La Colombie glacée.

Lentement éveillée dans la chaleur de la chambre du motel, je peux savourer un réveil qui n’a pas besoin de s’enfuir à cause des conditions précaires du camping en voiture, j’accomplis ainsi quelques tâches éparses avant de rejoindre les quatre roues asphaltées. Mon covoitureur irlandais et moi quittons Teslin sous la neige sur une route aléatoire, le paysage d’hier a disparu et la musique chantonne dans les oreilles. Le temps file si lentement alors que la route est monotonement blanche et nuageuse, flirtant entre le Yukon et la Colombie Britannique. Les panoramas nous sont refusés. Après avoir failli mourir à cause d’une couche de verglas invisible, à cause d’un changement de matière imprévisible, nous faisons halte à Watson Lake dont le nom est trompeur puisque le lac est invisible, remplacé par une forêt de panneaux de signalisation, attraction touristique de la ville pourtant insipide pour mes yeux aventureux.
La couche de nuages s’affine un peu plus tard, de temps en temps, offrant quelques morceaux de paysages même s’ils manquent de profondeur. Ainsi, mon enthousiasme est ravivé par un minuscule canyon dont j’ai oublié le nom, molletonné de neige, brisant la rivière bleue grise. Ainsi, mon élan reprend des couleurs à l’approche de mes deux premiers bisons, sur le bord du chemin, suivis de près ou de loin par toute une pléiade.
Après ça, le paysage reprend quelques couleurs d’automne, nous suivons Coal River ou bien Liar River, ou peut-être se sont-elles fondues l’une dans l’autre… Et je m’émerveille du dessin du courant gris entre les roches creusées. Nous atteignons finalement les sources chaudes de Liard, point final de notre journée, trop chères pour se loger, mais un régal chaud pour le cœur fatigué. Cependant, mon contentement se trouve compromis par ma bague irlandaise cuivrée par le souffre. Peut-être irrémédiable. Comme un mauvais présage. Comme un cœur brisé.
Le point final devient suspension car nous espérons une meilleure option pour dormir, plus loin sur la route… Je conduis donc plus longtemps que je ne le voudrais, croisant sur le chemin des caribous, étrangement similaires aux rennes du Père Noël, qui se délectent brièvement du soir éblouissant sur le lac Muncho que j’élis pour ma nuit. Notre longue journée s’achève à la chaleur éphémère d’un chalet montagnard. Cette nuit, je retourne à la fraîcheur de la voiture car je n’ai plus les moyens d’être riche. Je suis épuisée et ne peux pleinement dérouler la poésie de ce que j’ai admiré tout le jour.
Il me tarde demain car le lac Muncho m’a éblouie et j’en veux plus avant de dégringoler les Rocheuses du Nord Canadien.
L’aurore s’éveille avec presque les mêmes caribous qu’au crépuscule, dans la brume émerveillée du lac Muncho. Je poursuis mes errements sur le pavement de la fameuse Alcan Highway, me rapprochant irrémédiablement de mon Ouest Canadien au volant de ma belle acquisition à quatre roues, et je jette mon premier regard sur les Rocheuses. Pas vraiment mon premier puisque j’en ai vues quelques unes depuis le ciel il y a deux ans. Le paysage est si blanc du brouillard et de la neige. Je me croirais dans un autre monde fantastique, habité par des chèvres des montagnes presque souriantes.
Nous nous arrêtons pour une randonnée auprès du lac glacé, aux alentours duquel tous les arbres en eau de rosée sont givrée à mon approche. Cristal de beauté particulière que l’on pourrait penser pareille que la neige. Et pourtant. Cristal de beauté givrée. Malgré mon envie de dévaler cette poudre glacée, mon corps se met en grève, je frôle l’anémie, je voudrais vomir, je voudrais mourir. Je suis étrangement faible et si je m’éblouis, je rêve de dormir pour mille ans.
Le paysage change si drastiquement à l’entrée de Fort Nelson, c’est un étrange retour à la civilisation. De nouveau, il y a des champs. De nouveau, les gens vivent ici. Je comprends soudain la particularité du Yukon que j’ai traversé sur une unique route sans carrefour ni maison, avec pour unique compagnon la nature inviolée, le monde sauvage. C’était donc ça le Yukon hors d’atteinte et indompté. Je me rapproche ici de la société, d’une réalité plus reconnaissable.
