Le Yukon blanc.

Je quitte Destruction Bay dans un ciel gris alors que le soleil paraît au loin. L’eau n’est plus bleue lagon, elle est aussi grise que le ciel et que les rivières alaskanes. La montagne au loin, au devant de mon chemin, que je ne saurais nommer Mont McCairnes ou Mont Archibald, n’a plus la brillance d’hier soir, lorsque le soleil couchant n’éclairait qu’elle dans le décor crépusculaire. Elle est bleue ce matin, fondue dans la brume. Les nuages en région montagneuse possède véritablement un mystère particulier, l’on n’est plus bien sûr qu’ils soient nés des cieux. Ce matin, je jurerais qu’ils ont inversé le processus et qu’ils émanent des hauteurs blanchies.
Lorsque j’atteins le creux du lac Kluane dans lequel quelques cygnes s’agitent, quelle vision grandiose. Même si le blanc domine, quelques couleurs ont su résister et teinter ce panorama d’un doux nuancier du matin. Et rien n’a changé, j’ai toujours cette même fascination pour les éminences qui se fracassent au fil de l’eau, d’autant plus lorsque leurs molécules bavardes se figent dans la glace.
Puis le soleil se perd dans la brume, tantôt pluvieux, tantôt éthéré, et m’amène jusqu’à Haines Junction où je peux enfin me renseigner sur les randonnées qui m’intéressent. A midi, je suis donc parée pour Auriol Trail recouvert de blanc, laissant plus visibles et plus inquiétantes les empreintes, parfois géantes, des oursons en goguette. Ce n’est qu’à l’issue de ma longue marche que je remarque le panneau d’alerte qui interdit l’accès à ce sentier spécifique, peut-être est-il apparu après mon entrée ou ne l’ai-je tout simplement pas vu, ce qui est sûr c’est que j’ai du bol de m’en sortir vivante ! Parce que dieu, que de passage à quatre pattes !

C’est une longue marche, ventée et effrayante parfois, ardue et glissante souvent, j’ai mal partout. Quelques paysages sont magnifiques mais pas de quoi fouetter un ours. Si ce n’est peut-être l’arrivée sur le lac gelé dont le processus continue à me fasciner, certainement car c’est un phénomène qui m’est tout à fait étranger, que je n’ai jamais pu observer en grandeur nature… Et l’effervescence de la marche prend le dessus, elle créé de nouveaux romans dans mon esprit. Je commence à rêver à une nouvelle histoire que je voudrais raconter ; Alistair, Brigid, Deirdre et William que j’ai laissés suspendus en Irlande ne sont pas oubliés, ils reposent dans mes imaginations, attendant le bon moment pour émerger à nouveau. Je rêve donc à d’autres destins croisés à travers le temps et l’espace que j’écrirai un jour, que j’écrirai demain… Cette folie créatrice se fane néanmoins dans la longueur excessive de la marche, mon esprit fatigue et je me perds dans les remontrances contre mon passé. Les empreintes d’ours sont la seule chose qui ressemblent à un sentier et je n’en peux plus de cette randonnée pleine de neige qui m’enfonce et me glisse, qui me fait parfois douter sur le chemin que je poursuis : celui de l’animal ou celui de l’humain. Peut-être suis-je en train de tomber dans la gueule de l’ours ? Peut-être vais-je directement dans la tanière d’hibernation ?
Indemne et de retour au début de la boucle dont je découvre l’avertissement sur les ours, je me dis qu’il va me falloir apprendre à doser mes randonnées afin que la magie de mon imagination en ébullition ne soit pas compromise par les derniers kilomètres fatigués. Je me dis aussi qu’il il va me faudrait arrêter de marcher tout court, car cela met toujours en branle trop d’idées pour le temps qui m’est imparti dans cette courte vie.
Je reprends ainsi la route, furtivement, pour passer la nuit aux abords de la randonnée de demain, je me laisse totalement et absolument charmée par Kathleen et les frères Dalton qui la protègent de la blancheur de la lune.
A mon réveil long et récalcitrant auprès du Lac Kathleen, les vitres sont humides, la neige a recouvert maigrement le béton alentour. Je prélasse dans mon duvet bleu, dans le matin bleu du lac, à la lueur de mes mots bleus. Puis, lassée de cette humidité prégnante, je prends mon courage contre le froid pour me dégourdir le cœur dans la neige. Le soleil perce et colore magiquement la neige cristallisée, je veux en être. Je suis le champs de coton et je m’élève petit à petit pour regarder le lac d’en haut. Le chemin en perle glacée de rosée et le bleu brillant de soleil irradiant entre les voiles des montagnes sur le lac, – que je dédie à la célébration de la vie, à la mémoire de la mort en ce 11 octobre frileux – sont absolument somptueux.
Plus je monte, plus la vue se dégage, mais plus je monte et plus le sentier enneigé, et donc invisible, se montre traître. Après un long combat intérieur, il me faut renoncer. Je ne peux donc admirer le trône des rois de plus près, mais dieu que le lac est beau.


