A la croisée des mondes

Je prends la route depuis Anchorage pour rejoindre le Nord, ou plutôt l’intérieur, de l’Alaska. Sur mon chemin d’auto-stopeuse, je regarde les arbres calcinés de l’été, les arbres cramoisis de l’automne, courir immobiles dans ma fenêtre d’automobile. Les feux de forêt résistent encore aux premières gouttes, ça ne sent pas tout à fait le brûlé mais il y ici aussi comme un voile sur les nuages. Le soleil perce sur quelques fragments dans le vent frais néanmoins. J’ai le sentiment d’avoir traversé la frontière de deux mondes différents, ou au moins de deux saisons… Les herbes hautes, roses autrefois, qui ont rougi de leur racines vers le ciel, blanchissent à présent ; les buissons à myrtilles rougeoient, ardents, dans les plaines nordiques, piqués parfois du vert immortel des sapins, adoucis souvent des arbres frêles et jaunis. C’est l’automne ici, alors que Seward gardait le bleu de l’été sur sa péninsule. Dans quelques semaines déjà, l’hiver sera là et les premières neiges fleuriront sans s’accrocher…
Après avoir traversé un paysage presque plat pendant quelques miles, je retrouve de nouvelles éminences alaskiennes, celles qui s’élancent vers le Mont Denali, défigurées par la bande asphaltée qui me voyage. Chaque montagne s’élève trop haut dans les nuages, si haut que je n’en vois pas la fin, si grande que j’en connais encore pas la couleur. L’une d’elle me révèle tout de même le secret de son ours brun ou noir qui se régale de ses dernières baies avant d’hiberner.
Ce voyage n’aurait pu être possible sans la générosité de Stacey et Diane accompagnée de Wedge, leur chienne affectueuse et peureuse, qui m’ont accueillie à bord de leur van Volkswagen jaune depuis Anchorage. Puis celle de Fred qui voulait d’abord se perdre dans Petersville depuis Talkeetna mais a préféré écouter mes histoires et me déposer à bon port au milepost 261 de Parks Highway.

J’atteins ainsi la maison au toit bleu sur la crête, la maison au milieu de la forêt de bouleaux et de pins, la maison de ma prochaine aventure, la maison dont je tombe amoureuse instantanément. Ici, c’est un autre labeur qui m’attend : l’air de la nature, la propriété à préparer pour l’hiver et les animaux dont il faut prendre soin. Et une nouvelle famille à rencontrer dont Hannah sera la matriarche juvénile. Et une vue enchanteresse et hypnotique sur la vallée traversée quotidiennement et à heure précieuse par le bruit si particulier des trains américains, avec les montagnes de la chaîne Alaskan en magnifique arrière-plan.
Je m’abandonne sans préambule aux tâches qui me sont demandées et dont j’apprécie la force tranquille qui me vide la tête. J’oublie de penser alors que je transporte des branches d’été, des bûches d’hiver. Je porte à n’en plus finir et mon corps éprouvé se concentre sur son action, s’émerveille du vent qui souffle l’automne entre les branches déjà jaunies et dégringole vers la vallée immémoriale.

La vallée automnale de Nenana

Les nuits d’Alaska me chantent la même folie que le vent d’Autan aux cris du loup de lune neuve. Les nuits d’Alaska ne sont plus blanches, elles s’assombrissent, elles ouvrent des portails entre les mondes au vert luisant des Lumières du Nord hypnotiques, que mes yeux gelés découvrent pour la première fois le soir de mon arrivée. L’aurore verte aux nuances étonnement rose danse sous le ciel sans lune, elle virevolte avec les couleurs du vent. Mes joues rosissent de fraîcheur et de bonheur avec elle alors que ses rayons sont d’ordinaire uniquement verts ou bleus. Les Lumières du Nord brillent comme un feu surréaliste, elles valsent avec mon âme émerveillée, elles grandissent à l’infini jusqu’au-dessus de ma tête, jusqu’à la constellation du drapeau alaskan ; créant des montagnes dans la vallée obscurcie, fabriquant des peuplades sous l’air éthérée de la nuit, ouvrant le passage vert des ours polaires et d’une étoile pressée. Et face à cette magnifique affabulation de la nature, je ne peux que croire que le monde est magique.

