Frontière.

Je me réveille bien trop tôt à Delta, la nuit est encore noire mais le froid engourdit mon sommeil. J’ai survécu à la nuit et à présent, mon anxiété s’apaise un peu. Réécrivant mes dernières aventures avant de reprendre la route, les quelques montagnes alentour, invisibles dans la nuit d’hier soir, s’éclairent à la lueur du matin. C’est alors le signal que je peux continuer mon chemin, je traverse des dizaines de rivières qui ne sont plus que des minces filaments, qui ne sont plus que neige ; flamboyantes dans leur percée laissant soudain place au panorama. Le blanc éclatant des montagnes explose des feux d’artifices dans mes yeux jusqu’à l’arrivée grandiose à Midway Lake et son île glacée de sapins que mon appareil photo ne peut immortaliser car, pour une étrange raison, le réseau autoroutier d’Amérique du Nord s’amuse à placer les arrêts panoramiques dans les endroits les moins panoramiques puisqu’ils sont presque toujours bordés d’arbres à pomme de pin ; mais ma rétine s’en souvient encore. Mon cœur ankylosé prend après le prétexte bienvenu du lac dissimulé pour se dégourdir les jambes et suivre les empreintes des ours. Puis, le paysage fond, c’est à nouveau mort de l’automne sans l’irréalisme de l’hiver, et je pense aux deux uniques arbres dorés de Chena River hier, éblouissants et en retard dans la nature glacée ; ils n’ont pas reçu le mémo que c’était déjà l’heure de la neige, que c’était déjà l’heure de l’hiver.

Puis, déjà, enfin, la frontière.
Une fois la douane américaine dépassée et avant les vingt plus longs kilomètres d’un troublant no man’s land que j’ai jamais eus à traverser avant le poste de frontière canadien, j’ai le cœur si lourd de quitter l’Alaska, il se sert comme une enclume. Seule l’Irlande n’a jamais cristallisé les mêmes océans de départ dans mon âme. C’est étrange combien certains contrées nous émeuvent plus particulièrement sans que nous n’y trouvions de raison. Pourquoi ce sel ? Pourquoi cet attachement si particulier ? Est-ce Hannah ? Est-ce l’idée de toutes les vies que je me suis inventées ici ? Pourquoi ce sel alors que je suis pourtant si fébrile de continuer mes explorations ?
Mon cœur lourd et mon sourire dans l’âme s’entremêlent à mon nœud d’angoisse dans la gorge, qu’est-ce qui m’attend dans vingt kilomètres ? Vont-ils me laisser passer ou vais-je rester éternellement dans cette terre de personne ? L’Union Européenne ne m’a pas habituée aux passages des frontières et c’est à chaque fois une micro angoisse qui m’étreint, moi qui n’ai pourtant rien à me reprocher, moi qui n’est pas besoin d’être sauvée, moi qui ne fuis pas la misère ni la guerre. Quel monde ce serait si l’on abolissait le principe de drapeau, de contrées franchissables ou non, si l’on effaçait les lignes invisibles sur les cartes, si l’on révoquait les morceaux de papier abscons qui définissent les morceaux de terre où nos cœurs ont le droit de se planter. Quel monde ce serait si l’on était véritablement libre sans compromission…


On me laisse néanmoins passer sans ambages, le nœud se défait, la langueur pas tout à fait encore. Canada me voilà ! Je délie l’unique route du Yukon sous mes roues alaskiennes, la même qu’en Alaska si ce n’est que comme entre l’irlande du Nord et le Donegal, on devine que l’on a quitté un pays pour un autre à l’état des routes… L’infinitude des mêmes chaînes montagneuses de l’Alaska continue à s’épanouir au-devant de moi, à travers ce nouveau territoire septentrional, dessinés dans ce même bleu du ciel d’hiver. C’est le bleu brillant d’un ciel d’été et pourtant… On sent presque la glace en le regardant parfois. C’est un bleu qui se sublime souvent d’un nuage de neige, on pourrait le prendre pour un vrai nuage mais il n’a pas la même opacité, il est juste un voile grisé donnant une autre valeur au bleu.
Passant la frontière, l’automne s’est oublié à nouveau. La terre brûlée n’est alors plus un vain mot, aujourd’hui, je longe les forêts calcinées de l’été dernier, si détonantes dans le paysage qui a repris ses couleurs d’hiver. Et c’est bien cela qui fait la différence entre le feu d’hier et celui d’il y a cinq ans : la couleur de la terre. Ici, elle est noire tranchante à côté du blanc de la neige.

J’aperçois alors les minces champs de coton qui bordent la route, surprenants. Je les remarque en même temps que je les lis dans mon roman alaskan. Ils me mènent à l’ultime lac partiellement gelé, sublimation de tous les autres lacs et étangs que j’ai contemplés fugacement disparaître dans ma fenêtre. Celui-ci m’arrête et je me berce froidement au bruit qu’il fait lorsque il s’entrechoque à l’eau réfractaire et glacée. Puis je poursuis le courant de la rivière blanche qui n’est pas plus blanche que les autres que je traverse, toutes absolument hypnotiques. Irréelles.
Ces longs miles qui se transforment en kilomètres à la frontière, ces champs de cotons qui répondent à mes lectures, cette sensation infimement différente parce que le paysage est similaire mais qu’il respire autrement, tous ces détails minuscules construisent et déconstruisent ma pensée vers une révélation sur qui je suis. Vers une évidence que je n’avais regardée ainsi. Le point commun de mon envie de voyage et de mon envie de théâtre, c’est l’Histoire. Chacune me permet de revivre – ou au moins m’en donner l’impression – un passé lointain ; elles sont une forme de machine à remonter le temps pour mon âme rêveuse. Par conséquent, contre toute attente, contre toute préconception de ma pensée, la pierre angulaire de ma vie serait-elle l’Histoire et non pas le théâtre ? Le théâtre, tout comme le voyage, était-il un moyen et non pas une primauté ? De soudain placer une différente perspective sur ces trois éléments essentiels de mon histoire bouleverse magnifiquement ma conception du futur, cela dessine un nouveau schéma pour demain.
Mes vagabondages de pensée et de distance s’achèvent dans le bleu presque lagon de Destruction Bay – destruction, quel nom étrange pour une baie d’un bleu si irréel presque magique – quand l’heure de la nuit s’invite de son crépuscule…

Justine T.Annezo – 9 Oct 2019, Alcan – GMT -8/GMT -7