La voix des forêts

Aialik Bay

La matin est gris, il est lourd, il pleuvrait presque ; et il est temps pour moi de rejoindre Seward. Je prends le bus à l’envers – le bon mais pas dans le bon sens – et confirme ma sensation d’hospitalité particulière de l’Alaska par ma conversation de tout de rien avec le chauffeur de mon deuxième bus, le bon cette fois-ci, sur les voyages, les langues étrangères et les cultures qui se complètent.
Puis, alors que j’ai rejoint mon covoiturage à la fois en retard et en avance, je m’extraie magnifiquement d’Anchorage. A peine avons-nous dépassé Rabbit Creek Road que les montagnes de Kenai, enroulées plus tard de couleurs chaudes avec le coucher du soleil, émergent gris-bleues de ce matin fumé. Nous longeons la baie, grise elle aussi, sur les rives de laquelle, si la marée n’était pas basse, quelques cachalots nous accompagneraient peut-être ; les monts nous contemplent doucement. Ceux de Chucagh State Park que je délaisse trop tôt, ceux déjà de la Péninsule qui se languissent de mon âme voyageuse.
J’arrive ainsi à l’auberge de mon instant, au carrefour de mon moment, j’intègre l’équipe familiale et aimante du Nauti Otter Inn ; acceptée immédiatement, adoptée sans ménagement. Le ton est donné d’emblée par la soirée sous le préau du village de yourtes où l’odeur grillée du flétan et de la morue-ling de nos repas se mêle aux fumée du feu de camps sous les arbres bavards. Ce soir, j’enfourche mon premier S’Mores* comme un premier baptême dans ce nouveau clan éphémère.

Grayling Lake

Au matin du deuxième jour, j’adopte mon rythme de la péninsule sans préambule, travaillant le matin et randonnant l’après-midi. Nous commençons en douceur, tous ensemble au son de la cloche anti-ours, une promenade sous les arbres pas tout à fait gigantesques mais déjà bien grands entre les branches desquels se dessinent les pics tranchants et parfois blancs de la chaîne montagneuse alentour. Le lac Grayling est paisible et brillant sous le soleil épineux de la forêt de pins, l’eau translucide et lisse appelle nos corps échauffés par la marche au chant des libellules en voyage. C’est bienveillant et heureux. Simple. Evident. C’est une magie d’un instant. Voisins, étrangers ou amis, tous à nos méditations sur les bonheurs fugaces, silencieux au clapotis de l’eau. L’un fait la planche sur le dos, l’autre prélasse ses pieds sur la rive et son corps sur les pierres. Et nous reprenons la marche, rafraîchis et toujours un peu sonnés de cet enchantement instantané. On en veut plus et l’on s’enchante d’une autre magie sur les berges de Meridian Lake. Son vert hypnotique de nénuphars est tout aussi saisissant que le calme transparent de son lac voisin.

Je me réveille pour mon troisième matin à Seward, sous un ciel non plus grisé mais enfumé. Mon pressentiment à Anchorage était juste, l’Alaska connaît depuis le début de l’été un flot continu de feux de forêts dont les fumées s’attisent au gré des vents. Ainsi, aujourd’hui, la randonnée prévue aux abords du glacier voisin devra attendre un climat plus clair. J’ai trop connu de paysages invisibles, par les fumées ou les brouillards, pour ne pas choisir mes moments quand j’en ai le temps. A une excursion épique et chaude, je préfère donc un sentier ombragé au départ de Lowell Point pour rejoindre Tonsina Creek. Je suis alors prise de la même sensation qu’il y a deux ans devant la nature vierge qui m’entoure, transformée par l’émotion profonde de m’abriter d’une nature intacte. Et c’est curieux car c’est aussi cela qui m’a émue en Islande, cependant de façon complètement différente, alors qu’elle-même m’a interpellée d’une autre façon que l’Irlande et que toutes ces terres ont ce dénominateur commun et bouleversant d’une nature brute et renversante. En Irlande, je m’impressionne de tant de grandeurs contenues dans une si petit écrin, de toute les mémoires de l’humanité qui jalonnent les chemins, ruines d’un autre temps sans jamais être totalement remplacées, aujourd’hui inextricablement imprégnées de la nature environnante. En Islande, je me suis fascinée du caractère extrême et inhospitalier de tout ce que je contemplais, la nature est indomptée, inchangée parce que l’homme n’a eu d’autre choix que de la laisser à son essence pure et glacée. En Amérique, surtout à l’Ouest, surtout sur cette dernière frontière, c’est encore une autre émotion. Je sais que cette terre a été foulée par le pied humain depuis que certains Eurasiens ont traversé le couloir de Bering il y a fort fort longtemps, mais aujourd’hui ne restent de toutes ces civilisations passées que le vent gracile chargé de leurs âmes échappées. Et lorsque je traverse ces arbres millénaires longée par les ruisseaux de pierres sèches ou bien les torrents où les saumons si rouges parce que leur heure est bientôt venue sont venus mourir, c’est comme si je pouvais entendre les esprits de la forêt communiquer entre eux… Émerveillée par leurs secrets indicibles, j’atteins les rives de Tonsina Point, sa plage bleue perle si facilement coupée dans son élan par les montagnes du Fjord et je me délasse là pour un instant. Saisie par un monde si grand que mon cœur n’a pas la force d’exploser.

