La voyageuse au-dessus de la mer de nuage

A Sélène

Après un samedi de canicule à près de 40° C, dimanche était gris. De ce gris souris qui tire vers le blanc et dont on ne saurait dire s’il va colorer l’entière journée ou bien seulement le matin incertain et éphémère. L’air étouffant de la veille s’était allégé, encore emprunt de l’humidité de la nuit ; ou bien était-ce uniquement le privilège de la campagne ? Quoiqu’il en soit, la randonnée en montagne apparue comme seul havre de fraîcheur la veille était nettement moins attrayante au réveil. J’aurais préféré m’alanguir de paresse dans ce Celsius profitable… Mais l’engagement était pris et, comme nous le martela si bien ma collègue de randonnée, il faut parfois se faire violence, aller contre sa propre nature flâneuse, pour rencontrer la Montagne.

Je me fis donc violence et pris la route, accompagnée de mon seul et unique frère et de ma collègue susmentionnée, vers les Pyrénées Ariègeoises.

Et, pour être tout à fait honnête, la météo en chemin ne fut pas pour me convaincre que nous avions pris la bonne décision en nous faisant violence. Un crachin digne de la Normandie balayait le pare-brise, gelant télépathiquement et par avance la tenue estivale sélectionnée pour cette randonnée toute aussi estivale. Nous franchissions des portes intergalactiques alors que nous escaladions les cols à quatre roues, mais rien n’y faisait, l’Ariège était coincée dans une bulle météorologique que j’aurais presque été soulagée d’échanger contre la chape de chaleur de la veille.

Irlande

Ainsi, lorsque nous arrivions au Col de la Core – départ de notre randonnée – le ciel gris avait laissé place à une blancheur ivoirienne. Un brouillard, semblable (à mon grand étonnement) aux vapeurs chaudes d’un hammam marocains bien plus qu’aux brumes irlandaises de pluie mordante, aveuglait le paysage. En prenant de l’altitude, nous nous étions en fait rapprochés du soleil et de sa chaleur filtrée par les particules opaques de l’air mousseux. Nous étions alors les prisonniers cotonneux d’un nuage indulgent de ciel haut.

La douceur de l’air avait rassuré mes jambes nues, je me sentais finalement prête pour l’aventure éphémère et autochtone de ce matin aoûtien.

Mon voyage commençait à la stèle élevée en l’honneur des passeurs de la Seconde Guerre mondiale, ceux-là même qui avaient accompagné tous les exclus, les opposants, les victimes, du Régime de Vichy et sa cousine, l’Occupation allemande ; je prenais le Chemin de la Liberté. Parallèle de mauvais goût ou extrapolation abusive, cela ne m’en touchait pas moins à la pensée du monde dans lequel j’évoluais (et évolue encore…). Car, ce matin-là, l’une des raisons de mon cœur lourd trouvait bien racine à l’extérieur de moi-même, face à la violence insidieusement distillée dans nos vies depuis des années, depuis des mois, depuis des semaines. Mais heureusement, au fil de mes pas et rendue humble par la beauté phosphorescente du monde sauvage, mon âme recevait la grâce d’une trêve – peut-être comme se le virent accordé les passeurs et les passés il y a 80 ans – ; je me décollais de l’étiquette « égoïste », « irresponsable » ou pire « trop idiote pour avoir compris où se plaçait la vraie lutte pour la liberté » dont on m’affuble à mon insu de mon plein gré depuis quelques semaines, je pouvais à nouveau être simplement moi, sincèrement « paumée » face à un monde dont la compréhension m’échappe irrévocablement, profondément « blessée » par les dissensions du pseudo monde d’après et « fragile dans toute toute l’imperfection de ma quête vitale ». Transpercée par la beauté translucide de la lumière mate entre les arbres, je me sentais libre comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Je me reconnectais à des sensations oubliées ; la preuve en est, cette âme jetée en pâture sur mon écran comme lors de mon voyage initiatique, déjà si lointain tant le monde qui était est loin du monde qui est, tant celle que j’étais est loin de celle que je suis. Transpercée par la beauté translucide de la lumière mate entre les arbres, je n’étais plus aucune définition limitante imposée par la société nouvelle, j’étais une simple humaine sur la Terre. Egale à tous, égale à Tout ; infiniment petite face à la grandeur du monde.