Malgré mon départ de Seward, quelque mélancolie demeure pendant quelque jour… Je me sens tout et son contraire. Intimement reliée à mon présent de voyage et pourtant complètement perdue dans le passé. Pleine de rires extérieurs et pourtant une tristesse infime à l’intérieur. Sereine et pourtant irrémédiablement en colère. Je sens que mon esprit mouline et perd la tête parce qu’une partie de moi trépigne encore et manque d’ancrage. Je suis tout et son contraire. J’accepte malgré tout mieux, jours après jours, que mon âme soit en pause dans ma vie, qu’elle n’ait pas l’illumination pour demain. Peut-être n’y aura-t-il pas de fulgurance mais une infinité de petites idées mises bout à bout qui, lorsque la dernière s’illuminera, révéleront mon désir profond. Ainsi, pour l’instant, mon âme n’est pas vraiment prête pour des vœux flamboyants et gigantesques, elle a des envies minuscules et concrètes. Attendant patiemment les révélations de mon voyage, j’accueille la lenteur de mon être.
J’adopte ainsi le même rythme indolent et insouciant des nouveaux compagnons de voyage éphémères qui ont remplacé mes rencontres internationales, prenant autant soin d’eux que de moi quand je les cajole. J’apprécie la ballade quotidienne et bruyante avec les oies, menées par Boris comme dans Balto, qui suivent chacun de mes pas espérant qu’elles auront droit elle aussi à une friandise. Leur démarche pataude se fait toujours dans ma tête au même rythme qu’Amélia et Amélie dans les Aristochats, elle viendra à me manquer quand nous leur trouvons un enclos à leur mesure. Je m’ébroue avec les chiens qui, ceux-là, ne me font pas peur ; Darla me sauterait presque dans les bras, Odin se montre inflexible et brutal s’il veut une caresse, Kodi s’impose balourde et désaimée ; mais celle que je préfère, c’est Summit, tendre et discrète, qui me suit invisible dans mes travaux et m’attend toujours dans un rayon de soleil.

Et petit à petit, jour après jour, pour la première fois depuis une éternité, j’envisage des projets immobiles… Je rêve de poser mes valises quelque part, le lieu est incertain mais je ressens l’envie de recommencer, je réalise le « gâchis » de cette vie en pause que je m’impose. C’est un beau gâchis puisqu’il voyage, mais je peux aussi bien voyager joliment sans m’encombrer de cette pensée que je voyage car je me sens incapable de recommencer. Ainsi, j’ai cette envie, même seule, même loin, même alors que je ne sais pas ni où ni comment, j’ai envie. Peut-être parce qu’ici, loin de toute chose connue, je me sens bien.
Je mène cette vie rurale et répétitive, éloignée de toute ma réalité et je souris. Je nettoie les crottes de lamas, je regarde les oies de Toulouse faire leur toilette alors que je récure les seaux à merde. Je me nettoie l’âme par ce dur labeur, je me purifie de mes anciennes vies d’hier ou du millénaire dernier. Mon corps bleui en porte les preuves chaque jour, déshabitué de ce type d’exercice, maladroit comme une profession de foi.

Le soleil finit de dorer le ravin sous mon regard, le vent calme ses ardeurs de façon inconstante, les montagnes sont moins claires au loin car perdues dans leurs nuages mais chaque matin aux premières lueurs, je cours au-devant de ce même paysage immobile afin d’en saisir furtivement l’essence éphémère du jour, m’offrant alors une nouvelle émotion, un nouveau regard.
Par un soleil venteux, je m’incurse pour la première fois, avec Hannah, sa maman Agnes et son fils Charlie, entre les arbres du Parc National de Denali. Je reprends donc à rebours un morceau du chemin que j’ai parcouru le weekend précédent découvrant de nouvelles merveilles que l’aller m’a dissimulé. J’ai le souffle coupé, les yeux exorbités, le cœur galopant, sur le pont suspendu entre Bison Gulch et Dragonfly Creek, sur le pont qui voltige au-dessus de Nenana River. Toutes les couleurs. La profondeur soudaine du champ. La crevasse de la Terre. La force de la rivière. Improbables. Purs. Simplement éblouissants. Qu’importe le nombre de fois que je traverserai ce pont, même lorsque les couleurs auront terni, mon cœur fera un bond à chaque fois. Lorsque nous pénétrons finalement la nature préservée de Denali, chaque morceau de paysage attire mon regard qui tente d’en deviner chaque nuance d’automne. Chaque saison possède sa capacité à l’émerveillement, c’est tout de même fou de penser à la lente dégradation hypnotique des couleurs d’un panorama, toujours multiples, toujours éclatantes. Nous atteignons la rivière sauvage, la dernière portion accessible à tous, et éprouvons plus furtivement que je ne l’aurais voulu un fragment de paysage par la marche, coincés dans la crevasse de Savage River entre deux masses rocheuse alors que dans notre dos, la rivière s’élance dans une vallée presque nue. Qu’importe la brièveté, je savoure cette marche ensoleillée d’un ciel bleu, malgré la foule encore trop pressante à mon goût.