Mon week-end est plus lent, plus chaud et à la merci du voile de fumée. Je m’élance d’un arbre à l’autre presque en leurs sommets, n’ayant plus le temps d’écouter leurs murmures, mon anglais ayant confondu la Zeep Lane (accrobranche) et le Zeplin qui lui m’aurait carrément envoyé en l’air. Je tente de me parfumer à la couleur locale à la soirée traditionnelle des pécheurs du samedi soir à Miller’s landing, mais notre groupe de colonie de vacances s’auto-suffit. Et je laisse le soleil dominical colorer mon carnet de son lever à son coucher alors que mes mots se balancent d’un monde à l’autre.

Tonsina Point

J’ai une pensée pour Ennis au matin du 19 et, après une nouvelle matinée productive – les feux de forêt bloquent l’accès vers Homer, les voyageurs se sont donc réfugiés à Seward -, l’Exit Glacier toujours inaccessible par les fumées soufflées par d’autres vents mais pas encore tout à fait évacuées, je m’aventure non sans hésitation sur Primrose Trail, bordé de primevères, en route vers le lac perdu. Vingt-cinq kilomètres en six heures au cours desquels la pensée se déroule en même temps que toutes les magnifiques nuances du paysages que j’ai déjà contemplés le long de la route d’Anchorage à Seward et que je peux à présent savourer avec la lenteur de la marche.
Après un petit morceau de forêt où le chant est le seul repoussoir à ours, la vue se dégage révélant petit à petit les montagnes Des lacs s’offrent timides au loin, gris-bleu au creux des monts. On entend la rivière qui s’élance bien plus bas, invisible, et les épilobes bordent de rose le sentier à myrtilles. Le soleil est là sans vraiment se montrer, fragile derrière son voile argenté. Les conifères s’entremêlent éparses, de plus en plus rares, avec les milles couleurs des plateaux montagneux. Soudain, les éminences vert sapin s’élèvent de tous les côtés et nous mènent doucement au bleu hypnotique du lac perdu. L’eau est si bleue, d’une couleur si pure, arrivée d’une source mystérieuse ; comment mes mots peuvent-ils rendre justice à ce bleu ? Comment aucun artiste paysagiste ou essayiste peut-il rivaliser avec l’oeuvre de la nature ?
Le sentier infini sans arbre parce que le vent, me ramène à l’orée d’une autre forêt. Les bruits changent, l’on entend que le chant des oiseaux du soir, si doux comparé au souvenir criard des oiseaux de Flatey Island. Et le soleil se couche derrière la montagne, entre les branches moussues et le gui des arbres tortueux. La nuit n’est pas encore là, le chemin est sans fin. Je pense au Mont Rainier dont les couleurs multiples ressemblaient par endroits au lac perdu. La nuit se fait bleu clair, mes pieds n’ont plus la force de s’émerveiller du paysage, j’attends le prochain croisement, la prochaine route en goudron qui me voyagera enfin jusqu’à mon lit.