Transparence

Voilà ce que je pensais avec soulagement posant un pas après l’autre. En cette minute éphémère, en cette minute infinie, j’étais redevenue l’humaine du début du monde. Et tous les randonneurs croisés en chemins, et mes compagnons de route, aussi. Nous étions si peu de choses comparés à l’immanence de la nature. Nos lois arbitraires et humaines étaient dérisoires face à la constance immuable de la Montagne. Plus je prenais de la hauteur, plus je me délestais de l’humeur dont j’essaie de faire un billet depuis juillet sans trouver les mots. Je laissais les réalités fallacieuses en bas pour mieux me rapprocher de la seule et unique vérité. Intangible et indicible.

Et j’aurais pu en rester là, penser que mon imaginaire était bien trop utopiste de croire qu’une randonnée serait suffisante à me libérer, même fugacement. Pourtant, le panorama vint à ma rescousse : nous dépassâmes la barrière des nuages pour accéder au monde que seuls les Dieux peuvent contempler en toute circonstance. Les mythologie se sont trompées, le Mont Olympe ne réfléchit pas la Thessalie, il s’est érigé au fin fond de l’Ariège. Je le sais car j’y étais le mois dernier ! Et j’étais telle le Voyageur de Caspar David Friedrich sur ma page de garde, je faisais face, éblouie et émue, à la mer de nuage dont émergeaient quelques cimes timides et irrégulières.

Devant la mer de nuages

J’étais rivée à une sensation d’accomplissement irradiante et déroutante. Cette émotion seule eut été suffisante à éblouir ma journée et compenser mes peines… Mais les Dieux me firent don d’une paix plus pérenne, me guidant non sans effort jusqu’à l’étang d’Eychelle où le soleil brilla sans discontinuer en cette journée qui lui fait honneur chaque semaine. Sans masque et sans pass, je m’invitais au restaurant à ciel ouvert, les pieds dans l’eau et le cœur léger. Un microcosme s’était reformé là-haut, oublieux des règles d’en bas. Les chiens s’ébrouaient dans les eaux obscures, les enfants murmuraient bruyamment ; même la Tour de Babel était de la partie. On y parlait toutes les langues, on partageait sa pitance, on papotait impudemment, on se rencontrait timidement. On tentait, maladroits, de laisser les lois de la nature reprendre leur droit sur nos cœurs policés et mal éduqués.

Mais l’Humanité a encore du chemin à faire….

Vertige brumeux

Heureusement les Dieux ont encore quelques tendresses pour les Humains dont ils envient la mortalité et les imperfections toutes humaines, ils distillèrent une dernière magie pour redorer mon utopie d’un monde meilleur. A la fin de notre séjour alpin, un brouillard vaporeux s’invitait éphémèrement, le temps de balayer le beau miroir de l’eau et d’emporter avec lui vers les cieux tous nos tracas, d’effacer avec lui toutes nos mémoires. Le phénomène était si fugace qu’il nous donnait à chaque fois la sensation, indescriptible, que le spectacle qui venait de s’offrir à nos yeux n’avait pu être réel. C’était tout simplement magique. Et nous ne nous en lassions pas, émerveillés à chaque nouvelle salve, de cette danse de la brume.

Il me fallut bien pourtant quitter les cimes et le royaume des Dieux, redescendre sous la barrière de nuages qui nous avait finalement rejoint de façon plus permanente, et retourner tels des rats mouillés dans les bas-fonds des indignes mortels dont nous sommes. Les nuages n’étaient alors plus une mer à contempler d’en haut, ils m’imprégnaient par tous les pores et s’étaient déversés dans les yeux des gens d’en bas, « promesses d’orages de peur à venir » malgré les utopies semées à la cime.

Peut-être que d’autres que moi sauront mettre le ciel bleu dans leurs yeux peureux…

Miroir

Justine T.Annezo – 15 août 2021, Le chemin de la Liberté – GMT+2


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