
Il me faut nettoyer mon carrosse chéri de ces mois d’aventures en commun afin de pouvoir lui dire adieu demain, puis je rejoins la ville qui m’a fait du pied plus tôt dans la journée. J’achève mes vagabondages routiers, transmutée et brillante. Transcendée de bonheur. Prête à donner une autre forme à mes dernières aventures, à leur dessiner un autre chemin. Après avoir plus que flirter avec la solitude pendant des mois, j’arrive chez Damia, l’hôte de mes nuits citadines, je me nettoie à mon tour de mes trois semaines sur la route, de mes longs mois d’errements.
Mon premier défi est de trouver le propriétaire idéal à mon fidèle écuyer ! Et de tournants imprévisibles en rencontres inattendues, la transaction est complétée, la journée se surprend. Je suis libre, je suis heureuse. Mon séjour à Denver trouve sa véritable couleur. Je me fonds dans la foule et les lumières de la ville, je suis loin du silence et de la méditation, je palpite là où la cité respire. Denver m’appartient.
Ainsi, je suis à ici et tout va bien. Je suis ici et je suis uniquement moi sans compromis. Sans pensée parasite. Je suis uniquement moi sans mon fantôme préféré. Il ne s’est pas complètement envolé mais il ne me hante pas, mais il ne me paralyse pas. Je me suis affranchie. Comme une joie de vivre. Comme une manifestation de la nouvelle version de moi-même.
Et je retrouve Ben, enfant du pays rencontré en Alaska, comme un soleil dans mon périple. Ben dont le présent, étrange miroir du mien, entrelace nos chemins éphémèrement réunis d’une compréhension indicible et innée.
Pour écouter Ben jouer de la batterie, je vais à l’église le samedi. Enfin un genre d’église… En fait, je vais à un concert de rock sur Jésus avec fumigène et lumière en 3D. Et je me laisse complètement emporter malgré moi, je me laisse émouvoir par cette foule qui a une façon si moderne de communier avec Dieu, qui m’entraîne avec elle et me bouleverse vers des révélations plus profondes. Je me sens remplie d’une émotion si pure, d’un amour si inconditionnel, d’une forme de foi – la mienne – si entière.
A un moment donné, le prêcheur décrit le cycle de réflexion que la paroisse va engager en cette nouvelle année : Pièces, comme une parfaite conclusion aux quatre ans que je viens de vivre. J’écoute les fables personnelles sur l’idée de nos pièces détachées et je suis certaine que plus aucun morceau de moi n’est brisé. Arrogante.
Lorsqu’on nous demande véritablement quelle partie de nous est blessée néanmoins, nous en précisant la nature : notre cœur – extension de notre identité -, notre âme qui, selon eux, contiennent notre foi, ou bien notre esprit, détenteur de nos choix, de nos forces ; je réalise que si mon cœur et mon âme sont sereins, mon esprit est encore en train de se réparer puisque j’ai tant de mal à choisir le chemin que je voudrais prendre….
Mais ce soir-là, même cette partie achève peut-être de se reconstruire. Le Colorado qui résonne à Denver comme un futur d’autant plus palpable, écho d’un avenir passé, irradie transcendé par le chant de gloire à Jésus sur un son pop rock . Je sens comme le roulement de tambour avant le feu d’artifice, je sens quelque chose qui frétille comme un commencement même si certains endroits sont aveugles. Alors le Colorado demain ? Denver m’attire inéluctablement et pas forcément pour les raisons que j’aurais crues.
Denver est une promesse comme une nouvelle lune bordélique ; Denver est un réconfort qui ressemble à la maison, à MA maison ; Denver est rempli de la présence lumineuse de l’autre comme une nouvelle chance qui assoit enfin l’idée que j’ai une place dans le monde, que j’ai une place dans le futur.
C’est tout cela qui me transmute sous le toit de cette église étrange de Flatiron, alors que ça tambourine dans mes oreilles et dans mon cœur.
Le dimanche, c’est rodéo. C’est la grande finale du Great Stock Show. Je suis toute excitée à l’idée d’enfin parfaire mon cliché américain. Et pourtant, je m’ennuie tellement tôt. Car le rodéo toute seule à l’occasion d’un si grand événement, c’est excitant pendant cinq minutes puis ça devient vite extrêmement chiant ! On nous la fait à l’envers et je ne peux m’imprégner de ce spectacle extraordinaire ! Trop loin, trop seule. On commence à cheval puis on se prend toutes les épreuves intermédiaires dont je ne suis pas sûre de comprendre les règles avant d’enfin se confronter au taureau une heure et demi plus tard… Peut-être que la bière et la fatigue n’aident pas non plus… Tant pis ! Je reviendrai une autre fois, dans une minuscule praire au fin fond de la Caroline du Nord ; ce sera mieux alors.
