Mélanger les couleurs

A ma sortie du Grand Canyon, je prends un peu d’avance sur la nuit, dans un paysage aveugle et connu. Je ne distingue plus les cabanes des Indiens sur la route, étals d’attrape-rêves absents qui volent au vent en plein été, folklore des road trip américains. Et mon sommeil précoce s’entrecoupe d’une trop grande fatigue, il se suspend et s’interpose entre les étoiles froides.

Mon lendemain se traîne donc. Je voyage terriblement silencieuse, vide de pensée, dans un paysage toujours si rouge, toujours propriété des Navajos. Le panorama s’éclaircit, s’assèche, dessine de nouvelles sculptures à mesure que je me rapproche du Nouveau Mexique dont je traverserai un minuscule morceau par erreur.
Je pénètre enfin cet état tant redouté, cet état tant espéré. Je me rapproche. Tic Tac. Boum Boum. Je me colore des milles et une nuances du Colorado State qui se manifeste d’abord par un étrange canyon boueux étonnement vert. Et comme je suis épuisée, vide, ailleurs ; je repousse mon état d’émerveillement, je vais à la bibliothèque pour écrire. Quand elle ferme ses portes, je m’alanguis, je ne fais rien, j’écris encore, je pense, je me prépare pour la Mesa Verde de demain. Je me laisse surprendre par la sublimation du parking de Walmart, un magnifique coucher de soleil sur Ute Mountain devient mon hublot sur le monde, ma fascination de l’instant, mon inspiration pour un autre jour. Je pense que l’Amérique possède une alchimie particulière des cieux pour offrir une telle flamboyance de couchers de soleil.

Cette flamboyance n’a d’égal que le lever de soleil sur une autre montagne étrange de l’autre côté de l’horizon à mon matin.
Cette nouvelle journée garde cependant un goût incertain. Éveillée par le givre dans la nuit encore noire, ma fatigue ne m’échappe pas. Obscurcie par des rêves éveillés de l’endormissement, le présent m’enfuit. Je ne comprends pas la mécanique de mon cœur mais il est lourd. Peut-être que la solitude de mes pensées circulaires commence à me lasser…?
Je me dirige vers le Parc National de Mesa Verde qui, contrairement à tout ce que j’ai fait cette semaine, suit un conseil plus que mon envie. Je suis bienheureuse de quitter la terre rouge d’Arizona comme si j’en avais trop vue ; je me passionne pour la vie qui se cache dans cet immense plateau vert enneigé depuis plus de mille ans, découvrant l’ingéniosité de ces peuples qui se partageaient des villages entre les falaises et les canyons.
Je ne suis pas véritablement transportée cependant, je ne me transmute pas complètement. Mais en fait, si. C’est juste un autre procédé, ça passe par un autre endroit. Ce n’est pas brillant, ce n’est pas vraiment joyeux ; ça met en relief les décalages entre mon âme et ma raison. Je me perds dans mes pas, ma pensée me perd et je pleure. Quelques vestiges de larmes mais surtout les larmes d’un futur toujours noyé dans le brouillard. Car je ne sais toujours pas où aller ni que faire. C’est comme si, encore une fois, j’avais peur de faire un choix.

Les forêts brûlées de Mesa Verde

Puis, le soleil se cache sous une couche de nuages blancs, j’ai fait le tour du paysage et je rejoins Durango, une mignonne ville de ruée vers l’or, enfumée par le train à vapeur en route vers Silverton, dont les échoppes en brique protège un parfait petit café dépareillé à l’image de mon cœur poétique. Les livres sont des tables. Les fauteuils sont en velour. Les lumières sont des théières. Mon Chai Latte n’est pas bon mais je suis à la maison. Je me pelotonne donc sur un canapé pour la journée, défilant mes mots de la page blanche à l’écran noir.

Le soleil froid du lendemain matin éclaire mon cœur et dénoue mes pensées. J’ai l’une de ces révélations infimes qui colorent soudainement et absolument notre regard sur la vie. Je nomme autrement chaque rouage, comprends mieux la tyrannie de mon ego et je peux enfin reconnaître, définir, de quoi je souhaite que mon présent soit fait, laissant le futur où il est : déroulé inconnu et beau de ce que je désire à chaque instant du présent.
Ma pensée se perd donc au sens noble du terme dans les paysages à ma fenêtre. Je me sens légère à nouveau et laisse ma respiration se rythmer des montagnes que je traverse solides aux alentours de Wood Creek Summit, du Rio Grande paradoxalement enneigé, du soleil blanc, du paysage désertique changé, de la roche verte argileuse sous la neige…

Sur la route

J’atteins alors le Parc National des plus grandes dunes de sables de l’Amérique du Nord, que j’escalade comme le désert du Sahara. La neige se cache sous les grains de sable. Le soleil des dunes me tient le cul au chaud mais le vent me glace le dos. Je m’élève d’une méditation désertique au bruit des corbeaux, au creux de ces dunes qui dégringolent directement aux flancs de la montagne. L’horizon est infini.
Lorsque je m’élance vers le bas, je suis comme une enfant, je rebondis et c’est comme marcher sur la Lune.

Desert de sable dans les montagnes

Je fais la route jusqu’à Pueblo, mon arrêt pour la nuit, dans un état second tant je suis fatiguée. Dans un état d’urgence tant le vrombissement de la voiture me fait craindre à une nouvelle panne. Et je m’endors si tôt dans une atmosphère moins froide mais moins majestueuse qu’hier.