Primrose – Lost Lake Trail

Dans cet autre matin, où l’air d’Alaska a repris sa fraîcheur, où la brume de fumée demeure, je me rends au cœur de l’océan, ou au moins d’un morceau, pour aller pêcher du poisson en haute mer et espérer quelques baleines. En chemin, Resurrection Bay s’ouvre à moi, déroulant ses monts peut-être glaciers, couverts de sapins en descendant vers le sel. Je les regarde, émerveillée et sans tanguer, courir à mes côtés dans le matin grisé. Le soleil tente de trouver sa place, délavé par la fumée, et s’entrechoque aux rayons de la montagne. J’ai abandonné mon carnet de voyage pour quelques jours et j’espère que ce début de traversée me permettra d’entrelacer les paysages de mes yeux vers mon stylo. Cependant, lorsque la barrière du Fjord est dépassée, mon premier macareux alaskien rencontré, la mer se fait vraiment sentir de sa danse cahoteuse avec le maigre bateau et m’empêche de continuer les récits de mon chemin fatigué. Je ne peux que me concentrer sur ma vie fragile qui tente d’éructer par ma bouche… Je suis en mode étoile de mer sur la banquette pour survivre à l’océan ; je somnole, rêve à d’autres vies, sens mon corps courbaturé de ma longue marche d’hier user de ses dernières ressources pour me maintenir en vie.
Lorsqu’on arrive à l’endroit de la mer haute où l’on doit pêcher, je regarde les poissons immenses et multicolores sortir hameçonnés de leurs vagues salées. C’est soudain horrible et palpable de les entendre muettement crier, de les sentir se battre contre les parois du bateau pour tenter de retrouver l’océan. Je pêche une fois pourtant, livrant plusieurs combats à la fois, contre le poisson, contre la maladie. Je réussis vaillamment et à moitié à remonter le poisson, c’est mon ultime effort, mon corps tremble de tout son être, je retourne m’allonger pour les prochaines heures.
Au milieu de mes rêveries vagales, je me questionne sur cette pêche qui voudrait nous donner une vraie expérience alaskienne mais a tout de même un arrière goût d’attraction touristique. Je m’interroge sur les poissons trop petits que l’on remet à la mer défigurés à jamais. Aller pêcher sur un charter pour ressentir l’Alaska jusque dans ses entrailles, est-ce véritablement une expérience authentique ? Il n’y a pas de réponse simple, juste un brouillard. Contours flous de la vie. Et je repense à ce jeune amérindien chasseur de baleine, dont j’ai lu l’histoire au musée d’Anchorage, banni de la toile parce que la baleine est une espèce en danger, sans que les internautes ne comprennent toute l’histoire. Cette chasse fait non seulement partie, pour ce jeune homme, de son rite d’initiation primitive mais elle naît aussi de la nécessité de nourrir sa famille. Nous ne pouvons pas appliquer nos codes urbains où il y a toujours une route pour nous mener au supermarché à proximité ou à l’épicerie du coin, à un monde où la plupart des villages alaskans ne sont accessibles que par avion et/ou moto-neige et dépendent entièrement de ce que la nature alentour a à leur offrir. Tiraillée par toutes mes théories contraires sur la vie, je passe donc une journée en point d’interrogation.
Une fois que mon être s’est accommodé à la danse de l’océan, j’apprécie le calme de l’étendue bleue jusqu’à l’horizon lointain, je ris des vagues qui se balancent, je flatte la mouette à nos côtés, je dore le soleil tranquille. Je contemple le mystère de la mer en surface sans en voir le fond. Puis, c’est le retour lent et nauséeux jusqu’au port.