Après un court arrêt dans cette ville un peu moche et sans charme, nous prenons la direction de Dawson Creek. Soudain luminé d’un soleil d’automne. Puis, le paysage change à nouveau mais je ne me souviens plus vraiment comment. Nous ne sommes pas encore dans les Plaines Américaines, nous ne sommes plus tout à fait dans les montagnes, colorés de beaucoup de brouillard et d’un peu de pluie. La route défile mais je ne me souviens plus. Trop occupée à raconter comment ma vie a basculé il y a un an et demi. Soudainement suffoquée par ce qui n’est pas tout à fait guéri.
Kevin, mon compagnon de voyage du moment me dit alors cette chose si simple, si bouleversante et si doucement véritable : le passé n’appartient vraiment au passé qu’à partir du moment où il ne nous est plus connecté, où il ne nous fait plus mal au présent. C’est une simple affirmation qu’il met d’abord en parallèle avec l’Histoire trop familière de l’Irlande et qui s’applique si parfaitement à mon état. C’est alors un soulagement libérateur, cette évidence m’aide à comprendre, elle me permet d’alléger la temporalité qui m’emprisonne souvent. Kevin me partage quelques autres vérités éparses, qui répondent invisiblement à mes pensées laissées en suspend à Whitehorse, qui me dirigent surprenamment vers de nouvelles idées pour mon futur.
Puis, soudainement encore une fois, nous perçons plus près des nuages, plus près des cieux. Je devine de nouveaux morceaux de Rocheuses au loin. Le soleil brille pleinement pour ma première fois depuis longtemps, pour disparaître si vite dans la nuit.
Nous passons la nuit au Motel 6 de Fort St John et je me réveille dans un grand soleil à nouveau. Cette fois-ci, nous sommes véritablement au pays des plaines. Les champs gigantesques se succèdent, vert brillant de lumière, dorés des rouleaux de foin souvent, pâturés par des élevage de cerfs parfois. J’avais oublié la couleur du vert, j’avais oublié les couleurs rougissantes de l’automne. Le paysage est plat, les seules éminences sont dans les nuages ou parfois dans la colline qui nous dégringole d’un champ à l’autre. Et toutes les palettes de couleur sont de retour. Même les bleus du ciel sont changeants. C’est tellement jaune et chaud que c’est presque l’été.
A l’approche de Grand-Cache, l’usine de charbon est magnifiquement grandiose dans la crevasse. Je n’aurais jamais cru pouvoir m’émouvoir d’une usine et pourtant, la noirceur du paysage soudain, traversé par une autre rivière bleue glacée, suspend mon souffle. En haut de Grand Cache, il fait froid à nouveau, l’on aperçoit les Rocheuses qui nous longent, qui tranchent avec la prairie qui nous traverse. Le paysage est de nouveau bouleversé.
Nous avons changé d’heure mais je ne le remarque pas. Mais je ne le sais même pas. Mes connaissances ne se connectent pas entre elle et je ne réalise pas que si nous sommes si près des Rocheuses Canadiennes, cela signifie aussi que nous sommes à l’heure des Rocheuses Américaines, donc une heure plus tard que je ne le penserais.
Je serai en retard pour ma prochaine destination. Mais la magnifique descente sur Jasper pour me séparer de mon compagnon irlandais vaut le détour, même si elle est infinie. Que c’est beau dans le crépuscule. Le nuage éclairé qui se reflète en miroir. L’ours noir sur le bas côté. Tous ces lacs magnifiques et géants au creux des montagnes où le vert des arbres est toujours là. Puissant et foncé. Le ciel du soir. C’est beau mais je n’ai presque pas le temps. Que j’ai hâte d’en voir plus.
J’atteins finalement le ranch immense de mes dix prochains jours dans le noir. Vagabonde dans le vaste continent américain, j’ai pleinement savouré cette possibilité de vivre le rêve du road trip américain, nourrissant mes récits d’exploratrice. Je suis heureuse de m’arrêter pour plusieurs jours, mon cœur a soif de repos, mon âme a faim d’aventures.

Justine T.Annezo – 15-17 Oct 2019, Colombie Britannique – GMT -7