Le chemin que je poursuis jusqu’aux mines d’or de la ruée du Colorado est assez plaisant, simple et lumineux. Et arrivée à Cripple Creek qui me promène délicieusement malgré sa multitude étrange de casinos, à Victor qui me donne froid dans le dos, curieux paradoxe de la ville musée dont la misère sociale du travail minier moderne déserte les rues muettes. La visite de ces anciennes mines d’or éveille néanmoins mes sens. Mon esprit s’emballe au présent de la promesse des chemins de Denver. Mon esprit caracole vers les histoires à raconter.

Après des heures au musée d’histoire pour nourrir toutes ces rêveries, je prends d’autres chemins, je suis les empreintes des Indiens et traverse le magnifique Ute Pass vers les montagnes rouges. Je me dirige vers Colorado Springs qui m’appelle pour une raison inconnue. Peut-être à cause du jardin des dieux et ses pierres rouges qui galopent en canyon. Peut-être pour la vue à rebours sur les montagnes. Peut-être pour la bibliothèque à l’image du parfait havre de l’écrivain que je voudrais être.

Je m’éveille ensoleillée à Colorado Spring, m’attarde pour un petit déjeuner à I Hop le temps que les routes s’éclaircissent et je prends la direction de Denver, ou plus exactement des Rocheuses.
J’aperçois Downtown au loin, je sens l’excitation me prendre à la gorge d’être si près d’ici, si près de ce qui me retournait le cœur il y a deux semaines. Mais ce n’est pas encore l’heure. Ce qui m’attend après Boulder est l’envie de ma journée, palpitations frénétiques dans les yeux. Le Colorado continue d’exploser mes imaginations, il déroule des milliers d’envies. Ainsi, alors que mes histoires s’écrivent dans mes pensées, je contourne des montagnes rouges, crevant en plein cœur le cours de la rivière qui les a dessinées et j’arrive à Eske Park dont le lac gelé reflète encore certaines rocheuses…Tous les Etats traversés ces derniers jours ont tous la terre rouge mais le Colorado y fait pousser des milliers d’idées, des centaines de verdure pendant que les deux Etats occidentaux – l’Utah et l’Arizona – l’ont gardé vierge et sèche, désertique.

Rocheuse Américaine

Et j’ai beau suivre le labyrinthe de l’Etat du Colorado, je ne rencontre pas une seule fois sa rivière phare, tandis que l’Arkansas River si loin de son point d’origine suit toutes mes méandres…
Puis, je pénètre le parc officiel qui m’offre un instant de grâce éphémère, touché par le soleil alors qu’il n’y a plus que des nuages dans mon dos quand je m’échappe. Je tente une randonnée autour d’un lac enneigé, invisible, mais le vent est si puissant qu’il déplace les montagnes et ne me fait absolument pas profité de ma marche à crampon. Alors je fais demi tour, devinant quelques monts aux formes si particulières, au lointain si près, au milieu du blizzard. Retournée dans la protection de mon habitacle, je suis même reconnaissante du vent qui me dévoile finalement un paysage de lumière. Ce qui est sûr, c’est que les Rocheuses changent de visage à la frontière. Ici, elles s’arrondissent et se couvrent de pins ou de sapins jusque bien plus haut qu’au Canada. Et elles ont une couleur unique, elles n’ont pas toutes mis leur blanc manteau. sur la terre verte, sur la roche rouge.
Je me régale de mes tours et mes détours, accompagnée par quelques cerfs de temps en temps, j’admire la vue, rêve à des randonnées d’un autre jour et me félicite d’avoir donné une chance à cette virée même écourtée par le routes fermées de l’hiver. Parce que rien que le trajet d’un minuscule morceau à l’autre m’a ébouriffée.

Je voudrais écrire des poèmes sur le Colorado, en faire des élégies à la mesure du papillon qui commence à échapper ses ailes de sa chrysalide, qui volette dans mes respirations. Le Colorado ne se vante pas d’une beauté qui fait bling, il possède une majesté qui fait wouah, une grandeur qui place l’âme à sa bonne mesure.
Je voudrais écrire l’éloge du Colorado qui me laisse sans mot, qui me reste immortel sur le cœur. Je voudrais je voudrais mettre ces terres rouges en poésie mais à la place, je mets les arbres bout à bout en prose. A la place, je savoure cette respiration familière à chacun de mes détours.
Dit-on du Colorado qu’il est coloré parce que ses montagnes changent de couleur à chaque virage, parce que la terre est rouge sous la roche verte argileuse, sous les arbres multiples ? Parce que le ciel est aussi bleu que les oiseaux chanteurs sauf quand il est gris comme aujourd’hui ?
Probablement. Et il colore mon cœur aussi. J’y pressens que toutes les étoiles, les planètes, les paysages s’harmonisent avec mon état d’être. Il me fait éclore comme le papillon coloradan, changer de forme, dérouler mes ailes et sortir de ma chrysalide mobile. Ce n’est pas encore la fin de mon voyage, c’est la fin de mon périple sous une certaine forme. C’est la fin de la solitude absolue, c’est la fin de la route et des grands espaces.

Justine T.Annezo – 17-22 Janv. 2020, Colorado – GMT -7

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