Le soir, karaoké oblige, je suis le mouvement vers le Yukon Bar alors que mon corps n’appelle que mon lit. C’est la tradition. C’est le dernier soir de certains. J’y vais, je chante et m’embarrasse, et de là, mon être affaibli n’a la force que de déraper. Je jette un regard acerbe sur notre réalité voyageuse à tous, autant que nous sommes ici, à chercher une maison éphémère entre les murs du Nauti Otter Inn. Soudain, je ne vois que notre décalage profond à tous. La raison pour laquelle nous voyageons, changeons de monde à chaque instant, c’est parce que nous n’en trouvons pas un dans lequel nous voudrions durer. Nous brassons du vent. Et plus nous voyageons dans cette course contre le temps, plus il nous est difficile de revenir à ce désir premier que nous n’avons pas trouvé le moyen d’achever. Je me sens soudain absolument perdue dans mes voyages, même si je les ai choisis, même si je sais qu’ils sont mon besoin du moment. Je voudrais rentrer à ma solitude mais tout est si loin en Amérique. Alors j’attends au bord de ma bière, égarée dans ma rêverie fatiguée et sombre.

Mon lendemain est une journée à la sieste, à tenter de remettre en place mon corps éprouvé, mon âme fatiguée. Je fais le choix de ce qui me sortira dans la lumière et pas ce qui me plongera dans l’abîme. Mes pensées travaillent, elles grandissent, elles se soignent par elles-mêmes et se balancent à la fin du jour bercées par le hamac, confortées par deux sourires amis, le regard perdu dans le ciel à branches. Je sens l’automne arriver.
Je réalise bientôt, à l’abri des fumées asphyxiantes pendant plusieurs jours, qu’il y a un an, je partais au Canada pour essayer une nouvelle vie ; qu’il y a deux ans, je sombrais alors que ma vie rêvée était dans mon cœur ; qu’il y a trois ans, j’exultais parce que tous les possibles étaient permis. Les souvenirs toujours s’attachent à mon présent mais seul aujourd’hui compte.
Je me sens à nouveau reconnectée, je respire plus en accord avec mon cœur. Je voudrais me balader à Bear Lake seule avec mes esprits de la forêt et mon carnet à rêver, et écrire mieux ce qui me traverse en Alaska. J’ai déjà la sensation d’avoir toujours appartenu à cet endroit. Et même si l’Islande occupe toujours une partie de mes écrits, elle me paraît si loin. Celle que j’étais là-bas aussi. On se transforme si profondément, si intimement, lorsque l’on est ailleurs. Malgré mes états tristes et passagers, je suis bien ici, avec mes mots multiples et cette fumée qui s’en va et qui s’en vient, faisant le soleil rouge comme celui du volcan islandais de 1783.

Primrose Trail

Le dimanche sera finalement ma belle marche solitaire, au vol de l’unique hydravion, à l’odeur pestilentielle des saumons morts sur les rives du lac aux ours. Et dire qu’il y a une semaine, ils flânaient leur dernière heure et qu’à présent, ils pourrissent dans tous les cours d’eau… C’est bien ma preuve que l’automne approche, même si l’air de l’après-midi est encore si doux. Je me laisse enchantée encore une fois par le rouge de l’aralie épineuse en telle harmonie avec le vert de la forêt, je me laisse surprendre par le rouge des rouges-gorges que j’effraie sans le vouloir au creux de l’arbre déraciné. J’aime le soleil si particulier de mes seules heures possible de randonnée, où les rayons percent si bas, doux et magnifiques comme une liberté.
Je me sens un peu détachée en ce moment, de mes émotions, de ma capacité à l’émerveillement, de cette sensation magique que l’Irlande m’a donnée un jour… C’est comme si j’avais coupé quelques réseaux routiers et que je ne savais plus comment y accéder. Peut-être même que je ne le souhaite pas… On m’a demandé ce matin comment je pouvais me sentir perdue alors que je suis dans le plus bel endroit du monde ; comment puis-je, en effet, ne pas m’émerveiller de tout et préférer la langueur à la sensation de bonheur ? Cependant, j’approche cette sensation d’extase par la marche et je m’en réjouis, même si ce n’est que pour un infime instant. Je fais confiance au chemin qui s’offre à moi, même si je ne le comprends pas toujours. Il y a trois ans, après mon voyage irlandais, mes rencontres – MA rencontre -, j’ai chéri tous les détours ratés qui m’avaient conduits au moment M. Aujourd’hui, je tente de relever le défi d’arriver à la même conclusion sans en connaître l’issue, et ainsi savourer les leçons qui me sont offertes. Car ce sont elles qui me mènent au bon endroit.
C’est curieux et rassurant de constater que même si je suis à côté de mes pompes, même si mon état me semble mitigé, j’arrive à me débloquer de situations si complexes à l’intérieur de moi, souvent liées à mon passé, simplement grâce à la simplicité de la parole. Même si je me sens dans état intérieur en eaux troubles, j’avance millimètre par millimètre.