Denali Road

Puis les jours se suivent et se ressemblent. Puis les journées se succèdent et diffèrent. Quelques jours après cette balade expresse, une nouvelle journée paisible à la ferme s’épanouit, le vent est fou cependant. Il me prive d’une randonnée souhaitée et m’offre à la place une douce après-midi indolente en « ville » avec Hannah. Lorsque nous rentrons, l’air est électrique, le vent fou a soufflé tout le jour l’odeur des animaux jusque dans la vallée où les coyotes et les loups sont alléchés. Le vent me donne toujours la sensation d’une fin du monde, quelque chose d’anormal est toujours à l’affût dans mon cœur. Ce jour-là, il suffit d’une seconde pour que notre humeur bascule. Il suffit du cri d’alarme de Bob, il suffit du sang sur le pelage de Kodi, il suffit des morsures sur le visage de Summit. Soudain, notre monde pressent le danger et les trois heures suivantes ne sont qu’une succession d’actions précipitées et réfléchies pour mettre tout le monde à l’abri. Hannah marche guerrière pour éloigner et tirer le danger s’il le faut. Hannah panse les blessures des chiens pour mieux comprendre qui les aurait attaqués pendant que je tente de les calmer. Nous déplaçons les lamas têtus d’un enclos à une grange. Hannah fait la guerre avec Izkue pendant que mes bras à bout de bras utilisent Gretchen, son bébé, comme appât. Elles gémissent, incompréhensibles de ce remue-ménage et mon cœur s’en émeut. Nous n’avons pourtant pas le temps pour la sentimentalité, la priorité est de les protéger. Même si la bande de lamas ne le comprend pas et s’en alarme. Leur anxiété passagère est préférable à leur mort certaine. Nous achevons notre mission alors que le crépuscule devient nuit. Seuls un verre de vin et une boule de glace pourront parachever cette soirée d’exception.

Bison Gulch vu d’en bas

Je me lève les bras endoloris de ma lutte avec Gretchen et pour équilibrer le tout, je m’en vais user un peu mes jambes. Je pars donc pour ma première véritable randonnée ici. Je pars en plein vent qui a joyeusement perdu de sa folie, heureuse de mon bandeau de laine acheté la veille pour me protéger les oreilles, et je monte sans préambule vers un sommet inconnu. Le bruit des voitures pourtant si proches est à peine visible tant le vent occupe toute mon oreille. Je devine néanmoins par moment le bruit du torrent dont je m’éloigne. Le vert déjà éparse et timide est vite remplacé par un chemin accidenté qui brille comme argent au soleil. Le micca, cet or trompeur, prend ses reflets cuivrés ou argentés selon qu’il s’étale sur une pierre rouge ou blanche, et je me demande s’il est de la poudre d’argent. Après tout, certains ont trouvé de minuscules pépites d’or dans la pierre des montagnes. Je m’éblouis de ce sentier doré qui me donne une vision plus haute de l’immensité presque vierge qui m’entoure et qui s’ocre magnifiquement avec l’automne. J’ai mal aux jambes, j’ai le souffle court, ça ne s’arrête pas de grimper sur cette crête arrondie qui dégringole en ravin aride d’un côté, qui s’élance presque tendre de l’autre ; refuge des écureuils des montagnes dont les chants étranges et les silhouettes fugaces accompagnent ma randonnée. J’atteins heureusement enfin un sommet, le premier minuscule, l’un de cette multitude, qui s’élève en dent de roche à escalader pour regarder les nuages dessiner de nouveaux passages dans la descente, verte et à perte de vue peut-être jusqu’à Fairbanks. A chaque fois qu’un paysage se révèle à moi, c’est un coup de magie dans mes yeux, une accélération insensée dans mon cœur émerveillé. Je me sens comme une droguée dans l’attente irrésistible de son prochain shoot.

Mes jambes oublient la montée le temps plat de la crête en plein vent et soleil, elles veulent plus de regards sur les montagnes qui s’assèchent, sur les monts qui transpercent les nuages au loin de l’horizon. Mon âme vertigineuse veut s’élever sur les sculptures rochers. Ainsi, elle s’argente et regarde au plus loin qu’elle peut. Elle s’escrime avec la terre friable qui la monte au sommet mais jamais à la fin. Je voudrais voir la vue de la rivière Nenana et du pont, celle qui m’a transpercée trois jours auparavant, mais ma géographie m’a une fois de plus perdue. Je poursuis cependant au plus près des nuages pour découvrir le prochain ravin, la prochaine vue infinie et indéfinissable. L’eau translucide qui miroite jusqu’à chez Hannah. Le rose basalte qui joue avec les nuages. Les crêtes qui pourraient me mener au fin fond de l’Alaska si je le voulais et n’étais pas gelée. Alors tant mieux, je rebrousse poil, jamais lassée du paysage qui a déjà changé, parce que je regarde de l’autre côté à présent et que le vent a arrêté de voyager les nuages plus vite que ma respiration. Alors que j’ai pris plus de quatre heures à monter, je descends comme un éclair, plus leste malgré mes genoux cagneux, malgré ma langue assoiffée.

Bison Gulch vu d’en haut

Mon lundi est courbaturé, il se délasse afin d’appréhender mon mardi qui me rapproche du centre de la terre, du cœur de l’Alaska.
Ce jour-là, le ciel joue à saute-mouton avec les nuages, on sent le soleil pas très loin, il dore magnifiquement le matin doré d’automne. Mais les nuages sont pris dans les pics des éminences et alors que je m’enfonce vertement dans le parc de Denali, le ciel est seulement gris. Les montagnes alentours ont bruni depuis cinq jours, elles ont déjà achevée leur cycle automnal.
Lorsque je découvre pour la première fois ce qui se cache après Savage River, je reconnais le tracé de ce que j’ai vu depuis le ciel un mois plus tôt. Sauf que la nature était vert foncé. Sauf que l’air sentait la fumée des forêts. Je traverse mille autres rivières, elles se ressemblent toutes alors qu’elles creusent les montagnes, pourtant elles m’émerveillent chacune différemment. Et sans transition, je passe de la lenteur plate de la rivière grise aux immensités polychromes qui communient avec Dieu. Mais j’ai une semaine de retard pour voir les jaunes et les oranges. Chaque hauteur colore néanmoins mon imaginaire de sa courbe millénaire.
Je me laisse conduire, époustouflée, ventée et un peu insensible. J’admire et pourtant, il y a comme une habitude. Tout ça me renverse mais pas autant que jadis mon cœur amoureux. A chaque fois que je suis émue par un paysage alaskan, je repense à la Columbia River*, transcendée par mon amour de jeune fille… Et rien ne peut aujourd’hui égaler cette sensation.

