Vacances Romaines – Jour 4

De l’infiniment petit à l’infiniment grand.

Aujourd’hui encore, la Dolce Vita se joue de moi. Toute action prend son temps et apprend la patience. Les minutes romaines ne sont pas les mêmes qu’ailleurs.

Tant mieux, car je me plais de plus en plus à me laisser déambuler par les méandres étroites du centre ombragé. Frôlée par l’ocre des façades verdoyantes. Glissée par le pavement ténébreux et lisse. Suspendue sur la mousse de mon cappuccino. J’observe Rome vivre au fil des siècles. J’admire les Romains être maîtres insouciants de leur ville éternelle.

J’épouse le tracé hasardeux des petites viccole que l’on pourrait croire obstruées et qui dissimulent en réalité des passages secrets entre le passé et le présent. J’ai fait le musée de plein vent à mon arrivée pour en apprendre plus sur les ruines de l’Empire quand il m’aurait suffi d’entreprendre immédiatement mes vagabondages sans véritables buts. Les vieilles pierres rouges et brisées, jaunies et sales, sont partout ; elles s’initient aux endroits les plus improbables. Ce sont elles qui soutiennent le blanc immaculé du Palais de Vittorio Emmanuel II, le père de l’Italie moderne. Ce sont elles qui s’offrent depuis les balcons du monde d’aujourd’hui et émergent en colonnes. Ce sont elles qui, façades abîmées mais souvenir d’un si grand prestige, obélisques salies mais dont les hiéroglyphes seraient une histoire fascinante, arches triomphales mais dont on a oublié les honneurs, s’intègrent au paysage de l’architecture de la Renaissance. C’est l’Histoire ancienne qui vient encourager la nouvelle noblesse, c’est la première Histoire qui vient trancher la première Révolution ; créant une forme de continuité dans laquelle Rome n’est pas Impératrice de jadis, Rome n’est pas Révolutionnaire d’antan, Rome n’est pas Papale de naguère, Rome n’est pas Corrompue d’aujourd’hui. Rome est un tout sur lequel les couches de l’Histoire se superposent littéralement.
Rome est la trace physique et palpable du patrimoine que nos ancêtres universels nous ont laissés. Des panthéons, des coupoles, des temples. Et nous ? Que restera-t-il de nous après nous ? Que trouvera-t-on de nous dans deux millénaires ? Des chewing-gums encore si loin de la décomposition ? Des containers scellés emplis de nos déchets radioactifs ? Et c’est encore être optimiste, car il est plus probable qu’il ne reste même plus une Terre en souvenir…

Et je poursuis les labyrinthiques ruelles entrelacées qui me déversent finalement et aveuglément sur des piazze gigantesques à obélisque ou fontaine ou les deux. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, c’est soudain le marbre éclatant qui rayonne en plein soleil, ce sont soudain des bâtisses imposantes qui offrent leurs façades austères ou luxuriantes ; et l’on se sent aussi minuscule que l’on se sentait immense. Et l’on se sent aussi bouleversé que l’on se sentait rocambolesque.

Et tout aussi soudainement que cet éclatement foudroyant, alors que je pénètre l’antre sacrée d’une église, je comprends pourquoi la Dolce Vita s’est jouée de moi aujourdh’ui encore. Il fallait que je sois à 12h04 sous la prodigieuse coupole de l’église Sant’Agnese in Agone.
Cela fait des jours que je suis en quête de mon émerveillement, qu’il me prend par petite touche, là où je ne l’attends pas. Qu’il s’insinue entre les pierres les plus humbles. Qu’il ne s’offre pas immédiat et évident devant les murs que tout le monde révère. Et là, soudain, ces émotions parcimonieusement distillées me frappent de plein fouet, me submergent, me torturent, me fascinent. Alors que mes yeux se tendent presque tête en bas pour admirer la fabuleuse coupole sur laquelle les fresques d’une autre époque ont été peintes à bout de bras…
A cette minute, figée sous le ciel suspendu des peintres de la Renaissance, abasourdie par les couleurs chatoyantes des génies de la peinture, l’émotion de Filippo Lippi, l’homme de Dieu et d’art qui décida d’offrir son cœur à une nonne, et celle de Sandro Botticelli qui aimait l’homme et la femme de façon universelle, s’impose à mon âme. Cette émotion trouble que je me souviens avoir ressentie en lisant les romans de leurs vies dans une autre des miennes. Il y était question d’art et d’amour comme toujours. De Muses et de Pygmalion. De libertés et d’inconvenances.
Et devant les lignes de ces mains inconnues, quelque chose m’avait transpercée dans une partie toute aussi inconnue de moi-même. Cette exacte même émotion indescriptible qu’à cette minute, à 12h04, sous la Coupole de l’église Sant’Agnese in Agone. Cette même déferlante dont il me faut absolument m’extraire afin qu’elle ne s’étale pas en place publique sous les cieux grandioses.

Je m’offre donc aveugle en plein soleil blanc sur l’infiniment grande piazza, je me réfugie dans l’absence de cohue estivale, une larme coincée dans la gorge, jusqu’à me laisser guider par les infiniment petites viccole romaines vers le musée. Je suis profondément troublée par cette sensation que je ne comprends pas, qui ne m’appartiendrait presque pas et qui ne m’abandonne pas plus tard sous d’autres voûtes profanes, au cœur d’autres temples païens. Je pense qu’il s’agit de cet émerveillement tant refoulé, je pense qu’il s’agit de quelque chose de plus grand que moi. Je ne sais si c’est Rome ou ce qu’elle représente, je ne sais si c’est l’art ou ce qu’il cherche à dire. Je suis intriguée. Bouleversée. Renversée.

De l’infiniment petit à l’infiniment grand, Rome ne fait définitivement pas dans la dentelle pour se faire entendre lorsque mon âme résiste ou que mon cœur fait le rebelle face à ses merveilles.

Piazza del Popolo

Justine T.Annezo –20 août 2020, Centro Storico [Rome] – GMT+2


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