En attendant, j’écoute la prière commune du démarrage de l’événement, qui se vante paradoxalement de la liberté religieuse américaine… Et pour ceux qui ne croient pas, on fait comment quand Dieu est invoqué à cette minute ? Je pense alors que même les athées prient quand ils sont pris dans la foule du tournoi de rodéo ou de baseball…. Entraînés par la communion massive, forgés par l’habitude immortelle.
Mon lundi possède les énergies incertaines et grises de tout lundi. Aujourd’hui, le soleil ne se lève jamais dans un Denver gris. Contaminant mon humeur. Ou bien vice-versa. Je voudrais passer ma journée à la bibliothèque à écrire, à retranscrire, mais je ne peux pas, j’ai le cerveau en flageolet. Alors, je tente de me distraire, faisant des petits bouts d’autre chose espérant que mon esprit trouve enfin la foi… Espoir vain ! Alors voilà, c’est une journée vide. J’essaie d’appréhender les nouvelles définitions que Denver m’apporte, de les intégrer maintenant que le halo de la nouveauté brillante se fane petit à petit.
Mais ce n’est pas que le lundi qui m’alourdit, je pense que pour la première fois depuis six mois, je commence à fatiguer de mon mouvement continuel. Je commence à sentir que je souhaiterais pouvoir élancer mes racines à un endroit choisi.
Alors quoi de neuf sous la grisaille de Denver le mardi ? Le soleil brille patiemment. Je ne fais rien d’extravagant, suivant le rythme indolent de mon âme, glanant les allées du Musée d’Art alors que j’aurais dû aller en Histoire, parcourant les rues comme déjà familières de la ville, pour essayer de la rencontrer autrement. J’ai véritablement la sensation que je la connais déjà. Instinctivement. Je choisis Denver au milieu des montagnes alors que j’avais opté pour les lacs et les océans. J’avais opté pour la force coutumière de l’eau ; je lui préfère aujourd’hui le souffle de la terre qui s’élève vers le soleil, je lui préfère la magie tellurique parce que je suis à l’image de Denver. Ou bien vice-versa.
Alors que mon dernier jour ici sonne l’heure, je marche sans but et respire si parfaitement avec la ville. A ma bonne place sur terre. Invincible. Heureuse comme jamais. Débarrassée de mes peurs. Je n’ai presque rien écrit de Denver par rapport à tous ce dont mon cœur s’est senti métamorphosé. Prise par les tourbillons de la vie palpitant si parfaitement là. Si naturellement. Je n’ai pas raconté Denver car il ne s’agissait plus d’une histoire. Il s’agissait uniquement de moi au soleil. Il s’agissait de ma vie qui prend un tournant. Il s’agissait de moi qui est, de moi qui vit justement, et non plus écris qui je voudrais être, ce que je pourrais vivre.
Quel voyage ! Quel heureux séjour à Denver ! Au hasard et plaisir de rencontres éphémères et durables. Au présent de mon bonheur et de mes possibles.

Je quitte ainsi Denver dans la nuit et sous la neige. Sous la neige des Rocheuses. A gros flocons qui fondent instantanément car les entrailles de la Terre sont trop chaudes. Moi qui croyais n’en plus pouvoir des cieux gelés, j’ai encore la ressource en moi de m’émerveiller des miettes blanches et joueuses.
Oh cette ville ! Oh cette nouvelle vie qui commence ! Je n’en reviens pas.
Sois comme la rivière
Déborde
Sois comme la chute d’eau
Déconstruis
Sois comme l’océan
Danse
Sois comme la pluie
Rigole
Sois comme le cours d’eau
Construit
Sois comme le lac
ImmobileSois libre. sois toi-même, sois aimé, sois reconnaissant, sois heureux, sois triste, sois incertain
Sois toi-même
Sois confiant. Aime, souris, écris, vis, crois, espère.
Sois toi-même
Parle. Beaucoup. Trop.
Ressens. Beaucoup.Sois vivant.
Denver, 24/01/2020

Justine T.Annezo – 22-29 Janv. 2020, Denver (CO) – GMT -7
Une réflexion sur “Tous les chemins mènent à Denver”