
J’embarque dans le train qui me transporte un peu plus à l’Est et je m’endors immédiatement. Je longe dans mon sommeil les Grands Lacs qui se reflètent dans la nuit puis dans l’aurore. Ainsi, lorsque je me réveille dans le bleu du lac Erié – élément essentiel de n’importe quel mot fléché qui se respecte -, c’est incroyablement bref mais terriblement beau dans la lumière du matin. Le lac Ontario est plus lointain, plus inaccessible ; alors je me mets à dénuder les arbres de l’hiver car ce n’est plus qu’une discontinuité de forêts effeuillées qui me poursuit. Je commence à mieux comprendre l’idée de nature morte hivernale. Est-ce parce que l’hiver américain est plus franc ou parce que je suis plus observatrice ici ? Les couleurs sont tristement fades et ce trajet en train que l’on m’a tant promu m’éblouit moins que je voudrais.
Jusqu’au morceau de lumière luminescente qui sillonne l’état de New York et me resplendit. Cette lumière donne une couleur d’automne, ça dore les arbres nus et me fait oublier que la sève est en sommeil. Toutes les feuilles en lit sur le sol peignent le paysage aux couleurs de l’air du vent.
Après avoir traversé l’Indiana et l’Ohio ; après avoir brièvement rencontré la Pennsylvanie ; je passe de l’Etat de New-York au Massachusetts, l’ancêtre de la Nouvelle Angleterre qui, pour une raison toujours surprenante, ressemble tout à fait à mon imaginaire de la Nouvelle Angleterre. A certains endroits, ça me rappelle presque les ruines de châteaux écossais.
Je rejoins Boston par une nuit noire, un peu venteuse mais plus douce que mon départ de Chicago. La ville est si calme comparée au bruit permanent du Midwest, la ville est si proprette comparée au bordel de Chicago. Elle est tranquillement déposée sur les rives de son jardin public, patiente de mes découvertes, avide que je la rencontre. Boston fait très British. Très européenne du XVIIIème siècle.
Guettant les hôtes de mes nuits bostoniennes, mon attente se conforte dans le bar de la série « Cheers », voisin de mon sommeil par un hasard parfait et une heureuse concordance des temps.

Le lendemain, une fine couche de neige mouillée m’attend sur le pavé rouge de la brique typiquement anglaise. La pluie se dépose finement, puis à grosses gouttes, sur chacun de mes pas. Alors, j’attends que le nuage ait fini son grand chagrin pour entreprendre le début du chemin de la Liberté. De places historiques en lieux révolutionnaires, on tente de me faire comprendre où a commencé l’Amérique. L’idée de la Nation et non pas la dérive des continents puisque c’est à Boston que les prémices de la Guerre d’Indépendance furent allumés. Je suis la ligne rouge de ce musée à ciel ouvert, n’offrant bien-sûr, comme son nom l’indique, que peu d’abris. Je me baigne dans tous ces mots comme une musique. Boston Tea Party. Horrific Acts. Stamp taxes. Bunker Hill Battle. etc. etc*. Je réalise, qu’en ce début de pèlerinage, aucune mention n’est jamais faite d’avant, de la pré-histoire, des populations natives qui vivaient ici. Je ne suis plus à l’Ouest pour sûr !