Le paysage défile donc, éblouissant, de plus en plus aveugle, jusqu’à Wonder Lake aussi gris que le ciel tandis que le mont Denali ne se montre pas. Il y a un voile de nuage sur le ciel, le soleil se fait plus tendre avec l’après-midi mais une partie du paysage est oublié. J’entreprends le seul sentier à proximité, je m’enfonce dans la toundra où les pins et les boulots s’entrelacent. Tout est plat entre ses arbres, le ciel se mire dans les multiples étangs rougis. Il n’y a rien de plus paisible que ce silence dans cette plaine tectonique. Ma pensée paisible se construit et se déconstruit, jetée à l’envers au gré de mes pas.
Je réalise que mon problème n’est pas tant que je ne sais pas ce que je veux faire de mes envies, mon problème c’est plutôt que je ne suis pas prête à me réinstaller dans le monde et reconstruire une vie. Depuis que je suis arrivée à Healy, je me sens mieux car je suis en dehors, mieux jusqu’à penser recommencer, mais aujourd’hui, même de loin et partiellement, je suis rentrée en contact avec de nouveaux humains et je me suis confrontée à ma limite. Je ne suis pas prête à retourner dans le monde parce que je suis brisée à l’endroit de mon rêve.

McKinley River

Les arbres font finalement une percée, je débouche sur les rives de McKinley River, je débarque dans la vallée qui court au pied de l’Alaskan Range, et ces vallées de rivière n’en finissent pas de m’époustoufler ! C’est une vallée me direz-vous, certes ; mais c’est immense ! C’est infini. Ça fait bien trente miles de large, si ce n’est pas plus, et ça court pendant des centaines de miles de l’amont d’une autre montagne, d’une autre chaîne, au-devant de mon dos ; jusqu’à Wonder Lake et certainement plus loin, invisible.
Et alors que j’écoute un Ranger me parler de tremblements de terre et des failles de la planète dans le soir qui se refroidit, les oies sauvages volent en V au-dessus de nos têtes, elles migrent vers le Sud en passant par le Nord, elles font un boucan d’enfer. Et en suivant leur trajectoire, le Mont Denali apparaît dans le ciel froid du soir, dans son duvet de nuages, saupoudrés de nouvelles neiges ; créant des impatiences dans mon regard d’en voir plus. Il apparaît soudain si près alors que le brouillard de nuages me faisait penser à un horizon plat. Mais il fait déjà noir, mon impatience attendra demain. Mes aventures sur papier blanc aussi.

La pluie tambourine ma tente toute la nuit. Mes alarmes successives ont tenté de quadriller mon sommeil car je voulais voir les Lumières du Nord, je voulais vérifier si les nuages avaient cessé d’envelopper le Mont Denali. Mais mon corps courbaturé et bleui par les coups ne pensait qu’à ses rêves de nuit noire, il n’entendait que la pluie, présage d’un paysage aveugle. Les montagnes sont joueuses cependant, elles sont imprévisibles. Ainsi, lorsque j’ouvre la fenêtre de ma maison en toile, le rang des montagnes Alaskan s’offre à moi, miroitantes de leurs anciennes et nouvelles neiges. Car c’est ainsi, l’automne s’achève et l’on devine les nouveaux poudroiements sur certains sommets jusque-là fugacement vierges. Les montagnes sont là, mes yeux les cherchent entre les arbres trop grands et épars autour de mon campement. C’est la plus belle chose que je n’ai jamais vue, mais est-ce bien vrai puisque je l’ai déjà pensé hier. Et avant hier aussi. Et chaque fois qu’un nouveau pays, qu’un nouveau paysage, se révèle à mon cœur.
Mes yeux gourmands s’impatientent une fois encore, ça veut dire que mon corps n’a qu’à bien se tenir, je veux pouvoir me régaler de ces sommets jusqu’à plus soif. Ce ne sont que des montagnes me direz-vous encore. Oui mais c’est géant. Et ce sont des montagnes justement, qui parlent d’un autre temps, qui parlent d’une autre saison, qui s’élèvent alors que la terre autour de moi est si plate. Je replie ma tente dare-dare, avale un muffin qui ne ressemble plus à rien et je m’élance dans ce matin encore humide de septembre. Je me fonds dans les couleurs brunes qui bordent Wonder Lake et je cherche mon reflet et celui de Denali dans l’étang de la réflexion. Limpide. Immobile. Parfait miroir de l’âme de Denali. La mienne ne sait plus bien. Vraiment.

