
Le matin de Monticello (UT) dessine une maigre couche orangée en haut de l’horizon et à travers ma fenêtre aussi givrée que mon sommeil. Je m’échappe du vent du désert suivant la course du soleil et de la lune, découvrant bientôt la Mesa que l’on appelle blanche car elle paraît si claire après tant d’écarlates, découvrant bientôt de nouveaux reliefs pourpres. Arrondis et charnus comme une brioche, totalement rouges, sans trace aucune de neige, rebondis de buissons vert foncés. Je traverse la rivière San Juan qui, telle toutes les eaux de la région, a tracé son propre canyon. Puis, je finis par apercevoir au loin la fameuse et majestueuse Monument Valley. Elle ressemble presque aux sculptures de Canyonland vue d’ici.
Le ciel est parfaitement bleu et je n’en reviens pas de ces grands formats en face de moi. De ces images vues et imaginées tant de fois, soudain en grès et en pierre au-devant de moi. Après avoir lu l’Histoire des Navajos, j’emprunte la route cahoteuse pour me rapprocher, je suis le chemin des oeuvres d’art de la Terre que la pluie a sculptées en esprits aux pieds d’argile rouge, je sillonne les Totems et les Dieux de la pluie, saluant mes trois sœurs. Et je passe des quatre roues aux deux jambes pour suivre les pattes du chat sauvage. Ma journée a commencé si tôt, il fait à présent la température idéale, le désert a envolé le froid de la nuit. Je me sens véritablement toute petite entre les paires de géants à présent. Remplie de paix et de perfection.

Ma visite ici s’achève à 14h et je peux déjà rejoindre ma prochaine étape, je peux déjà me diriger vers le lac Powell (AZ). Si ce n’est qu’un semi-remorque s’est étalé sur la chaussée de la route principale, laissant pour seule alternative les petits chemins de traverse conseillés par les locaux. Alors je fais l’aventurière, je m’élance sur les chemins de terre, à la fois enneigés et enlisés par les fontes. On m’a dit que c’était praticable, lorsque je me retrouve à rouler droit sur un troupeau de vaches, je me dis que nous n’avons définitivement pas la même définition de la faisabilité d’une route ! J’aimerais que l’on tempère mes imprudences parfois, que l’on calme mes ardeurs, afin que j’arrête de jaillir au devant du danger. Je m’en sors heureusement sans encombre. Que je crois…!
Je tressaute joyeuse sur la route à nouveau goudronnée, en route vers l’Ouest et vers le Sud. J’admire d’autres monuments rouges défiler. Puis la montagne Navajo au bord de la falaise. Mais alors, je commence à me contrarier ; le chauffage se met en grève et j’anticipe ma nuit impossible à venir. Si je ne peux réchauffer l’habitacle avant de m’arrêter, je ne pourrai survivre à la nuit glaciale.
Arrivée à Page (AZ), les pieds dans mon jus de chaussette glacé, je pense en un éclair, je trouve un motel à 30 € la nuit, je n’ai plus la force d’une autre solution, je décide de comprendre les sautes d’humeur de mon carrosse après une bonne nuit de sommeil. Je savoure la douche brûlante, l’endroit confortable pour écrire et ma nuit douillette dans un vrai lit.

