
Je rejoins la vie par la marche, suivant les échoppes qui se préparent pour le chaland : la vie commence quand personne ne regarde. Les travailleurs s’interpellent dans toutes les langues à travers les salles désertes, nettoient la vie de la veille pour commencer un nouveau jour, neuf et brillant. Je prends le temps de flâner comme si j’avais la vie devant moi dans cette ville. Je prends le temps de me prendre un coup de soleil aux couleurs de mon écriture dans un parc. Je fais la paix avec moi-même. Toronto me plaît bien et je me dis peut-être. Ça fait bien longtemps que je ne me suis pas sentie si légère. Je ne m’y attendais pas, je ne pensais rien trouver là et pourtant… J’ai été saisie malgré moi, malgré ma tourmente intérieure. C’est vrai que Toronto n’est pas très jolie, juste comme on me l’a dit. Mais, après tout, on ne choisit pas de qui, d’où ou de quoi, on tombe amoureux. Ça se fait comme ça, sans y penser. Et je suis en train de tomber amoureuse de Toronto comme on respire à chaque seconde. Sans réfléchir. Ici, je me sens fourmiller d’envies. Ici, je vois un futur apparaître et illuminer mes idées noires. Parfois dans la vie, c’est le lieu qui nous choisit plus que le contraire. Je suis au bon endroit de cette minute pour recommencer, pour essayer.
J’aime regarder de nouveaux nuages se refléter dans les vitres de nouveaux gratte-ciel, comme si soudain, ces géants de glace se mouvaient dans l’espace et perdaient de leur rigidité. Si ces bétons armés se mettent en mouvement, pourquoi pas moi ? Je sens mon énergie renaître, je me sens presque prête à affronter les joies et les peines, les réussites et les obstacles. Le « oui mais » ne me fait plus peur. Ce ne sera peut-être pas tous les jours simples mais c’est l’endroit où je me sens prête à réessayer.
J’aime les eaux du lac Ontario qui reflètent les gratte-ciel qui font bouger les nuages d’un côté et abritent quelques havres de paix aux couleurs de la Louisiane de l’autre, sur les îles de Toronto. Le petit pont de Ward’s à Algonquin’s Island traversant une eau stagnante remplie de lentilles d’eau, le soleil éclairant le paysage d’une teinte orangée, ça ressemble à ma Louisiane imaginée. Ne manque plus que les crocos.
Je marche sans relâche afin de m’approprier ma Terre-Neuve, afin que mes pas emmagasinent suffisamment de bonheur pour mon cœur. J’aime la grandeur géante qui m’entoure. J’aime passer des gratte-ciel immenses aux maisons victoriennes, sans transition. J’aime le bruit du vieux nouveau tramway qui sillonne la ville. Mon cœur a besoin de nouveautés plus grandes que moi et la capitale de l’Ontario m’offre ses trésors cachés. Je traverse la ville de West Queen West Street à Greek Town, en passant par The Old Distellery et Cabbagetown, afin de trouver le parfait abri à mes écrits et mon corps ensoleillé.
Et il est déjà l’heure de partir, l’heure d’un nouveau voyage en bus mais avant, je me recharge de chaque lumière de Toronto. Je reprends Dundas Street en chemin inverse et ça pourrait être une autre ville tant la rue n’est plus là même en cette nuit de Labour Day. Je me tiens debout au milieu de Yonge-Dundas Square, une place sale éclairée par les écrans géants où s’entassent sur les bancs sans-abris et communs des mortels, et sans savoir vraiment pourquoi, je me sens invincible. C’est la place qui ne dort jamais, c’est le recueil de toutes les âmes esseulées, c’est la croisée des chemins, c’est le moment où je décide de quitter la lumière hypnotique pour commencer ma vraie vie, pour reprendre mes mots et ma route en main. Ce soir, une autre salle d’attente de bus miteuse m’attend, un autre trajet du pauvre, et pourtant mes yeux sont pleins des lumières tapageuses et irréelles.
