Rencontres

Mon séjour à Seward ne serait pas pleinement raconté, ne serait pas fidèlement dessiné, si je n’écrivais pas les rencontres qui ont doucement tissé mes jours et mes nuits, qui ont entrelacé les heures entre elles et ont gravé en technicolor mes premiers souvenirs alaskans.

D’abord, il y eut Adrienne qui, si je ne devais retenir qu’une chose, m’a appris la leçon la plus précieuse de ma vie : la théorie de la machine à gaufre. Lorsque l’on met trop de pâte dans la machine et que l’on en ferme le clapet pour faire cuire sa gaufre, ça se met à déborder et à cracher de tous les côtés. C’est une éruption de pâte à gaufre digne de l’Etna ! Le premier réflexe sera toujours d’essayer de limiter les dégâts, de colmater les fissures et d’empêcher la pâte de couler, sauf que plus on empêche, plus ça explose, et c’est le chaos. Et c’est un massacre impossible à nettoyer ! Alors que si on laisse le machin couler à flot, ça va cuire en même temps que la gaufre et ça tombera tout seul après coup ! Et la vie c’est comme une machine à gaufre, quand ça va mal, plus on colmate, plus on carnage ! Donc dans l’idée, quand nos pensées ou le monde foutent le camps et nous déchirent, arrêtons de les refréner, laissons passer l’explosion et après, la pâte à gaufre explosive de la vie sera cuite en même temps que nous et on pourra enfin se débarrasser de tout ce qui nous dérange, avec élégance s’il vous plaît…
Mais Adrienne, c’est aussi tellement plus que ça… Adrienne, c’est des boucles d’oreilles farfelues qu’elle fabrique elle-même, une différente sur chaque oreille. Adrienne, c’est un sourire qui éclate de rire à TOUTES (oui, j’ai bien dit TOUTES ! pour ceux qui doutaient encore que j’étais drôle!) mes blagues, un sourire doux qui cache un cœur douloureux et si généreux. Adrienne n’a plus de maison depuis trois ans, elle en a plein, parce qu’elle l’a choisi, parce qu’elle a tiré le meilleur de ce qui lui était offert ; elle est de Boston – même qu’elle est fan des Red Sox* -, elle est du Colorado – même que c’est là que ses enfants ont grandi -, elle est de l’Alaska – même qu’elle va y passer l’hiver pour la première fois -, elle est de tous les endroits qu’elle aime et qu’elle a rencontrés plus intimement. Adrienne, c’est le refuge de la buanderie où on la trouvera toujours à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Adrienne, c’est la petite sirène qui étale sa collection de pierres où certaine pépite d’or joue à cache-cache, et qui chante Partir là-bas quand elle nettoie la cuisine. Adrienne, c’était la protectrice de mon séjour; Adrienne, c’était mon rire aux éclat de tous les jours. Adrienne, c’est toujours une fleur argentée qui fait de la télépathie avec la fleur d’oreille qu’elle-même arbore, c’est toujours une fleur argentée qui murmure à mon oreille nos aventures passées et à venir.

Puis il eut Devin & Jackie, Jackie & Devin, l’une ne va pas sans l’autre, l’autre ne va pas sans l’une. Elles furent comme le miroir de mon propre parcours, parties et arrivées presque en même temps, traçant un lien invisible et particulier entre nous. Devin est mon amie de Pennsylvanie que l’on a cru Parisienne parce qu’elle porte des tee-shirt rayés – tout le monde le sait, ou au moins l’Amérique, c’est LA marque de fabrique des Français. Jackie est mon amie du Kentucky, au sourire de toute ses dents, au rire si formidablement haut perché. Avec Jackie, j’ai survécu aux démons de la mer qui nous ont fait tangué l’estomac, unies à jamais par le vomi que je n’ai pas versé et dont Jackie a régalé les poissons. Avec Devin, j’ai comparé les cultures, les habitudes, les paradoxes de nos deux nations dans la lumière tamisée du Yukon Bar. Avec elles deux, j’ai presque touché les nuages, voltigeant d’un arbre à l’autre, jouant avec mon vertige et le domptant même par moment. Avec elles deux, j’ai flâné dans les rues de Seward, le long de l’eau bleue de Resurrection Bay, par un jour de fumée qui nous grisait les yeux mais pas le cœur. A cause d’elles deux, j’ai passé les vingt minutes les plus ennuyeuses de ma vie à écouter les mêmes témoins dire et redire le tsunami de 1964. Et quand elles sont parties, un peu en avance sur mon au-revoir, elles ont laissé un creux dans mon cœur qui déteste tant les départs. Elles se sont infiltrées dans mon amitié sans que je ne le réalise véritablement, par les sourires indicibles qu’elles ont lancé à mes pensées attristées, et lorsque l’occasion m’a été donnée de les embrasser dans la nuit d’Anchorage, je n’ai pas hésité. J’ai pris ces trois minutes trente ensommeillées pour un à bientôt répété.

