Vacances Romaines – Jour 3

Anita.

Son enfant sous le bras, à bout de souffle mais pas à court de bravoure, Anita galopait comme si elle volait. Elle galopait pour la survie de son enfant, pour sa propre immortalité ; elle galopait pour la liberté de ce peuple qui n’était pas le sien mais qu’elle avait adopté comme frère car, après tout, n’étaient-ils pas tous citoyens du monde luttant pour une même liberté indivisible. La fleur au fusil et le pistolet bien armé, elle filait au devant. Au devant de son destin, au devant de son mari.

Rien ne s’est passé comme prévu, je me serais presque perdue…

La dolce vita m’envahit enfin, je la laisse faire plutôt que de tenter de la comprendre. Et je me retrouve bientôt au sommet de la colline du Janicule qui m’offre une vue époustouflante sur les dômes romains. Je m’amuse à les reconnaître… Le blanc de l’église de la Trinité-des-Monts au sommet des escaliers de la Piazza di Spagna m’éblouit jusqu’ici. Wouah, les ruines sur la colline Palatine sont-elles véritablement si gigantesques ? Tiens, je ne vois pas l’obélisque de la Piazza del Popolo, elle me paraissait pourtant si grande hier vue depuis la terrasse des Jardins Borghese…

Mais la colline du Janicule – qui, par un curieux calcul mathématique, serait en fait la huitième de Rome et ne ferait donc pas partie des sept qui ont donné son surnom à la ville éternelle – porte surtout en elle tant de symboles que j’en ai la tête qui tourne. Je ne sais plus à la santé de qui boire et Dieu sait que j’ai l’Apérol facile maintenant que je me suis accoutumée à son amertume. Pour certains, le cap des trente ans fut la naissance d’une dépendance indéfectible pour le café et bien moi, il semblerait que ce fut le Spritz… Chacun son merveilleux poison !

Mais reprenons ces énigmes symboliques… J’en ai la tête qui tourne et je promets que ce ne sont pas encore les effets de l’Apérol. Alors commençons par le début, remontons les racines, traçons les origines.

Janicule. Gianicolo. Dérivé de Janus. Ou Giano. Le Dieu romain aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre tourné vers le futur. Le Dieu des commencements et des fins. Le Dieu des choix et des passages. Le Dieu qui veille aux portes du ciel avec l’aimable cortège des heures. Le Dieu sans lequel Jupiter ne peut ni entrer ni sortir. Mais surtout, et cette exception démontre sa valeur toute particulière, l’unique Dieu qui ne trouve pas de compère dans la mythologie grecque. Il est le privilège de l’émancipation romaine. C’est donc tout naturellement lui qui commence la fin de l’année en Janvier – Gennaio – sur le calendrier romain de l’époque pompilienne.

Janus se montre si à propos alors que je commence à finir. Ou que je finis de commencer, je ne sais plus. Ce nouveau cycle-chapitre-tome-épisode-périple-épopée de ma vie de mortelle… Ainsi, ce soir je ne bois plus en l’honneur de Bacchus, j’honore humblement Janus ? Et m’ennorgueillant de la poésie d’Ovide, je le loue en secret :
Dieu à double visage,
c’est de toi que part l’année pour s’écouler sans bruit ;
toi qui, sans tourner la tête, vois ce que nul autre dieu ne peut voir,
montre-toi propice aux étoiles dont l’active sollicitude donne le repos à l’Océan et la sécurité à la Terre, qui nous prodigue ses trésors ;
montre-toi propice à mes rêves inconnus et indicibles,
et, d’un signe, illumine le chemin vers mon nouveau commencement.

Mais est-ce bien à toi que je bois, Janus ? Car un mortel veille sur moi dans mon dos. Ou bien est-ce le contraire ? Ce Garibaldi qui sonne comme une station de métro parisienne et qui fut pourtant bien plus que ça pour la France. Empreint de ses idéaux révolutionnaires et universels, trop malheureux de penser que des Républicains puissent lutter sans lui, ils se battit aux côtés des Français pour établir la IIIème République après la défaite face à la Prusse.

Alors serait-ce une gorgée à la mémoire de ce compatriote révolutionnaire qui m’enivre ? En plus de la rasade que je viens de prendre pour Janus ?
Ô toi l’homme sans pays mais dont la patrie était si farouche en ton cœur
Ô toi le combattant qui brandissait tous les drapeaux, quelles que soient leurs couleurs, à condition que le mot Liberté y soit gravé
Puisses tu nous insuffler de ton insolence et de ta clairvoyance
Puisse tu nous inspirer de la bravoure et de l’amour
Afin que nous affranchissions nos peurs fabriquées par leur grandiloquence
Afin que nous regagnions les libertés dont on nous ampute au nom de l’ignorance

Mais j’entends une rime féminine qui cavalcade au grand galop. Qui vient revendiquer sa victoire face aux deux figures masculines de mes premiers discours. Et elle s’impose sans combat à mon cœur et à mon verre.

