Vacances Romaines – Jour 9

La vie de quartier.

Les quartiers romains ont la vie molle sur la dernière quinzaine d’août. Ceux qui s’ébahissent en dehors du centro città. Ceux qui dessinent la véritable âme romaine. Ceux qui fourmillent de Bella ciao. Les rues sont désertées, les devantures se sont parées de leurs rideaux de fer. Réouverture dans trois jours, dans une semaine. En attendant, les murs chauds sommeillent. Les Romains sont partis à la mer, à la montagne. En Toscane ou en Espagne. Ils ont tenté de se défaire de la chaleur estivale dans un vent marin ou une ville en grège. Les rues sont désertées, les loupiottes s’illuminent auprès des terrasses abandonnées.

Et pourtant, je saisis quelques vérités de la vita romana. Je peux me faire une idée de ce qui animent la ville en plein septembre, là où les touristes s’oublient et se perdent.

Alors que le claquement de ma sandale résonnent entre les pavés piétons de la Via Pigneto, que les quelques terrasses éparses rougissent de quelques Spritz, j’entends le bruit de l’Italie. J’entends les histoires de ces quartiers en dehors du papier glacé. C’est parfois un charabia masqué mais les gens qui restent sont ceux qui ont eu le culot de partir en vacances au mois de juillet, ceux qui se crèveraient les yeux plutôt que de quitter Rome ou ceux, plus communs, qui ne peuvent tout simplement pas partir. Manque de temps. Manque d’argent. Et n’oublions pas que nous sommes sur le fil d’une ère étrange… Alors cet été à Rome n’est pas comme tous les autres d’avant.

Ainsi, quelques Romains sont encore là pour me démontrer Rome, cette autre Rome, salissante et vivante. Ainsi, quelques romains sont encore là pour se laisser brosser le portrait par ma poésie maladroite. Nous sommes une enfilade de gens seuls attablés sur le bord de notre bol de chips. En d’autres temps, peut-être nous serions-nous parlés. Mais l’époque est masquée. Esseulée. Et je sens trop la fragilité de mon langage – l’alcool ne m’ayant pas encore délié la langue – pour entreprendre mes rencontres cosmopolites. J’écoute le bruit de ce silence bruyant. Je m’abandonne au calme des quartiers, loin de la foule déchaînée.

Et curieuse et vagabonde, je m’aventure dans d’autres morceaux choisis et authentiques. Je découvre Certossa de nuit et son défilé de maisons basses, comme si je n’étais plus à Rome mais sur une place de village sarde. Je suis éblouie sans grand chambardement par les néons de Centrocello où quelques trésors de cafés à thème s’enchantent entre deux barres d’immeubles. Mais surtout, ô surtout, je tombe amoureuse de Garbatella…

Pourquoi celui-ci plus qu’un autre ? Sont-ce les vêtements aux fenêtres ? Ou bien les façades colorées des petites maisons de quartier ? Ou encore l’escalier d’entrée qui me rappelle le Free Derry Corner ? Je ne sais. En tout cas, je m’y sens bien. Simplement.
Nani Moreti ils ont dit ? Les rues ont le charme simple du peuple et d’anciennes demeures qui commencent à se décrépir mais gardent pourtant un je ne sais quoi… Grâce à leurs couleurs ? Grâce à leur jardin de fleurs ?
Alors entre de vieux containers qui ont le goût de ma blanche, je prends d’assaut la première terrasse de café venue, donnant le signal à tous les autres Romains du quartier, avant d’abandonner l’émotion d’une terrasse vide qui se remplit de vie un soir comme un autre pour me régaler de quelques parts de pizzas al taglio.

Lupa

Et quand je ne joue pas à la romaine endimanchée, suspendue aux glaçons orangés de la Via Pigneto, amoureuse de la bière blanche de Garbatella, je fais la Romaine de souche à l’abri du magnolia dans « ma » minuscule cour intérieure, au bruit du ronron de Luppa, l’hôtesse de mes périples italiens, celle qui m’a appelée ici de son feulement de louve. Lupa, ce n’est pas peu dire, m’imagine Remus et Romulus, elle m’indéfinit la légende de sa ville entre deux caresses.

Lupa, comme tous les chats aux sept vies, portent les mémoires de l’univers. En d’autres temps, en d’autres peaux, Lupa recueillit les jumeaux abandonnés qui fondèrent la ville. Reniés par leurs parents divins, à l’ombre d’un figuier sauvage, à l’entrée de la grotte du Lupercal, le pivert paternel veillait sur eux pendant que Lupa la tigresse nourrissait les deux bambins jusqu’à ce qu’ils soient prêts à accomplir leur destin fratricide. Tout ça pour un nom et quelques faucons ! Qui de Remus ou Romulus, que les Hommes sont bêtes… Qui de Remus ou Romulus, que les Hommes sont cruels…

Mais heureusement, Lupa me regarde avec ses yeux pleins d’amour, avec ses moustaches pleines de sagesse, reconnaissante de notre compagnonnage éphémère. Lupa m’observe au bruit des mes doigts sur mes histoires infinies et je me sens romaine jusqu’au bout des sandales. J’ai été de sa vie de chat pendant dix jours, j’ai été de cette vie de quartier aoûtien pendant deux semaines et je me suis laissée charmer par l’autre vie romaine que celle que Romulus a construite dans le sang de son frère, que celle que les cartes postales étalent en noir et blanc dans le reflet de ses fontaines.

Certosa

Mon été romain touche à sa fin et j’ai cette sensation sublime d’avoir totalement appartenu à la ville au cours de mes nombreuses heures voyageuses. Non pas parce que j’ai tenté d’en arpenter chaque centimètre carré, mais parce que, justement, je n’en ai pas tout vu, parce que j’ai eu la possibilité de ne rien faire, absolument rien, écrasée comme toute Romaine par la chaleur de fin d’été.

J’ai cette sensation splendide d’avoir été dessinée par la ville et la vie molle de ses quartiers modestes.

Et les yeux de chat de sa louve Lupa.

Justine T.Annezo – 25 août 2020, Garbatella – GMT+2


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