Denali réfléchit

Puis je quitte la route tracée pour suivre les sillons des coteaux, de l’arrière-pays comme ils disent, où peut-être un loup m’attend. Soudain, les couleurs sont plus palpables, elles signifient quelque chose. Quand c’est rouge bordeaux qui lumine de son eau de rosée, ça veut dire que les myrtilles ont séché, que mes jambes vont se tremper entre les branches. Quand c’est vert moelleux, qui tire parfois sur le jaune, ça veut dire que mes genoux vont s’enfoncer dans la terre carnivore. Quand c’est presque blanc, plus sec, ça veut dire que la roche n’est pas loin, qu’elle trace un chemin en dur qu’il me faut suivre. Même si elle me piège parfois. Même si elle s’oublie parfois. Et quand c’est jaune d’herbe haute, ça veut dire que ça cache un marécage, que je vais m’enfoncer et me perdre. Alors, je fais demi-tour et tente de retrouver le chemin de mousse blanche. Au bout d’un moment cependant, mes jambes se lassent et veulent se rapprocher de la plaine avant la montagne. Elles veulent voir les pieds des sommets, brunis et aveuglés par le blanc de la neige mais dont mes yeux retracent les formes arrondies.
Ainsi, mes pieds fatigués suivent la route et le panorama qui la longe se révèle si différent de la veille. Ce n’est plus un mur de nuage qui suit le courant de McKinley River, incertain et aveugle. C’est toute une chaîne majestueuse de sommets blancs qui s’ornent parfois d’un cumulus. Je marche donc, hypnotique de ce paysage grandiloquent, jusqu’au passage du bus qui me ramènera d’où je viens. Je voudrais m’arrêter à Eilson Visitor Center pour une dernière randonnée mais les ours sont de sortie et tous les sentiers sont fermés. A la place, je regarde pour la première fois le panorama invisible d’hier, aujourd’hui venteux dans le drapeau américain. A couper mon souffle et celui de l’univers je voudrais croire.
Je poursuis ma route donc, ou plutôt celle du bus, à l’odeur de la poussière soulevée par les roues de mon véhicule vert. Je m’arrête à Toklat River puisque c’est ça mais le cœur n’y est pas vraiment. Je marche entre les rigoles asséchées du glacier, je regarde plus lentement le paysage devant moi. Mais c’est toujours ainsi quand le temps m’est compté, je ne sais plus comment le prendre. J’aurais aimé être plus sauvage et camper dans la nature folle. Mais  je me perds tout le temps, mais je suis seule, alors j’accepte le chemin de mon destin.
Je remonte dans le bus qui m’attendait mais ne le savait pas et me dirige doucement à l’écart de cette nature soi-disant inviolée, car soyons honnête, il y a tout de même une route qui la traverse. Et surtout, des humains ont vécu ici depuis les ères préhistoriques. Et si ce paysage est magnifique, il ne me raconte pourtant pas l’histoire du début du monde, il ne me raconte pas un espace indompté et pur. Il me raconte autre chose. Les explorateurs à crampons et les gens comme moi qui viennent s’y promener pour peut-être comprendre leur racine, méditer, se perdre, trouver le sens de la vie…
Cette fois-ci, je ne m’interromps plus, si ce n’est dans le même mouvement que le bus pour regarder le grizzli se lever sur ses pattes arrières, pour contempler la famille caribou traverser la rivière ou pour deviner l’élan aux grands bois qui se confond avec la nature brune. Je regarde toujours en arrière le sommet si brillant de Denali, invisible hier, qui continue à percer entre les glaciers et les monts moins gelés jusqu’à presque Savage River. Je redécouvre à l’envers, les montagnes qui ressemblent au Sahara, les dégringolades polychromes qui aujourd’hui étincellent dans le soleil et au cœur de chacune, de nouvelles neiges éternelles.

Et arrivée à mon point de départ, je fais du stop pour rejoindre ma maison sur la crête. L’Alaska est si grand mais l’Alaska est si petit, la jeune femme qui me récupère randonnait Bison Gulch le même jour que moi, nous nous sommes croisées alors qu’elle montait, éblouissant ma descente de son tee-shirt blanc et de ses lunettes noires.
Et après une dernière montée à pied, je retrouve un autre dépaysement, les lamas et le vent. Ma première nuit en solitaire dans la maison sur la crête. Mon cœur bat la chamade de découvrir des yeux sauvages dans la nuit mais je travaille courageusement ma peur du noir.
Hannah est à Valdez et je garde la maison. Les jours sont anodins, quotidiens. Je vais faire les courses comme si j’appartenais à cet endroit. Je pense à mon départ prochain, retardé d’une semaine par la chasse à l’élan néanmoins. Je m’envolerai pour Ruby après, ce petit village qui, comme de nombreux endroit en Alaska, n’est accessible que par avion, moto-neige ou, pour les aventuriers d’un autre temps, chiens de traîneaux. Je repense à Seward et mon état latent là-bas. Seward n’avait pas de racine, c’était autant en partance que mon âme incertaine. C’était un lieu de passage. Alors qu’ici, c’est un lieu qui m’ancre et contre-balance la légèreté insoutenable de mon être. Ici, c’est un lieu où l’on reste.