Bear Lake

Au premier matin de ma dernière semaine, je sens la mélancolie de la fin m’étreindre… Les jours sont plus frais, l’auberge est plus calme. Je sens mon cœur un peu plus lourd de passer à une autre étape du voyage. Je prends mon vélo dans l’après-midi, avec deux compagnes passagères de voyage, Jackie et Devin, sous un ciel qui ne ressemble plus à l’automne, ni à la fumée d’ailleurs, et ma joie reprend le dessus devant les montagnes enfin complètement dévoilées à nouveau. Magnifiques comme au premier regard, comme si je ne les avais encore jamais vues, encore plus qu’hier au réveil sans eau potable, alors les feux de forêts les flouaient un peu moins, révélant mystérieusement leur grain de beauté. Je me ballade dans le centre ville de long des échoppes de boutiques souvenirs de la rue principale qui, une fois n’est pas coutume, est en fait la 4ème avenue. Malgré les vitrines papier glacé de certains magasins, la ville garde un air d’Amérique rustique. Je vois, au retour, la fumée s’engouffrer au ralenti entre le creux des montagnes, couloir soufflé par la bise d’Homer alors que les vents contraires se sont éteints de ce côté-ci. Mon regard est flou à nouveau.
Ainsi, la croisière de demain entre les Fjords est remplacée par un après-midi d’Histoire. Je me barricade, je vais au musée, écouter la ruée vers l’or en Alaska le long de l’Iditarod Trail qui permit aussi à Balto** de sauver les habitants de Nome de la diphtérie. Puis l’on m’assomme à coup de tsunami en 1964 et j’ai mon trop plein d’Histoire. A la place, mes compagnons et moi choisissons ainsi une bière d’après-midi au Yukon Bar qui nous revoit bientôt pour le traditionnel karaoké du mardi soir et c’est encore l’heure de dire au-revoir à de nouvelles partantes.

Les jours se comptent sur les doigts de la main et se désenfument même si un voile flou se maintient sur la baie. Pas suffisamment néanmoins pour empêcher mon corps enhardi de dernières randonnées. Alice m’appelait sur l’autre rive, pourtant c’est Mount Marathon plus ardu mais plus court que j’escalade. Ca monte à pic sans préambule, je progresse pas à pas, au rythme de mon cœur essoufflé, de mon âme ensorcelée par la forêt aux baies rouges du diable que j’aime tant. Le passage offre une trêve à plat pendant quelques instants, le sommet ne paraît pas si loin quand on n’a pas le repère de l’arbre pour mesurer les distances. Le regard est magnifique même si les feux ont apposé un filtre grisé à mes yeux. Je sens que les flancs de la montagne se sont asséchés depuis ma première randonnée, cela rayonne néanmoins toujours de l’été multicolore et joyeux. Au bout d’un moment, ce n’est plus de la randonnée mais de l’escalade tant les pierres se chevauchent à pic le long de la rivière qui écoule les glaces dissimulées du Mont Marathon. Quand on se rapproche des hauteurs, les vallées sont si belles, dessinées par leur humeur propre dans la douceur du soleil, dans la rudesse des roches qui rougissent ou s’érodent dans la descente. Mes compagnons de marche prennent de l’avance, me laissant à mes pensées amères, concentrées sur une idée injuste et contraire… Dire que je suis ici, à me scier les jambes dans la montée, à fuir au bout du monde parce qu’un jour, mon être a été bouleversé, parce que mon âme est maintenant incapable de revenir à sa vie d’avant, incapable de reconnaître sa place…