Anita, chère Anita… C’est donc à toi que je lève mon verre bien haut alors que tu montes sur tes grands chevaux. Mais où cours-tu comme ça avec ton enfant sous le bras ? Laisse moi le temps de composer ta turbulente oraison. Mais où cours-tu, Anita ?

La fleur au fusil et le pistolet bien armé, elle filait au devant. Au devant de son destin, au devant de son mari.
Capturée pour la deuxième fois pendant cette Guerre Farroupilha, Anita fuyait son bourreau. Son temperament farouche et son esprit rusé lui avait encore une fois permis d’en réchapper, mais qu’en serait-il de la prochaine…? Nul besoin d’y penser pour l’heure. Sauver la vie de son charmant Menotti, ce petit être encore innocent, et rejoindre son époux, tel était son unique dessein.
Ah son époux… Cet homme si parfaitement fait à sa mesure avec lequel elle assistait toutes les revolutions sud-américaines auxquelles ils croyaient. Cet homme si passionné à qui elle avait appris à cavaler alors qu’il lui avait appris à tirer. Elle était tout de suite tombée amoureuse de ce bel italien exilé à l’esprit combattant, elle avait instinctivement compris toutes les luttes libertaires qu’ils pourraient mener côte à côte. Et c’est ce qu’ils étaient en train de faire… Ils s’étaient rencontrés « chez elle » mais combien avait elle voyagé depuis pour répandre l’impertinence !
Ses souvenirs l’accompagnaient comme une envie de vivre, comme une envie d’être absolument. Elle était bel et bien en train d’en réchapper, mais qu’en serait-il la prochaine fois…? Elle ne le savait pas, elle ne pouvait que le craindre et le présager ; la prochaine fois, elle n’en reviendrait pas.
La prochaine fois, ce serait si loin de sa patrie mais si près de celle de son mari. Car, même exilé et révolutionnaire de tout pays, Giuseppe n’avait jamais pas oublié les chants libertaires de sa Nation en devenir.
La prochaine fois, exaltés de tant de peuples à affranchir, les deux amants insurgés traverseraient l’Atlantique avec leur enfant et assisteraient allègres à la proclamation de la République Romaine. Mais la prochaine fois, la colline du Janicule, dernier rempart des Républicains, serait vaincue par les soldats du Pape. Mais la prochaine fois, les puissances franco-autrichiennes gourmandes envahiraient Rome…. La République et l’Unité italiennes seraient de si courte et amère durée.
La prochaine fois, le couple serait obligé de fuir à nouveau, se réfugiant dans une autre République auto-proclamée. Celle de Saint Marc à Venise. La prochaine fois, la ville insurrectionnelle serait bien-sûr la cible des troupes autrichiennes et Anita, porteuse d’une vie à venir, deviendrait la malheureuse sacrifiée de sa propre profession de foi pour la liberté. La prochaine fois, traquée par l’ennemi comme une dangereuse habitude, bien que prompte à cavaler au côté de son mari, l’état fiévreux et fragile de la jeune femme l’obligerait à se cacher en toute hâte dans une ferme de Ravenne où elle mourrait à 27 ans de la fièvre typhoïde.
C’était ainsi, elle ne le savait pas, elle ne pouvait que le craindre et le présager ; la prochaine fois, elle n’en reviendrait pas… Mais pour l’heure, elle cavalait comme une envie de vivre, comme une envie d’être absolument.

Oui c’est décidé, cette dernière lampée, elle est pour toi Anita. Cours ! Galope au-devant de cette liberté pour laquelle tu mourras. Je me souviens de toi. Et les autres aussi, ils te chantent Bella Ciao, ils te fredonnent au revoir. Cours ! Galope au devant de cette mort qui dansera Libertà. Et viens te reposer sur la colline, toi, LA femme révolutionnaire de ton époque. Viens te reposer sur la montagne à l’ombre de la fleur du partisan.

A la tienne chère Anita… A la tienne et Bella Ciao !

Anita
Gira la vita che, la poi girà
Ce porterai la libertà
Che canterai
Insieme a noi
E voleremo via co’ te
*

Chanson d’Amadeo Minghi

* Anita, la vie tourne et tourne encore. Tu nous apporteras la liberté, que tu chanteras en chœur avec nous. Et on s’envolera avec toi.

Justine T.Annezo – 19 août 2020, Parco del Gianicolo [Rome] – GMT+2


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