En retournant à mon campement nocturne, je fais la connaissance de mes voisins franco-québécois et nous échangeons sur nos vies pendant quelques heures, éphémères, auprès du feu dans le refuge vitré. Il semblerait que je ne sois pas la seule à vagabonder sur les routes pour comprendre le sens de la vie.
Je reprends finalement mon chemin solitaire, serpentant entre les monts si particuliers du Yukon, tantôt tendres et arrondis comme une brioche, tantôt acérés et tranchants comme une dent de loup ; cependant toujours adoucis et dessinés par la tombée de la dernière neige. Je rejoins Whitehorse dans un soleil froid, je me love dans le jaune de l’abeille de mon auberge, parfait refuge de mon âme glacée, pour manger des Mac&Cheese à la bière locale, attendant de retrouver demain un copain de lycée installé à Whitehorse.
La vie n’est-elle pas terriblement imprévisible ? Otto, dont le chemin est parfaitement indépendant du mien, surgit toujours de façon si surprenante dans les méandres de ma vie. Toujours à l’endroit où je l’attendrais le moins. Demain, c’est à l’autre bout du monde, si loin de notre chez nous originel, perdus au fin fond du Yukon où chacun de nous a décidé de s’échapper pour des raisons complètement différentes…
Au lieu d’explorer les environs comme je l’avais prévu, suspendue à Whitehorse, je passe le week-end du Thanksgiving canadien à tenter de comprendre la symbolique des rencontres furtives qui me traversent pendant deux jours, je passe le week-end du Thanksgiving canadien à regarder les heures défiler sur mon écran dans la bibliothèque enneigée. Pour une raison floue, j’ai la certitude que quelque chose de grand va m’arriver à Whitehorse !
C’est toujours ainsi, je ressens un éblouissement, je suis sûre de mon instinct, de la valeur des péripéties sur mon chemin et lorsque rien ne répond comme je le pressentais, c’est le désenchantement, c’est l’effondrement. Je veux alors dénouer les rouages, j’écoute mon cœur même quand je ne le comprends ou ne l’entends pas. J’interroge la profonde tristesse, toujours inconnue, qui cette fois-ci est née à mon départ (et peut-être même un peu avant) de la maison sur la crête bleue, qui m’a poursuivie quelques jours sur les routes, qui s’est évanouie avec la solitude mais qui se réveille à nouveau dans l’immobilité de l’abeille, dans la fièvre de mes espoirs inconnus et pourtant déçus. Je voudrais parfois que le chemin et les signes soient plus simples car je ne comprends pas bien pourquoi tout doit être aussi douloureusement brûlant tout le temps, comment des promesses simples, légères et brillantes peuvent devenir des déceptions si compliquées, lourdes et sombres. Et parce que tous mes mots noirs sur blanc ne me mènent pas bien loin sans le recul nécessaire du temps, je me propose à moi-même de reprendre mes réflexions un autre jour. Car il n’y pas toujours des réponses à trouver, si ce n’est qu’en cet instant, je me sens amèrement bordélique et fragile de l’intérieur.
Je célèbre alors mes premiers Thanksgivings canadien ; d’abord dans l’ambiance chaleureuse de mon auberge puis chez Otto, mon souvenir de lycée. J’apprends que, contrairement à l’idée reçue, Thanksgiving n’a rien à voir avec l’arrivée des premiers colons, Thanksgiving est en réalité une fête agricole. On célèbre le retour du fermier à la maison, qui n’a peut-être pas pris de douche depuis des semaines et que sa femme allait rejoindre chaque jour pour le déjeuner dans les champs. On célèbre la fin du travail agraire et les provisions collectées pour l’hiver.

Je reprends finalement la route, accompagnée d’un Irlandais de Belfast, tentant de remonter le fil des saisons passant de moins à zéro et même aux plus plus sur le thermomètre de mes vagabondages. Nous faisons un détour un peu banal par Carcross qui ressemble à un western, croisant en chemin le vert magique de l’émeraude du Yukon, et descendons presque jusqu’à un autre Alaska. Soudain, le paysage est si différent. Multiple de ses arrondis et de ses arbres noirs, sublimés par quelques touches de neige, laissant la voie libre à White Pass, incroyable et irréel. Nous suivons le cours des rivières et des lacs, de ce bleu toujours si particulier, qui se font pourtant appelées blanches comme un peu tout dans le Yukon. White River. White Horse. White Pass.
Mon cœur incompris, incompréhensible, fatigue à la fin de la journée qui s’interrompt auprès d’un dernier lac. Celui de Teslin.

Justine T.Annezo – 10-14 Oct 2019, Territoire du Yukon – GMT -7