Mount Marathon

Ma magnifique nuit infinie ne m’a pas délivrée de la neurasthénie d’hier, de demain, de toujours, qui s’est attachée à mon être. Je suis finalement le fil de l’eau sur le bateau qui n’est pas parti il y a deux jours et qui m’échappe de la fumée une fois la porte des Fjords franchie. Oui, parce qu’ici aussi, il y a des Fjords, il est d’ailleurs improbable de penser que des reliefs si contraires portent le même nom géologique qu’en Islande. J’essaie de faire abstraction de la foule grouillante de flashs et d’objectifs sur le pont. La mer ne me tourneboule pas, j’en regarde tous les bleus clairvoyants, c’est hallucinant tous ces bleus de la planète si différents en fonction du point de la terre où l’on se tient. Je laisse les heures défiler, mélancolique et curieuse. Dans l’attente irrépressible que ma tristesse intérieure fane avec l’été. Malgré mes rires et mon humeur joyeuse, je sens mon cœur si triste et impatient.
Je regarde le soleil briller la mer à l’horizon dans l’air glacé du mouvement du bateau, je rencontre mes premières loutres de mer qui ne se tiennent pas tout à fait par la main mais font tout de même des pirouettes sur elles-mêmes. Puis, on se rapproche de mon premier glacier au bord de l’océan, bleu translucide, bleu hypnotique. Les glaçons se sculptent au sel de l’eau, solitaires et orphelins de la terre mère, éphémères et pourtant crépitant, éternels. Puis, un morceau plus gros s’effondre dans un bruit tonitruant pour rejoindre ses frères abandonnés, afin de se sculpter indépendant. Une ourse noire et ses deux oursons apparaissent soudain sur l’autre flanc, ocré de l’été, et cherchent à rejoindre les cieux devant mon cœur transi et ému. Ils montent à la queue-leu-leu, l’un prend du retard et court après le temps, si mignon sur ses courtes pattes.
On rentre finalement à la maison mais le voyage est long, les phoques chantent leur mélodie disharmonieuse auprès des macareux et des grottes à mouettes ; deux orques me tiennent compagnie pendant un instant, faisant tanguer le bateau d’un côté au crépitement des appareils photo. Et la journée s’achève autour du flétan pêché par Eamonn, notre voyageur australien à tous, et de mon fou rire à cause des poissons qui vont à l’école quand ils parlent anglais***. C’est ma dernière nuit. Je réempaquète mon sac à dos. Mon cœur a de nouveaux des impatiences dans les jambes, il a la bougeotte, il est pressé de partir. Et pourtant, il était bien ici, mais il y a fait son temps…?