Il y eut aussi Nur… Nuria. Nur est de Barcelone, Nur est catalane, comme la crème! Nur n’est pas espagnole, elle est catalane, que ce soit bien clair ! Nur voyage depuis huit ans. Nur est tombée amoureuse de l’Alaska, ou plus exactement de Seward. Elle reviendra l’année prochaine, c’est promis à présent. Nur avait le cœur brisé de partir, vraiment ! Le Seward de Nur, c’est mon Irlande à moi. Nur s’est imposée à moi sans préambule, parce que Nur s’impose toujours à tout le monde. On n’a pas de le temps de savoir qu’on va l’aimer qu’elle l’a déjà décidé. Je n’avais dit mot qu’elle savait qui j’étais. En partie à cause de mon sac à dos decathlon. Elle savait que j’étais européenne, peut-être même étais-je espagnole ; mais non, j’étais française, ce qui expliquerait toutes les bizzareries qu’elle m’inventerait. Je n’avais dit mot qu’elle savait qui j’étais. En partie parce que nos piquants se ressemblent et se répondent, le même poison enchanté nous traverse. C’est avec Nur que j’ai parcouru le sentier tranquille et ombrageux de Tonsina, nos cœurs européens en quête d’aventure pareillement émus de la grandeur vierge des Amériques. Nur, c’était mon Europe tous les matins, c’était mon Alaska de tous les soirs. Anacondaaaaa!

Il y eut encore Charity, son fils Masson et leur chienne Faith. Et le vélo de Masson sur le toit de sa voiture qui a tout vu et tout connu. Et leurs précieux trésors qui s’entassent dans son coffre, à Homer, à Seward, ailleurs. Charity avait besoin de retrouver foi en la vie et elle a adopté Faith pour qui le cœur humain n’avait pas été très charitable jusqu’alors. Charity arrivait du Nouveau-Mexique, toutes ses taches de rousseur nous en parlait, mais l’Alaska lui manquait trop. L’Alaska c’est sa maison. Charity prend chacun dans ses bras et ne peut toujours pas s’expliquer pourquoi son petit garçon de quatre ans arrête des inconnus dans les supermarchés pour les embrasser. Elle ne comprend pas pourquoi il se jette sur moi, l’étrangère, le premier jour de notre rencontre, après que je me sois baladée autour de Bear Lake, en me disant : « Tu m’as tellement manqué! », alors qu’elle-même me poursuit à travers toute la maisonnée si elle ne m’a pas donné son embrassade du petit-déjeuner. Charity, c’est celle qui me laissera presque sans mot parce qu’elle est TOUT. Charity est littéralement tout. Et son contraire, même si le contraire est parfois si bien caché… Lumineuse. (En colère.) Aimante. (Amère.) Courageuse. (Triste.) Généreuse. (Affamée.) Conseillère. (Perdue.) Indestructible. (Brisée.) Et la liste est infinie… Alors de Charity, je ne dirai que la boucle d’oreille au mille pierres qu’elle a fabriqué pour mon départ et le sel qu’elle a fait coulé sur mes jours. De Charity, j’écrirai aussi la scène la plus drôle que j’ai jamais eu à vivre :
Charity : Je suis vraiment désolée, Masson court partout, il me fatigue, et il fatigue tout le monde. (ou quelque chose comme ça)
Moi, la prenant dans mes bras : Mais non, ne t’inquiète pas tout va bien, ton fils est juste un petit garçon, il ne dérange personne. Masson est (et j’étais sur le point de dire quelque chose de vraiment gentil à propos de lui)… EN TRAIN DE PISSER SUR LA ROUE DE TA VOITURE !