Je m’attarde aussi longtemps que possible au réveil mais tente finalement de trouver la solution à mon chauffage en panne. Fausse joie et vraie fuite du liquide de refroidissement, le barrage de la Colorado River me renvoie d’où je viens. Coincée entre les quatre murs de la bibliothèque j’attends que la pause déjeuner du garage s’achève, je laisse libre cours à mes suppositions.
Dire que je devrais être aux abords du Lac Powell, le cul sur la terre rouge et le visage sous le soleil bleu. A la place, je rattrape mes retards d’aventures épistolaire sur les bancs de la bibliothèque sombre de Page, éloignée de la lumière du jour car j’ai besoin d’une prise téléphone, un mince filet de soleil sur mon carnet. Voilà, j’ai encore joué la cascadeuse hier, certainement percé un tuyau et la voiture a besoin d’être réparée une seconde fois !
Une fois que le diagnostic m’est donné, je peux néanmoins apaiser ma culpabilité : c’est juste une réparation d’usure, il faut changer la pompe à eau. Attendant la fin de la chirurgie, je patiente dans un autel provocateur à la gloire de Trump sur lequel s’affichent d’autres troublantes idoles, je vis une expérience certes unique mais qui me coûte bien cher et dont je me serai vraiment passée !
Je peux m’échapper, mon porte-monnaie percé, espérant redorer cette journée auprès d’Antelope Canyon après avoir fait un tour rapide et enchanté au -dessus du Lac Powell, le regardant serpenter jusqu’en Utah.
C’est curieux combien certaines destinations se marquent d’une expérience unique mais peu souhaitable. C’est curieux combien les deux destinations en question avaient tout pour elles et se sont petit à petit délitées.
Quand j’ai rejoint Field (BC) il y a un peu plus de deux mois, j’étais pleine de ma marche grandiose autour du lac Émeraude, empressée de découvrir le lac O’Hara le lendemain. Sauf qu’on m’a vite broyé mes espoirs, j’ai vite appris que le lac n’était plus à portée de pieds ni de pneus pour l’hiver. C’est alors que la voiture s’est joint à ma déception et m’a abandonnée pendant deux jours, dans un paysage magnifique mais figé. Mais embourbé dans la glace.
De même, le lac Powell était si prometteur hier, de son eau bleue dans les crevasses rouges, de son entourage émerveillé. Cette fois-ci, le processus a marché à l’envers : c’est d’abord la voiture qui a dérapé, puis le paysage a fini de me trahir… Le canyon est fermé de haut en bas, réservé aux visites guidées de toute façon. Ainsi, j’ai fait ce détour pour rien ?!
Pas tout à fait pour rien bien-sûr, parce que le peu de regards que j’ai pu glaner furent tout de même à couper le souffle. Si ma paix ne s’en est pas trouvée compromise, si parler de frustration serait un bien trop grand mot, je ne m’en couche pas moins quelque peu inachevée.
Le lendemain matin – ô ce matin – je retrouve la route 89 qui a déjà ébloui tant de mes errements du Nord vers le Sud, que j’ai dû quitter un peu avant Salt Lake City et qui poursuit aujourd’hui les méandres de la Colorado River, les creux et les contours qu’elle a creusé jusqu’au cœur de la terre, en route vers son plus grand canyon. Je pense que je l’apercevrai tout du long mais je perds de l’altitude trop tôt et le fleuve s’invisible à mes côtés.
Cette perte se compense de la luminosité si étrange de ce jour ; voilée par une couche nébuleuse, filtrée et assombrie sur les vallées, l’atmosphère se colore de mystère.
Je prends finalement la tangente vers l’Ouest pour me confronter à mon rêve américain originel : le Grand Canyon. Quel spectacle à mon premier arrêt ! L’émotion a ici cela de particulier qu’elle s’immortalise du serpent vert de la vallée qui a dessiné cette improbabilité depuis des milliers d’années, parce que plus tard, l’eau tumultueuse disparaît dans les creux, inaccessible au regard depuis les hauteurs. Je me demande alors si lorsque les premiers humains se sont installés ici, le spectacle différait sous leurs yeux… Moins profond ? Moins dessiné ? Et de penser qu’au début du monde, l’eau aurait couru à mes côtés, j’en ai le vertige !
Et je perds mes mots pour écrire ce paysage que même mes photos trahissent… On devine les matières. On s’en prend plein les couleurs. Et l’on se sent paradoxalement immense ! C’est curieux, car pour une fois la grandeur ne m’intimide pas, elle me façonne, elle m’impressionne et je me sens gigantesque.

