Le train sifflera trois fois

C’est parti pour ma grande aventure à vapeur vers L’Est. Je reviens aux fondamentaux : en sac à dos et mon esprit libre. Sans attache. Juste mon mouton et moi. Ressuscités. Heureux. Neufs. J’opte pour les interminables chemins de fer américains, sources de tant de rêveries épiques… Même si je les prends à l’envers, suivre les rails c’est ma conquête de l’Ouest, c’est ma mythologie d’un autre rêve américain.

Je suis prête à redécouvrir le monde. Je reviens à l’origine de mes premiers pas voyageurs. L’inconnu et moi. L’inconnu et cette excitation qui multicolore mon cœur en kaleidoscope. Je suis le papillon du Colorado, léger et polychrome, portée par mes ailes nouvelles et mes antennes curieuses. Mon odyssée commence dans la salle des Pas Perdus qui ne ressemble pas à un quai de gare. Comme si les gens se retrouvaient là pour la beauté de l’endroit, oublieux des trains qui sifflent à leurs côtés. J’admire ce beau monde, dubitative et intriguée. Parfaitement consciente de ce que je désire. Absolument satisfaite de qui je suis. Harmonieuse.

Puis mon voyage sur les rails s’élance dans le noir. Le Nebraska, pays de plaines et d’un peu plus de plaines, me reste aveugle mais odorant – l’engrais naturel de ses terres fertiles embaume l’air de son humeur fétide – ; certainement plus mystérieux qu’il ne mériterait de l’être. Je rêvais de l’Orient Express et l’atmosphère prend des airs de films noirs à la place. Une ambiance légèrement glauque s’impose à chaque nouveau compartiment ; comptant sur l’animation du wagon bar, je suis déçue par l’unique voyageur qui n’en sera pas moins mon compagnon pour la soirée. Je m’en vais ainsi rapidement retrouver Morphée, espérant voir plus de l’Amérique à mon réveil.

Je pense que mon jour se lève dans l’Iowa. Je continue à traverser la platitude immense de l’Amérique uniquement dérangée par le renard roux qui passe, uniquement altérée par les maisons en bois ou en briques de certaines petites villes provinciales. Captivés furtivement, les champs de blé tranchés et enneigés courent à perte de vue dans le lointain.
Les compartiments sont presque déserts évidemment, tout le monde prend l’avion pour de telles distances. Seuls quelques autres voyageurs épars et qui me ressemblent un peu animent au matin le wagon de leurs ronflements. Seuls les Amish, récalcitrant à toute forme de progrès, s’accommodent du bruit indolent et irrégulier de la locomotive métallique et presque anachronique.
J’adopte l’énergie du train à mon tour, qui ne me semble plus glauque mais simplement réelle. Prosaïquement poétique. Je me réfugie joyeusement dans mes écrits de voyage. Toujours bavarde, jamais lassée.

Et je suis soudain tirée de ma rêverie par un petit pont en fer forgé qui s’élève sur l’eau glacée et immobile dans une ville quelconque. A mon plus grand et simple plaisir, nous le traversons au rythme saccadé de la ferraille, nous même immobiles au dessus de la rivière. Suspendus dans le temps. Est-ce l’idée d’une superposition temporelle qui me remplit de joie alors que mes pas tremblent avec le claquement du train ? La sensation que ce tortillard passe ici depuis cent ans et qu’en passant avec lui, je m’emplis des mémoires du passé ?

Je retourne vite à mes délectations écrites, la vue obstruée par les forêts vierges et nues jusqu’à Chicago.

Ce ne fut pas si épique finalement. Un train comme n’importe quel autre, dans le hublot duquel un paysage défile. Mon imagination s’en régale pourtant. De l’avoir vécu et de pouvoir fabriquer des contes intemporels sur la base du souvenir. De le garder en mémoire et de bientôt pouvoir raconter des histoires irréelles et ordinaires.

Justine T.Annezo – 29-30 Janv. 2020, sur les rails – de GMT -7 à GMT-6


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