Et il y eut enfin Emma, ma compagne de randonnée infinie aux abords de Lost Lake. Emma m’a offert une poésie étrangère qui nourrit à présent la mienne ; les montagnes, les nuages, le vent et les lacs chinois ont une voix. C’est cette voix là que nous entendons dans le crissement de la neige, dans le voyage des nuages, dans le bruissement de l’air, dans le clapotis de l’eau. Les montagnes, les nuages, le vent et les lacs chinois ne font pas un certain son, ils ont une voix. Emma aussi a une voix, une voix cristalline et secrète que l’ont entend parfois pas, sauf quand elle s’orne d’une sincérité si brute qu’elle en devient hilarante. Emma aussi a un visage, un visage impassible et lisse sur lequel seul le pétillement de son œil peut nous lire son état discret de l’âme. Emma est un secret impassible dont quelques infimes paillettes nous poudrèrent pendant une semaine.
Et aussi Armin, Mexicain de son état. Sage dans un visage d’enfant. Musicien-chanteur de cœur. A l’allure renfrogné quand on n’a pas compris qu’il rayonne. Vrai gentil au blanc de poulet.
Et aussi Juan. Basque espagnol. Lui aussi, hein, il est basque, pas espagnol, qu’on ne s’y trompe pas ! Avec Juan, on se comprendra un autre jour. Sur une autre planète. Il posera des questions, j’aurais mon spray anti-ours sur un bateau, le Pôle Sud ressemblera aux Tropiques, et alors peut-être, nous pourrons avoir une conversation sensée.
Et aussi Sepideh et Ehsan, iraniens réfugiés à San Diego. Rencontre si fugace, si doucement bienveillante, si prometteuse d’un autre jour qui n’a pas lieu à Denali, mais je descends au Sud avec l’hiver alors qui sait..

Et il y eut des invités qui ont pétillé plus que d’autres…

Il y eut Valentina, un mélange si improbable et si joyeux qui resplendit en un grand sourire. Valentina est italienne mais elle a des origines irlandaises. A l’écoute de l’histoire de ses ancêtres, j’ai pensé que l’Italie était un bien étrange refuge pour un Irlandais affamé, pour sûr je n’ai jamais rencontré un tel parcours dans mes recherches irlandaises… C’est parce que je me suis confondue, que j’ai mélangé mes ères historiques. Son arrière-arrière et quelques autres arrières grand-père a fui l’Irlande pendant la Grande Famine vers l’Angleterre, ce n’est qu’un siècle plus tard que le père de Valentina a quitté la fière Albion pour les beaux yeux de la mère de Valentina. Et depuis quelques années, Valentina vit à Dublin et fait des recherche pour trouver des remèdes contre le cancer, ce qui lui a laissé peu de temps pour véritablement explorer et rencontrer ses racines. Peut-être devra-t-elle compter sur un ouragan français versé en irlandais pour la voyager un peu vers l’Ouest sauvage… ?

Puis, il y eut Molly & Ben, deux grands sourires illuminés de bonté. Molly & Ben travaillent tous les deux pour Southwest Airlines, la compagnie aérienne la plus drôle de l’Amérique à qui l’on doit cette vidéo qui m’a fait rire au moins quarante fois en trois jours, bien avant que je ne les rencontre. Molly & Ben se connaissent depuis deux mois à peine mais l’on croirait qu’ils se connaissent depuis toujours. Ils ont pris la décision de voyager en Alaska ensemble sans vraiment réfléchir, et ce fut pour notre plus grand plaisir ! Molly est originaire de l’Utah mais son travail l’oblige à une vie nomade de Denver à Los Angeles entre deux correspondances. Ben a grandi dans le Colorado et n’a jamais vécu ailleurs qu’à Denver même s’il a fait le tour de l’Amérique avec son groupe de rock (ou de n’importe quelle musique d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi j’ai décidé que ce serait du rock !) qui n’a pas suffisamment percé mais lui a quand même offert de belles années de liberté. Molly a des origines irlandaises – elle aussi ! -, elle a visité l’île verte il y a bien longtemps et se languit d’y retourner. Ben a visité un morceau de la France mais n’a pas poussé jusqu’à Toulouse – trahison ! – et s’est fait floué par un Brooklyn sur les rives garonnaises de Bordeaux dont aucun Bordelais n’a jamais entendu parlé. Mais Molly & Ben, c’est, avant tout et surtout, une présence apaisante et rieuse, c’est une lumière dorée qui se diffuse de leurs regards pétillants, de leurs sourires doux, directement jusqu’à nos cœurs graciles. Alors même s’ils nous ont abandonnés pour notre traditionnelle soirée karaoké, on leur pardonne parce que Molly & Ben, c’est avoir le frigo plein de framboises quand tu rentres beaucoup trop tard et alcoolisé. Molly & Ben, c’est une de ses rencontres simples et faciles, calmes et tranquilles, qui ont lieu sans en avoir l’air, par la beauté de l’instant, par la fragilité du destin, et qui vous garde un sourire dans l’âme pour tous les jours de mauvais temps.

