Ombre et Lumière.

A Flore.
Depuis quelques années, si mes vagabondages m’envolent vers l’Italie, je me mets en quête des tableaux d’Artemisia Gentileschi. Je veux voir en grandeur nature ces oeuvres dont la maîtrise tournait à l’obsession, je veux respirer les couleurs qu’elles s’appliquaient à nuancer avec passion, je veux m’imprégner de ces histoires auxquelles elle a violemment et très charnellement données corps.
Pourtant, la plupart du temps, comme aujourd’hui par exemple, où je me livre au hasard d’une exposition caravagiste entre les murs du Palazzo Barberini, je ne suis jamais sûre que mes souhaits seront exhaussés. La dernière fois, à Naples, je savais que Samson et Dalila m’attendaient ; mais aujourd’hui, je me laisse aller éblouie, mon espoir toujours ardent de rencontrer ma peintre fétiche.
Et je glane un premier indice alors que l’ange de Saint François d’Assise tracé de la main d’Orazio donne raison à mes hasards. Si le père est ici, la fille n’est pas loin… Je la perçois avant de la regarder, je tourne à l’angle et je sais que c’est elle qui m’observe de son œil malicieux. Je suis heureuse comme une enfant, j’en rirais à gorge déployée si mon masque ne me muselait pas, j’en danserais de joie si je ne craignais pas de passer pour folle.
A la place, je la contemple infiniment. J’apprécie la douceur de ce tableau. Je me souviens que c’est la femme mûre et amoureuse qui l’a peint, que l’homme à la moustache pourrait être Simon Vouet à qui elle envoyait des lettres d’amour enflammées, pour qui elle se consumait de désir, à tel point qu’elle avait irrationnellement peur d’en perdre son art. Car c’est bien cela qui m’a rapprochée de l’âme torturée d’Artemisia la première fois, nous partagions cette même angoisse insensée et insidieuse qu’il nous faudrait toujours faire un choix, entre l’amour et l’art, entre le bonheur et le talent, entre la passion et la réalité.
Couleur et coup de pinceau, rien d’autre, ombre et lumière, le reste est accessoire
Artemisia, Flore Egal et Justine T.Annezo
Couleur et coup de pinceau, neuf couleurs pures au maximum
Couleur et coup de pinceau, le sentiment a une couleur
Rouge la violence, la passion
Couleur et coup de pinceau oui, mettre l’accent sur le visage et les yeux et le fond plutôt paisible
Couleur et coup de pinceau, bien disposer les couleurs sur la palette
Jaune doré la grandeur d’âme
Les teintes claires près du pouce les plus foncée vers le bas
Bleu la puissance
Couleur et Coup de pinceau, bien choisir la couleur, oui, le sentiment a une couleur
Vert Celadon un amour non déclaré… des hommes noyés dans l’eau d’un marécage intérieur
Pour que quelque chose soit vu de loin il faut jouer sur le rouge et le jaune
Jaune la trahison
Couleur et coup de pinceau, rien d’autre, ombre et lumière, le reste est accessoire
Mais à l’époque, je me sentais peut-être encore plus proche de l’artiste adolescente qu’elle était, de celle qui avait tout à prouver, qui ne cherchait qu’à s’affranchir. Des convenances. De son père. De la société. De son carcan de femme.
Artemisia n’aspirait pas au divin, elle voulait donner un visage aux mythes. Elle brûlait de crier au monde sa propre vérité, la coucher sur la toile. Le sang, la boue, les cris, les larmes. Elle abandonnât le divin, la grâce des tableaux bibliques, pour retourner à la chair. Seule la vérité comptait. Elle défia les autres peintres, son père, Dieu lui-même, en rendant à toutes ces allégories leur corps, leur réalité, la trivialité de leur vérité.
Artemisia était un être de passion et je pense que j’aurais voulu avoir le courage d’être aussi furieuse qu’elle. Mais puisque j’étais plus sage, j’ai fait appel à des mains amies pour en tracer avec elles le récit théâtral.
Et alors que ce portrait me dévisage et déshabille mon passé, je me souviens brusquement qu’Artemisia est née à Rome. C’est ici que tout a commencé. C’est là que sa vie de femme et d’artiste a été prédéfinie. Par son père. Par son violeur. Par son amant. C’est ici qu’elle a sublimé le traumatisme de son corps en prenant les traits de Suzanne harcelée par les deux vieillards. C’est ici qu’elle a repris possession de son destin par l’émasculation de son tyran avec l’épée bleue – d’un bleu si particulier – de Judith face à Holopherne. Je voudrais me rappeler de la viccole où tout a commencé afin d’aller la visiter et tenter de saisir un souvenir, mais c’est beaucoup trop loin dans ma mémoire.
A la place, je contemple la couleur safran de son étole. Le jaune de la robe de sa mère qu’elle avait tant de mal à reproduire en peinture, comme si elle était en train de la trahir. Je me sens envahie par la même lumière chaude et calme que celle dont elle s’est parée sur la toile. Je sentirais presque l’odeur d’ambre que nous écrivions à quatre mains.
A la place, je savoure cette concordance d’humeur. Même si Artemisia fut torturée par le doute toute sa vie – mais quel artiste, quel humain, ne l’est pas ? -, nous nous rejoignions ici à un point de convergence. Nous nous faisons face au plus paisible de ce que nous sommes. Nous ne sommes plus furieuses ni revendicatrices ; nous sommes, simplement. Dans la nudité de votre vérité crue. Dans l’humilité de notre art incertain. Dans l’amour inconditionnel de notre présent.

Justine T.Annezo –21 août 2020, Palazzo Barberini [Rome] – GMT+2