Hannah rejoint ses pénates alors que l’astre de nos nuits atteint son apogée de lumière aux abords de la falaise un vendredi 13. Je sens quelque chose d’étrange dans l’air. Et les évènements se suivent comme une minuscule rupture et peut-être avertissement de mon déséquilibre, donnant raison à mon pressentiment mais aux bruits desquels je ne m’arrête pourtant pas. Impossible de trouver la bonne pince à couper le fer. Des pans de grillages récalcitrants. Quelque chose ne veut pas fonctionner. Et quelque chose de plus global m’accompagne depuis quelques semaines, je me sens en décalage permanent, comme si je n’arrivais pas ni à trouver, ni à comprendre mon rythme. Je me sens bien mais il y a toujours une petite gêne que je n’arrive pas à m’expliquer. Comme je me borne à ne pas comprendre cependant, comme mon intelligence reste aveugle, la vie m’assène un bon coup sur la tête pour me remettre les idées en place. Je ne le vois pas arriver et en même temps, j’ai le temps de comprendre ma stupidité.
L’Alaska est une contrée sauvage où les loups, les ours, les lynx, les élans et les caribous se montrent des invités non désirés et dangereux aux derniers rayons de soleil, menaçant la vie des animaux domestiqués et les nôtres. Et par ce jour de grand danger, alors que le vent souffle nos pouls gourmands aux narines des prédateurs, je me fais attaquer par UNE CLÔTURE ! Il semblerait, en effet, que le plus grand péril que j’ai à affronter dans ma vie soit ma maladresse légendaire !

Chaîne Alaskan

Je suis en charge de démonter un enclos et alors que je découpe les fils à l’angle, tout un pan s’écroule sur le sol, me permettant d’avoir plus facilement accès aux fils. Il y a néanmoins un arbre qui bloque la course d’une partie des panneaux, je m’occupe donc de couper les fils qui séparent le panneau au sol de celui qui est bloqué par l’arbre, je galère parce que je n’ai pas la bonne pince, je m’escrime au-dessus du machin sans penser deux minutes qu’en coupant les fils, ça va relâcher la pression et donc que l’un des panneaux va violemment me sauter au visage. Là, bien-sûr douleur affreuse mais je me dis juste que c’est comme quand on se prend un coup sur le nez, ça fait mal un gros coup et puis ça passe ; jusqu’à ce que je vois le sang… Et ma première pensée – c’est vraiment étrange ce qui peut nous passer par la tête dans ces moments-là – c’est que ça va attirer les ours et les loups la nuit prochaine… Puis, je me rends, assez calmement je dois dire, vers la maison où Hannah me récupère tout aussi calmement, me disant néanmoins qu’il faut qu’on aille aux urgences. Et comme on est au milieu de nulle part et que c’est le weekend, on roule une heure pour rejoindre Fairbanks, la ville la plus proche, et le centre de premiers soins (moins cher que les urgences). 
Un docteur plutôt canon s’occupe alors de me suturer, me dit qu’il me faut deux couches de points de suture pour réparer le muscle (première réaction : « ah parce qu’il y avait un muscle en jeu en plus ! » – Hannah a vraiment fait preuve d’un sang-froid exemplaire, elle ne m’a jamais montrée l’étendue du désastre et je me suis, pour ma part, bien gardée de me regarder dans une glace! – deuxième réaction: « ah, parce qu’il y a un muscle sur le front ! » – ben oui, pour faire bouger ton sourcil !) et me donne le vertige (réaction assez normale du corps en partie anesthésié qui reçoit quand même l’information qu’une aiguille rentre dans la peau).
Deux couches de points de sutures sur le front, un muscle du sourcil droit escamoté et une facture bien salée plus tard, je m’en sors plutôt bien : j’ai pas perdu un œil (ni complètement la boule), j’ai découvert un muscle inconnu de mon anatomie et ça aurait pu me coûter dix fois plus cher si j’étais allée aux urgences. Je peux donc à présent me vanter de ma première blessure de guerrière alaskienne et connaissant ma maladresse, c’est quand même un sacré miracle qu’en trente ans de vie dont trois de voyage, je ne me sois pas ouvert la tête plus tôt !
Je suis la première surprise de mon propre sang-froid pendant toute cette aventure. D’abord, parce que j’aime combien cet évènement m’a réellement permis d’expérimenter le quotidien ici. La saison est finie, la clinique de Denali est donc fermée ; c’est le week-end, celle d’Healy aussi. Alors nous avons fait l’équivalent d’une heure trente de trajet en une heure, ma tête pissait rouge, je contrôlais ma nausée et mon vertige, sachant que n’importe quelle patrouille de police m’escorterait aux cris de la sirène s’ils venaient vraiment à nous arrêter pour excès de vitesse. Et même le fait de payer comptant pour mon intervention – dont le prix a été calculé en fonction de la largeur et de la profondeur de ma blessure – cela rend tout de suite un pays plus concret.
Ensuite, pour une raison mystérieuse, je suis persuadée que ce coup a un sens. Je n’ai pas voulu reconnaître le déséquilibre de mon état, je ne comprends que la méthode dure, la vie m’a donc donné un message à coup d’enclume. Ainsi, j’ai reçu ce coup sur la tête comme une nécessité de remettre les pendules à l’heure et de m’ancrer à l’heure dite. Je pense que j’avais jusqu’à présent la sensation d’un voyage joyeusement bordélique, comme si j’avais deux tiges bien enfoncées dans le sol mais toute une pléiade de tentacules ou de feuilles qui voletaient au gré du vent et me donnaient un peu le vertige. Paradoxalement, cet avertissement me fait gagner en sérénité, je ne suis pas plus avancée sur la semaine prochaine ou le mois d’après, mais je me sens totalement et absolument paisible. Je ne saurais véritablement l’expliquer mais c’est assez agréable. Je ne pense pas que le coup m’ait changé en soi, il me donne juste un autre regard sur moi et ma situation. Je comprends mieux mes réactions qui, de fait, se fluidifient. Je comprends que mon être a besoin de trouver son chemin dans ce nouveau paradigme et c’est pourquoi il se sent parfois en déséquilibre.
Au bout du compte, une confiance brûlante en moi et la vie irradie toute mon âme. Tout va bien et tout ira bien même si mon futur est très incertain. Tout futur est toujours incertain, on se donne juste l’illusion de le connaître. Et cette paix nouvelle me rappelle à cette petite phrase glissée par une inconnue dans le bus de Denali : « J’ai compris une chose, dans la vie, on doit toujours choisir entre certitude et liberté. » Même avec cette absence de certitude dont elle parle, celle-là même qui fait partie de ma liberté, même si le doute me définit encore, j’accepte qu’il fasse partie intégrante de moi et je l’expie par le voyage afin qu’un jour, je puisse prendre la décision qui me correspond le mieux. Même dans mes mauvais jours, je vis mieux avec.
Et j’ai l’impression que le travail accompli à la ferme accompagne et m’aide dans tout ce processus de révolution lente. Il y a une satisfaction inconnue face au concret de ma besogne ; j’ai une tâche avec un début et une fin et dont le résultat est visible : un enclos propre, un jardin sans feuille,… Moi qui me perds si facilement dans mon imaginaire et dans des travaux sans fin, c’est un vrai changement de pensée, c’est une joie pure et simple à la fin du jour.