Peut-être que Toronto a seulement un goût de nostalgie joyeuse, mais je m’y sens en sécurité, protégée de moi-même et de mon passé. Peut-être que Toronto me rappelle seulement un moment de ma vie où j’ai été heureuse. Peut-être que Toronto n’est pas un début mais une fin. Peut-être que Toronto n’est là que pour m’aider à guérir. Peut-être, peut-être…. Mais ça me fait du bien, même l’espace d’un court instant, de respirer à nouveau.
Après quelques jours québécois, mes vagabondages canadiens me ramènent bien vite à Toronto afin de la voir s’illuminer aux couleurs du Festival du Film, afin de sentir le baseball et le cinéma se partager la ville et mon cœur. Après six heures à sentir le soleil déjà froid à travers la vitre, j’arrive en Terre Promise. Mes pas me mènent vers le village du TIFF, plus vivant que ma tourmente, où je rejoins la foule serrée autour du tapis rouge. Personne ne sait qui on attend mais tout le monde se regroupe. Pour se donner la sensation d’appartenir à quelque chose ? Les gens se parlent entre inconnus, riant de leurs bêtises communes à tous se réunir sans vraiment savoir pourquoi. Je crois rencontrer Robert sur le tapis rouge mais c’était en fait John C. Reilly, et je vois pour sûr Jake et Joachim me faire coucou de la main. Je marche même sur le même trottoir pluvieux que Gael Garcia Bernal, mon amour de mes quatorze ans, alors que je vais voir un film sud-africain qui parle de l’apartheid dans un cinéma canadien où je rencontre des productrices namibiennes. C’est beau la magie du cinéma, ça réunit tous les gens de la Terre au même endroit, à la même minute.
Le geai bleu vient un autre jour chanter à mon oreille, m’appelant à arpenter d’autres rues venteuses. La ville a déjà mis son manteau d’automne. Il n’y a pas de demi-saison au Canada et c’est même pire que ça : il n’y a pas de transition. Quand je pense que je suais larmes et sang sous un ciel lourd de pluie la semaine dernière ! Aujourd’hui, le ciel est gris et le vent est froid, j’ai bien perdu quinze degrés depuis dimanche dernier. Je poursuis la mélodie de l’Oiseau Bleu pour revenir à la vie, pour me mêler aux autres humains qui marchent sur la même Terre que moi. Je remets mon cœur américain en bandoulière, je vais au bout de mon envie et j’achète à l’arrachée des billets à la sauvette pour le match de baseball des Blue Jays de Toronto. Je voudrais me sentir appartenir à l’humanité pour quelques instants. Je voudrais connaître les bonheurs simples qui animent le stade azuré alors que l’équipe locale bat les Indians de Cleveland au Rogers Center : le mouvement de la mer à travers les bras des supporters, un cri de victoire, une belle action qui créé l’enthousiasme. Mon cœur a de nouveau seize ans et je vois les rues mêler supporters de baseball et fans de cinéma, ils se croisent mais ne se reconnaissent pas vraiment. Alors que leurs âmes ont la même nature, elles l’expriment seulement dans un domaine différent.


Je quitte Toronto une fois de plus. Mon séjour s’achève sur une journée de pluie travailleuse et je suis heureuse de voir la ville quand personne ne la regarde. Alors que l’été s’échappe et que les citoyens de la ville reprennent leur cité, Toronto n’est plus en vacances. La CN Tower s’est fondue dans la brume au cours de la journée et je regarde les gratte-ciel disparaître dans les nuages et la nuit, ou bien serait-ce la pluie ? Je ne sais plus quelles nuées s’amoncellent au sommet de Dowtown. Je fais un dernier tour sur les trottoirs pluvieux pour savourer ma sérénité retrouvée et je suis heureuse de marcher dans la ville sans ses charmes estivaux, dans le vent et le frais.
Septembre 2018
Si cet article vous a plu, je vous invite à lire la dernière partie de mes carnets de voyage canadiens