Aialik Glacier

C’est mon dernier jour à Seward, je suis censée passer la nuit à Talkeetna mais la fumée de forêt a été si capricieuse pendant la semaine que le glacier à randonner m’a été refusé. Négociant avec mon co-voitureur australien un départ retardé pour une randonnée en commun, nous partons au petit matin pour prendre de l’altitude et voir les ères glacières, alors que la terre encore froide a ses vapeurs du premier rayon de chaleurs qui envahit la vallée. Une maman et ses deux oursons sont apparemment dans les parages mais à deux, nous n’avons peur de rien. Nous nous élevons et la journée se remplit de nos théories maladroites et naïves sur la vie.
La ballade commence par les abords gris et secs de la rivière qui court depuis les neiges éternelles d’où l’on aperçoit le glacier au loin, déjà immense et pourtant si petit par rapport à ce qu’il sera dans quelques heures, grandiose dans la mer de nuages. La montée se fait plus abrupte à l’abri des arbres fragiles et graciles. La terre est tellement sèche sous nos pieds, poussiéreux de cette saison sans pluie, de cet air si continuellement chargé de fumée. Nous atteignons le premier niveau du voyage dans lequel un petit morceau du glacier dégringole, infime le long des roches, afin d’alimenter la rivière en contre-bas. Nous sommes à découvert à présent sur la prairie aux marmottes désertes et même si la nature a eu soif, elle éclate de mille couleurs sur les différentes couches des montagnes alentours et m’en met plein le cœur, de son vert terni, de son rouge pas encore automnal, de son rose pourpré qui les surpasse tous. Je joue à cache-cache avec ce nouveau glacier bleu évanescent, blanc qui se noircit parfois en lente rivière de cendres.
Kenai mélange de plus en plus ses couleurs jusqu’à s’évanouir dans le gris infertile. Cette terre de plus en plus près du ciel se compose et se décompose de mondes que je ne connais pas, elle se dessine et se creuse, souvenirs d’anciens glaciers millénaires aujourd’hui disparus, n’ayant laissé derrière eux que les larmes du sel. Puis de gris anthracite, la montagne devient noire bijou sur le blanc de la neige. On se rapproche des sommets, quelques éternelles demeurent, si timides presque invisibles, malgré l’été si chaud. Nous atteignons le refuge des perdus, inscrits sur tous les aventuriers.
Puis, nous rejoignons la dernière bosse qui regarde à perde de vue cette glace immortelle. Le paysage est absolu. Incroyable. C’est une plaine de neige au milieu de laquelle quelques pics rocheux tranchent jusqu’au lointain, le glacier finit peut-être à deux pas, ou plutôt à des milliers d’années. C’est comme un lac sibérien au sommet du monde. C’est éternel et infini. C’est magnifique et grandiose. Je pourrais rester des jours sans heure à contempler cette mer glacée qui se meut si lentement, invisiblement, vers le précipice, depuis la nuit des temps, jusqu’à la nuit des temps. Mais le moment a parfois des impératifs, le vent nous souffle des froids gelés qui nous renvoient d’où l’on vient, non sans s’émerveiller.
Nous descendons doucement les yeux devant la vallée qui n’a plus le mystère brumeux du matin, le soleil se couvre de gris ou de fumée. Les couleurs changent, c’est le même paysage et pourtant toujours surprenant, pourtant toujours éblouissant. Maman et ses petits sont restés bien cachés. Mon être descendant ressent la satisfaction de l’effort, oubliant les douleurs de la montée, les rouages rouillées de la descente.

Exit Glacier

C’est vraiment l’heure de partir cette fois. Dernière douche. Premiers donuts à la cannelle. Au revoir la maison éphémère de mon cœur voyageur. Mes poissons pêchés lors de ma première croisière malade en poche. Mes deux boucles d’oreilles différentes cadeau d’à bientôt sur chaque oreille. C’est l’heure de partir moins loin, Talkeetna ne me rencontrera pas cette fois-ci.
Je quitte la péninsule sous le même ciel gris qui m’a accueillie. Je quitte la péninsule si belle qui a brillé de soleil pendant tout mon séjour, même sous les vents de fumée ; la péninsule variée porteuse de tout ce pour quoi mon cœur balance, des forêts de mille ans, des lacs bleu turquoise de l’eau ou verts jaunes de nénuphars, des montagnes blanc poudré ou gris perle selon leur humeur, des rivières gelées, métamorphosées intimement au ralenti des millénaires ; la péninsule qui mettait parfois sa chemise de nuit sur ses monts immortels.
C’est curieux ce qui me traverse, c’est comme après l’Islande, il me faut changer de lieu, je fourmille d’impatience. C’est comme si rester au même endroit m’alourdissait au fil des jours, me rapprochait de ce à quoi je voudrais échapper. Partir à nouveau me permet de retrouver une liberté, une légèreté éphémère et factice ? Il me faudra comprendre cette sensation qui me perturbe et me questionne. La fuite serait-elle de retour ?
Lorsque je me reconnecte au morceau de terre plus grand, que je traverse la rivière et quitte la péninsule, je vois la face ouest d’Homer perdue dans la fumée malgré les premières gouttes de pluie qui ont parsemé notre trajet. Anchorage m’accueille une nouvelle fois pour une nuit sans lune, assommée par la fatigue de la randonnée et de la solitude, au passage éclair de deux loutres de mer.

* version améliorée des chamallows grillés que l’on place auprès d’un carré de chocolat entre deux crackers.
** Oui, celui du dessin animé. Pour en savoir plus, se rendre sur mon article à paraître « Il était une fois l’Alaska ».
*** En anglais, le terme « banc de poisson » se traduit par « school of fish ».

Justine T.Annezo – du 14 au 30 août 2019, Seward – GTM-8


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