Dernier Alaska.

Je suis finalement partie, j’ai quitté l’un de mes cocons rassurants, une boule dans le ventre en route vers Fairbanks car l’excitation de cette nouvelle aventure est ternie par l’angoisse du risque financier que je prends en achetant une voiture. J’ai un nœud dans la gorge qui ne me quitte pas pendant plusieurs jours… Je regarde une dernière fois les paysages qui accompagnent ce trajet que j’ai déjà parcouru tant de fois, pour réparer mes maladresses, pour un faux départ. Et ils sont encore aujourd’hui si différents, gelés par les premières neiges d’automne. Mon séjour à Fairbanks s’éternise un peu plus que je ne le voudrais pour des questions de logistiques bureaucratiques : changement de propriétaire, changement d’huile, fausse alarme et vrai soulagement… Puis, mon véritable road trip commence.

Je commence petit, je commence près, suivant le sentier des rochers des anges de Chena River State Park. Alors que je m’envolais pour Ruby il y a quinze jours, j’avais du mal à imaginer que l’immensité de la Yukon River gèle pendant la saison froide et pourtant défilant tant d’étangs déjà figés par l’hiver dans ma fenêtre, je réalise qu’on ne m’avait pas menti…. C’est tout de même fou de penser que des cours d’eau aussi puissants que la Yukon River voient leur pulsation ralentir comme celle du cœur des ours jusqu’à complètement se glacer dans leur élan. C’est tout de même fascinant cette vie qui s’arrête pendant plusieurs mois, apparemment paisible et silencieuse, néanmoins trépidante dans ses profondeurs invisibles.
La neige a cette force incroyable de faire silence. Et je dois reconnaître que, si j’aime ce silence magnifique, il me crispe pendant un instant à mon arrêt randonnée. Je suis à nouveau seule, en terre inconnue, à l’autre bout du monde et le silence de cette neige que je ne connais pas m’inquiète, révélant un peu plus l’apparente folie de mon périple. Suivant le cours encore valsant de la Chena River, je mets pourtant un pied devant l’autre sur ce sentier du saut de l’ange. Nom bien étrange que je ne comprends pas tout à fait. Même si dans cette neige poudrée, les multiples rochers immenses pourraient être les ailes gigantesques des anges descendus sur la terre, contemplant toujours d’un peu plus haut ces humains qu’ils envient, vivre leur vie mortelle et fragile. Dévalant les plumes d’ange l’une après l’autre, je ne trouve pas leurs auréoles. Vues du contre-bas cependant, alors que mon regard embrasse un panorama plus grand, ces quelques montagnes rocailleuses poudrées de neige ont définitivement des allures divines.

Perdue dans mes pensées brumées, les pieds toujours dans la neige, je m’interroge sur tous les messages de soutien et d’amour que je reçois ces derniers jours, ces messages qui me parlent de mon courage. Je ne crache pas sur cette bienveillance bienvenue, surtout à cette heure douteuse où mon périple prend une autre dimension, ni ne joue à la fausse modestie ; je ne me sens néanmoins pas spécialement courageuse. Et je ne le suis absolument pas en réalité. Car être courageux, ce n’est pas être sans peur ; être courageux, c’est avoir peur et vaincre cette frayeur. Or, moi qui suis d’habitude si sujette à la peur, je n’ai aucune crainte à mener ce voyage. Les gens qui me parlent doucement de courage racontent en vérité le courage qu’ils aimeraient avoir, la liberté de s’échapper qu’il aimerait prendre, et pour moi qui me définis par toutes les formes de peurs émotionnelles imaginables, mon véritable courage serait autre. Mon véritable courage serait leur…. Mon véritable courage serait d’essayer à nouveau, mon véritable courage serait de donner une chance à la vie ordinaire et simple que chacun mène chaque jour. Car c’est là que va mon admiration, c’est là que demeure pour moi le vrai courage : ouvrir son cœur, accepter les jours ordinaires, construire une vie malgré les méandres du destin. C’est en bottant le cul petit à petit à ces défis simples que je surmonte réellement ma peur, que je fais preuve de courage. Le courage c’est un peu comme tout finalement, c’est une juste une question de point de vue.
Amusée, je regarde, au retour en voiture, les multitudes de boîtes à lettres alignées sur le bas-côté, qui m’ont déjà interpellée à l’aller. Certainement multipliées ainsi car les chemins privés sont difficilement praticables par grand hiver. Et ma boussole prend l’Est, je me dirige vers Delta, non sans un détour sans le Pôle Nord bien trop au sud qui se revendique foyer du Père Noël. Je cours contre la nuit même si les jours sont plus longs quand le ciel est si blanc, si complètement immaculé que les montagnes sont opaques et se fondent dans le ciel. Je suis le cours gigantesque de Tenana River. C’est magnifiquement plat, pas encore gelé, mais blanc quand la neige a résisté. Si plat que je verrais certainement mieux du ciel parfois. De temps en temps, le panorama s’offre cependant à mon volant dans le crépuscule bleu glacé au regard fou du lynx qui me traverserait presque dans la nuit.
Puis, je préfère les lumières de la ville pour accueillir ma première nuit à camper dans la voiture en terre inconnue.

Justine T.Annezo – 7-8 Oct 2019, Alaska – GTM -8