Je fais une pause ventée et ensoleillée à la bibliothèque du village du Grand Canyon, surprise de constater que des gens qui ne sont pas des touristes vivent ici. Ma journée s’achève tout de même sur la falaise et dans le froid alors que le canyon se colore du coucher du soleil. Protégée de ma chapka qui fait désordre, le vent glacé me rougit les joues et le cœur. Je sens pleinement là, je contemple médusée cette immensité de la nature. Cette énigme. Car, si j’entends comment la roche s’est creusé en profondeur – parfois même jusqu’au cul de la bouteille, jusqu’aux entrailles du sol -, je ne comprends pas forcément les reliefs qui nous y mènent. Heureusement, Monsieur le musée de la géologie m’explique : c’est parce que la pluie a fini le travail de la rivière, elle a affiné l’esquisse du Colorado.

C’est tout de même incroyable de penser à l’effet que le Grand Canyon, ou n’importe quel paysage américain à vrai dire, provoque en nous alors que, dans ce monde hyper connecté, nous l’avons presque tous vu au moins une fois en photo. On est absolument subjugué. Je n’ose alors imaginer la réaction des premiers Hommes et des premiers Européens qui n’avaient jamais vu de pareilles beautés il y a des siècles, il y a des millénaires ! Je comprendrais presque que l’on est massacré tant de vies pour cette terre, car elle vaut mille fois le coup de se battre pour elle. L’Amérique a fait couler le sang, elle a déchiré les cœurs ; elle était la plus cruelle des amantes. Insaisissable. Immense. Elle ne se donnait à personne, elle s’offrait à tous. Et tous s’entre-déchiraient pour la caresser, pour la posséder, pour la faire leur, pour l’adorer follement, pour l’aimer sans raison ni barrière.
Et alors que mes pensées se perdent sur la crête de l’Histoire, alors que mes pas déroulent le bord du canyon, le ciel se fait aussi rouge que la pierre. Irréel. Brillant jusqu’à la lune. Et le drapeau ensoleillé de l’Arizona – parfait dessin de ses rayons fuyants vers le ciel – prend alors tout son sens, le soleil s’y lève ou s’y couche toujours sur un plateau.

Et après quelques derniers errements, je prends mon lit, mon film nul et m’endors épuisée de mon rêve réalisée.
Au réveil, les flocons légers, presque aux allures de grêle, nappent mon pare-brise. Quelle déception ! J’espérais tant un beau lever de soleil… Je prends alors le chemin de la ville pour laisser tomber la neige et finir mes travaux historiques sur la toile, dans le Starbucks de mes refuges.

Et comme promis, une fois que j’ai fini, le soleil est de sortie. Prêt pour ma randonnée. Je me mets à rêver de rejoindre la Colorado River, d’y passer la nuit sans duvet, ni tente ! Quelle folie, mais je voudrais tant voir la rivière. Ma descente se ponctue de ce dilemme, faisant le compromis muet de rebrousser chemin si j’aperçois un morceau du fleuve en chemin. J’arrête donc ma route à Skeleton Point. Bien-sûr, je n’entendrai pas l’écho de la fureur de l’eau, seul le vent fou berce mon chant d’après solstice. C’est toujours ça de pris, je m’emplie de la vie, me promettant un jour de faire la totalité de la randonnée jusqu’au Nord, de dormir à la belle étoile, de traverser le pont des anges ou celui du diable, je ne sais plus.
Puis il me faut entreprendre la dure et lente remontée, rationnant l’eau et le peu de mes denrées. Entièrement à mes muscles qui se déroulent, je ne suis plus qu’un corps en marche, épuisé, sans question, incapable de laisser mon esprit s’évader vers d’autres rêves.

Ayant finalisé ce morceau de randonnée en quatre heures – quelle fierté – je commence à reprendre le Nord, je ne descendrai pas plus au sud de l’Amérique aujourd’hui. Non sans un arrêt à mon endroit préféré : la vue sur le désert où le fleuve est partie prenante du paysage.
Debout au milieu d’inconnus, je regarde le soleil colorer une dernière fois le canyon avant de rougir comme une amoureuse. C’est tellement étrange, nous nous tenons là, internationaux et muets, tendus vers le même regard. Incapables de communier ensemble cependant.

Justine T.Annezo – 14-17 Janv. 2020, Arizona – GMT -7
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