Il y eut enfin Eamonn, Eamonn Murphy. Oui pour lui, j’écris le nom et le prénom, si magnifiquement et évidemment irlandais alors qu’il a grandi en Australie. Eamonn a des ancêtres convicts, ces Irlandais qui ne faisaient pas bon chic bon genre sur la photo de famille de l’Empire Britannique étaient « transportés », la version politiquement anglaise de la déportation, soit en d’autres termes embarqués de force sur des bateaux-bagnes, vers les colonies. D’abord en Amérique puis, après l’Indépendance américaine, massivement vers l’Australie. Quant à son grand oncle, il était chef de l’IRA de la section du nord de Cork quand l’Irlande luttait pour son indépendance dans les années 1920. Son histoire en elle-même, son accent qui oscille entre l’Australien et des vieilles résonances irlandaises, réveillent toute l’Irlande de mon cœur. Son arrivée ici, à Seward, dans ce Inn, est une magnifique sérendipité du destin… Eamonn a voyagé depuis la Colombie Britannique, où il vit depuis un an, à bord de sa voiture nouvellement acquise, sur l’Alkan, l’autoroute Alasko-canadienne. Sur cette route panoramique, il est tombé en panne et a vu passé Charity et le vélo de Masson sur le toit, arrivés tout droit du Nouveau Mexique. Elle s’est arrêtée, n’a pas vraiment pu l’aider et a repris sa route. Mais le destin n’en avait pas fini avec eux ; ainsi, ils se sont retrouvés plusieurs jours plus tard au Nauti Otter Inn. Ces deux étrangers au volant de leur automobile n’auraient jamais cru que Charity viendrait à cuisiner le flétan pêché dans la journée par Eamonn… Et pourtant… Ce qui doit arriver arrive ! J’ai, de mon côté, entrelacé les fils amis de nos vies autrement mais tout aussi évidemment. Avec Eamonn, j’ai randonné Exit Glacier pour ma dernière journée à Seward. Avec Eamonn, j’ai célébré l’anniversaire de Charity dans un dernier adieu. Avec Eamonn, j’ai pris mes bagages et me suis envolée vers d’autres cieux, quittant la péninsule et le clan éphémère qui fera toujours partie, invincible, de la toile de mon destin. Il fut la calèche de mon chemin pour un bref instant, peut-être que son fil vert retrouvera mon fil rouge quand je passerai par le Canada. Peut-être aurons-nous d’autres histoires à comprendre sur le monde qui a occupé nos théories sur la vie pendant un jour.

Puis il y a tout ceux qui sont passés. Brefs et mémorables. Avec qui je n’ai échangés qu’un mot ou une gauffre, et dont les visages resteront attachés aux noms que je leur ai inventés. Le jongleur bavard. Le New-Yorkais maladroit. Le Belge malchanceux. L’homme à la barbe rousse. Son père lève-tôt. La top-modèle intriguée. L’homme à la barbe brune et blanche. Sa compagne au vin californien.

Et il y eut bien-sûr, Heather & Clint, les étoiles sages et joyeuses qui nous ont guidés, les anges invisibles et indispensables qui donnèrent le ton bienveillant et chaleureux à toutes ces rencontres. Tous deux Texans, ils se sont rencontrés il y a un peu plus de trois ans alors qu’ Heather passait déjà l’été au Nauti Otter Inn qu’elle venait d’acquérir. Depuis, ils se sont mariés sur un glacier et passent chaque saison chaude dans la fraîcheur de Kenai. Ils y apposent leur atmosphère bonne enfant et chaleureuse. Heather a dépucelé mon premier S’Mores, Clint a enjoué mes nausées vagales. Ils passaient de temps en temps dans le manège de nos vies, toujours au bon moment, toujours souriants.

Tous ces destins entrelacés, entremêlés du mien, peut-être seulement pour ce bref été alaskan, nous ont tous métamorphosés. Peut-être était-ce une poussière d’étoile dans nos vies. Peut-être était-ce un feu d’artifice dans nos yeux. Mais nos chemins se sont rencontrés, ils se sont bouleversés. A présent, chaque fil a repris sa destinée individuelle, mais si l’on regarde bien sur la grande machine à tisser de l’univers, il y aura toujours cette minute, cette semaine, cet instant, où nos fils se sont noués pour dessiner une fleur ou un rayon de soleil. Et des fleurs et des rayons de soleil, y en a plein mon tableau. Et j’ai pas fini d’en faire pousser…

Nous nous reverrons, mes rencontres éphémères !

* Equipe de baseball de Boston

Justine T.Annezo – du 14 au 30 août 2019, Seward – GTM-8


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