Hannah part finalement à la chasse à l’orignal et pour une raison qui m’échappe un peu, je me sens profondément triste. Je n’aime vraiment pas les départs et les séparations ; pourtant, je suis censée la revoir… Je ne sais pas. Je sens mon cœur triste. C’est tout. Et je souhaite l’écrire. Même si je suis heureuse d’avoir une semaine en solitaire pour écrire, travailler à la ferme, explorer encore un peu les environs et savourer le début de l’hiver alaskan. 
Je passe ainsi une semaine contemplative.
Cette maison sur la crête, ce paysage qui dévale la pente sous les arbres, c’est un peu l’équivalent de ma semaine hivernale à contempler le panorama vitré de Malin Head**. J’ai la même immobilité alors que les paysages bougent au fil des heures, au fil des saisons. Car si les saisons intermédiaires de printemps ou d’automne, transforment les paysages si vite, éphémères ; c’est d’autant plus rapide dans les régions comme celles-ci où l’on passe de 70° F à 32° F en deux temps trois mouvements. En quelques semaines, je suis passée de la naissance de l’automne au début de l’hiver, de journées couche-tard à soirées lève-tôt. D’ocre, le paysage est devenu brun, puis il a soudainement perdu toutes ses dernières feuilles colorées pour se poudrer de blanc par endroit, même si je ne connais pour l’instant que la pluie. Ainsi, je suis passée par trois saisons depuis mes premiers pas alaskans, ce qui prend neuf mois à l’Europe, se produit ici en un mois et demi. De même, les nuits prennent des quarts d’heure en un jour ; la semaine dernière je me couchais avec les premiers rayons de lune, aujourd’hui, c’est la lune qui me couche. Les Alaskiens n’appellent pas encore cet air glacé hiver, mais pour moi ce vent à 0°C ressemble vraiment au mien.
Pendant plusieurs jours, je me réveille au bruit du clapotis de la pluie sur le toit, parfois interrompu par le chant des oies sauvage dans leur envolée, et je contemple véritablement la mer de brume qui danse à la surface de la rivière Nenana, perchée en haut de ma crête qui a perdu de ses couleurs vives pour en adopter d’autres plus terreuses. Le paysage oscille entre pluie et brouillard, on ne voit pas plus loin que les arbres de la crête. Il fait extrêmement froid. Un jour pourtant, le voile humide s’affine, libérant un peu le panorama qu’il a poudré entre temps, des pieds jusqu’à la tête. Luminescent. Et le soleil rose du soir, pourtant si bas de l’autre côté de la maison, se projette tout aussi rose sur la neige rougissante. Magique. Magnifique. Je pense à Nur qui disait que l’hiver était rouge ici, que c’était comme un coucher de soleil permanent sur les montagnes. Ce soleil du soir qui me traverse sans m’éclairer me rappelle un autre soir rouge au sommet noir alors que les arbres étaient plus jaunes dans la descente une semaine auparavant.

