coastal Trail d’Anchorage, avec vue sur un océan presque aussi brun que le Mississippi, afin de retranscrire mes premiers pas alaskiens. J’ai remonté le temps, j’ai transcendé l’espace. J’ai quitté l’Islande un dimanche à 17h et j’ai atterri en Alaska le même dimanche à 16h.
J’ai été « accueillie » comme de coutume par des gardes frontières plus enclins à laisser la porte fermée qu’à l’ouvrir à de futurs explorateurs… Après un petit choc thermique de l’hiver islandais en avance à l’été alaskien, je suis en effet confrontée à un choc d’un tout autre genre. Je subis le deuxième interrogatoire* de cette journée sans jour et sans heure. C’est le genre d’exercice auquel on ne s’habitue jamais même si, comme moi, on n’a absolument rien à se reprocher… Je réponds donc à toute les interrogations du pourquoi au comment je suis ici aujourd’hui, comme n’importe quel autre passager, comme pour tous mes voyages transatlantiques précédents. Mais lorsque je vois le gentil monsieur de la frontière mettre mon passeport dans un fichier jaune, je comprends que ce n’est pas bon signe, et quand il m’escorte vers la petite salle fermée où m’attend un autre gentil monsieur de la frontière, ça sent définitivement le roussis ! Et rebolote, toujours les mêmes questions, toujours les mêmes réponses pendant au moins vingt minutes (on va même jusqu’à me demander pourquoi j’ai visité les Etats-Unis il y a deux ans et donc si c’est toujours d’actualité avec mon copain américain ! Non, mais je rêve, faudrait-il en plus que je raconte les méandres de mon coeur)… Le problème? Je n’ai pas de billet de retour et apparemment, c’est l’un des engagements que l’on prend lorsque l’on postule pour l’ESTA** : tout demandeur doit obligatoirement arriver en territoire américain avec son billet de retour et/ou suffisamment d’argent pour se le payer (je ne pense d’ailleurs pas à leur opposer cet argument, mais dans ce genre de situation, on opine juste du chef). Je me doutais que mon retour un peu brumeux rendrait mon arrivée un peu plus compliquée, mais pas à ce point-là ! Heureusement, les messieurs de la frontière sont réellement sympathiques, ils prennent le temps de s’expliquer, leur humanité contrebalance ma (très) mauvaise expérience à Boston. Je leur propose alors de réserver un billet retour immédiatement sous leurs yeux s’il n’y a que ça pour me permettre de passer le contrôle. Mais dans la mesure où l’historique de mes voyages étasuniens montre patte blanche pour moi, ils me laissent passer presque sans encombre et je passe enfin en fanfare la porte d’entrée de l’Alaska !
Je prends le bus dont la générosité de la conductrice équilibre ma première heure d’angoisse, et sera la première mémoire de cette terre américaine si particulière qu’elle en devient naturellement et intrinsèquement hospitalière… Le ticket coûte 2 $, il me faut le compte exact et je n’ai que des billets de 20 en poche ; la conductrice joyeuse me laisse donc voyager sans payer… Je lui rendrai la faveur une prochaine fois qu’elle me dit !
Mon corps comprend mieux les aléas du décalage horaire et n’en fait plus toute une montagne. Je commence à sentir les effets de la fatigue plus tardivement que je l’aurais cru, après une première bière blanche d’Alaska et un repas aux portions gargantuesques. Je rejoins Morphée à 21h, soit un peu plus de vingt-quatre après mon dernier éveil. Je m’acclimate donc plus facilement à tous mes changements de temps et d’espace.
A mon réveil, le paysage est auréolé de la même brume que mon été américain, sont-ce des feux de forêts ou bien la poussière du vent ? L’air est si doux, je frôle les 25° et je ressors mes jambes et mes bras. C’est encore l’été ici en fait, plus qu’en Islande, alors que nous sommes plus près du Pôle. Oui, mais l’Islande c’est une île… Oui, mais l’Amérique du Nord a des saisons plus extrêmement antinomiques…
Mon premier jour alaskien prend un rythme lent, presque ralenti, je ne connais pas exactement mon heure car mon corps a le tournis et la hauteur du soleil ne ressemble plus à ce que je connais. Je vagabonde auprès des hydravions dont j’ai entendu les décollages et les amerrissages tout au long de mon sommeil transcendé ; le vent d’Alaska est empli de leur bruit qui, pour une raison étrange, me rappelle celui d’un Canadair et deviendra vite la musique quotidienne et habituée du ciel de mon voyage.
Je visite ensuite le Musée d’Art et d’Histoire. Je découvre un morceau des traditions diverses de tant de tribus aborigènes, mais voudrais en savoir plus sur l’arrivée des Russes, sur le rachat américain. Je comprends le lien entre la nature dépeinte de façon romantique par les peintres arrivés des « Lower 48 » et la réalité qu’elle représente pour ceux dont elle était, et est toujours, la seule maison. Tout ça me donne l’eau à la bouche de mes explorations à venir.
Alors que j’arpente les rues sales et pauvres où l’on m’interpelle grassement, je réalise que je n’ai pas connu l’Amérique sans lui, à part un bref instant à San Francisco. J’ai découvert l’Amérique dans un cocon et maintenant, j’approche autrement cette autre Amérique. Je ne saurais écrire véritablement ce qu’est l’Amérique pour moi, est-ce seulement le souvenir de mon passé que j’aime à travers elle ? Elle possède quoiqu’il en soit ce scintillement si particulier dans mon cœur, cette attraction incontrôlée pour mon âme en quête de son Nouveau Monde…
Mes pieds trouvent finalement le chemin du Coastal Trail qui m’a échappé au matin, je voudrais dérouler mes yeux jusqu’au Kincaid Park, mais la journée a été trop lente et s’achève déjà. Après trois miles de balade et un arrêt d’écriture, il me faut reprendre mes jambes, récupérer mon sac à dos et trouver mon nouveau toit éphémère pour la nuit.
* Avant même de monter dans n’importe quel avion pour les Etats-Unis, même si c’est uniquement pour une correspondance, on doit déjà répondre à toute une pléiade de questions pour justifier de son séjour. Cette fois-ci, on est même allé jusqu’à me demander quel était le nom de la dernière pièce dans laquelle j’avais jouée !
** Formulaire qui permet d’obtenir une autorisation de voyage aux Etat-Unis sans avoir à solliciter un visa. Plus d’informations ici.
Justine T.Annezo – 12 août 2019, Anchorage – GTM-8