Gardienne de ranch seule dans cette grande maison sous les arbres, je ne suis pas sûre que je vais un jour partir d’ici. J’écris. Je prends quelques heures par jour avec les lamas. Ma tête guérit, se réveille. Mon cœur aussi.

Contempler la mer de brume

Entrelaçant mes pensées de péninsule sur mon écran, je réalise que mon séjour à Seward fut perturbé par une certaine idée de l’urgence de la révolution. Comme si une part de moi voulait être déviée de mon élan de voyage pour m’installer. Comme si à force de me dire que je laissais la porte ouverte à une aventure plus courte, je voulais les réponses à mes questions immédiatement. Encore une fois, ma frustration est née de ma temporalité. Alors que finalement, d’une part, ce que je veux ardemment aujourd’hui, c’est voyager ; et d’autre part, j’ai compris ici qu’en choisissant un long voyage de huit mois, le changement se ferait lentement et peut-être plus profondément. Il n’est pas question de se lever un matin et d’être métamorphosée par rapport à la veille, c’est à l’issue du périple que j’aurais la vision d’ensemble. Au jour le jour, ce sont des changements infimes et pourtant cruciaux. Je sais déjà que je suis différente. Cependant, la transformation se fait si lentement que je peux continuer à me reconnaître. Ce n’est pas comme si on avait transplanté un organisme étranger que je rejetterais. C’est moi, si simplement moi. Différente et pareille, puisqu’il s’agit uniquement de devenir qui je suis déjà. Jusqu’à présent, j’avais confiance en la vie mais j’avais toujours peur de faire un choix car paradoxalement, je n’appliquais pas cette confiance à moi-même. Alors qu’aujourd’hui, je sens que ça se corrige, je sens que cette confiance devient plus intrinsèque et s’accompagne d’un agréable sentiment de paix. Je sais que quoi que j’entreprenne, ce sera la bonne chose pour moi.

La vallée hivernale de Nenana

Ma solitude méditative est soudain et brièvement interrompue par une invitation à dîner des voisins, Jen et Andrew. Tous deux originaires du Tennessee, ils se sont installés ici il y a une quinzaine d’années. Il travaille dans une centrale électrique et elle oscille entre son travail saisonnier au parc national de Denali et son élevage de chiens de traîneaux. Passant la soirée avec eux, je réalise que ce fut une chance d’être seule pendant une semaine, parler et mettre à contribution mon visage beaucoup trop expressif réveille mon sourcil douloureux et en convalescence. Ils me parlent de leur vie, je leur partage mes voyages. Nous croisons en rentrant l’un de ces lapins de saison bicolores, Andrew m’explique alors qu’ils changent tous de couleur à cette période de l’année pour mieux se fondre dans un paysage qui passe du brun au blanc. Cependant, ils se trouvent piégés parfois car les premières neiges fondent et les voilà blancs sur terre, à la portée de n’importe quel aigle gourmand.

Randonnée des trois lacs

Le temps file trop vite, c’est déjà le premier jour d’automne universel aussi froid que mon hiver. Je n’ai pas revu les Lumières du Nord mais ce soir, une magnifique lune rousse, ou presque, au quart du croissant, brille auprès de la constellation étincelante de l’Alaska. Je dompte ma peur du noir.
Pour mon dernier dimanche, le soleil perce enfin véritablement. Le paysage a commencé à chasser les nuages la veille et un matin gelé se lève dans une douce lumière d’hiver. Je prends donc la voiture, ai la révélation qui déterminera la suite de mon voyage et me régale des mêmes paysages que j’ai déjà vus tant de fois mais qui m’apparaissent si différents parce que couverts de nouvelles couleurs.
Le lendemain, impatiente de la marche mais toujours en retard sur mes écrits, j’explore finalement de nouveaux endroits. Je m’échauffe auprès du lac en fer à cheval translucide, tranquille à côté de la tumultueuse rivière Nenana, pour finalement prendre un chemin plus lent et plus neuf, la randonnée des trois lacs qui me resteront invisibles car la course du soleil me prend de court. Pendant ces deux marches, je m’émerveille véritablement à nouveau, je sens la présence des âmes des Amérindiens d’avant. Comme sur les rives de la forêt tropicale de la Péninsule Olympique*. La vue est belle, le paysage agréable, je me languis sur le pont suspendu entre les mondes.

Puis, cela se précipite. Cela change si drastiquement. Hannah rentre pour que je m’envole. On retire mes points de suture. Nous partons presque jusqu’à Delta mais le destin nous ravise. Nuit blanche aux couleurs d’une dernière conversation interminable avec ma nouvelle amie à la place. Réveil brumeux et gelé. On se dit au-revoir pour toujours. On se dit adieu pour un jour.

* voir mes récits de voyage américains Espaces
** voir mes récits de voyage irlandais Epilogue

Justine T.Annezo – du 31 août au 24 septembre 2019, Healy – GTM-8


2 réflexions sur “A la croisée des mondes

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