Mais déjà la Liberté doit patienter, remplacée par l’Art. Je rencontre donc Christine qui me démontre quelques morceaux chics de Back Bay avec une pointe de français sur son accent britannique. Et elle m’emmène au Musée des Beaux Arts où comme des bobos parisiennes nous déjeunons, sur son invitation généreuse, autour d’un verre de vin.
Puis, il est temps de m’en prendre plein les yeux. Ou pas. Nous prenons les courants artistiques à l’envers et je reçois quelques étincelles dans la salle du XIXème, je reconnais les chutes du Niagara à chaque fois qu’un artiste en a fait ses muses. J’attends ma claque mais elle ne vient jamais. J’ai du mal à me perdre dans les tableaux quand l’autre, qui que soit l’autre, m’accompagne ; j’ai besoin de la solitude de l’instant pour comprendre les tours et les détours de ce qui m’émeut dans une oeuvre. Pour me laisser traverser infiniment ou bien les traverser fugacement. Alors, mon corps se lasse, mon esprit aussi… Christine tient à me faire visiter Harvard dans la nuit déjà et j’y vais, complètement curieuse de ce mythe, totalement oublieuse de l’Histoire.
Je rentre vers le centre ville à pied, dans la nuit humide, joyeuse et légère, les nuages enfin heureux. Je fais un arrêt dans le quartier de Haymarket, en quête d’un pub irlandais de Boston… Le dragon vert est mon antre, même s’il n’est pas véritablement irlandais, à l’angle du nid à touristes de la ville. La bière y est bonne, la conversation rebondissante et la soirée plutôt réussie. Et loin d’être finie, puisque retournée chez mes hôtes étudiants, une longue conversation sur la responsabilité de l’artiste dans le monde nous occupe et nous dérive vers ce qui nous transforme. Conversations passionnantes qui finissent par me porter bien tard jusqu’à mon lit tant attendu.

Et finalement, mon dernier jour se lève, encore plus pluvieux que la veille. Ca donne pas vraiment envie de mettre le nez ou les pieds dehors, ça demande un temps d’adaptation pour passer du confort du refuge chaleureux à la nonchalance du temps qu’il fait. Je reprends allègrement mon chemin vers la Liberté, à l’endroit exact où je l’ai laissé hier. J’apprends ainsi qu’il y a aussi un chemin consacré à l’Histoire de la population noire sur Beacon Hill, je pense que j’en prendrai les détours plus tard.
La pluie devient démentielle alors que je traverse Little Italy au Nord de la ville. Ca résonne comme la Méditerranée soudain, ça sent même l’Italie. Le déluge froid me donne pourtant tort… C’est ainsi, le chemin de la Liberté nous voyage non seulement à travers l’Histoire mais il nous voyage aussi à travers le monde.
Puis, je traverse la rivière espérant trouver les restes du thé révolutionnaire sur les quais de Charlestown alors qu’ici c’est la mémoire de ceux qui sont morts sur Bunker Hill qui prévaut. Je marche dans les pas de la guerre et je pense à l’injustice du souvenir.


Tous les soldats de « l’autre côté », les soldats anglais, sont morts sans leurs noms sur une plaque. Quelle injustesse ! Car personne en Angleterre ne bâtira des monuments à la mémoire de ceux qui voulaient empêcher l’indépendance de l’Amérique, et la Nation Nouvelle est trop occupée à idolatrer ses héros de la Révolution. Ainsi, tous ces hommes pauvres, engagés de force pour la plupart ou parce qu’ils avaient tant de bouches à nourrir, sont oubliés. Mais l’on se souvient de tous les généraux, même parmi les adversaires… Quelle injustesse ! Parce que quoi ? parce qu’ils avaient un titre, parce qu’ils avaient un grade ? Si véritablement le Monde voulait être en accord avec la paix qu’il brandit comme une armure, il mettrait le nom de TOUS les combattants. Amis ou Ennemis. Blancs ou Noirs. Verts ou Martiens. Pour qu’alors, on ne retienne que la stupidité de la guerre et son cortège de sang. Tous ces hommes qui étaient du mauvais côté de l’Histoire ont déjà fait un sacrifice assez lourd : celui de leur vie ; ne pourrait-on pas au moins les préserver de l’oubli ? Pourquoi fait-on ça? Parce qu’il est plus louable de mourir pour son pays que pour nourrir sa famille ? Parce que c’est la loi de plus grand nombre ?
Dans la majeure partie des cas, les soldats n’avaient pas beaucoup de choix, ils devaient se battre et en mourir pour la plupart. Et si la cause n’était pas juste selon l’Histoire, on les oublie sans jamais oublier le nom des bourreaux. Pourquoi ? Ne devraient-ils pas être ceux qu’on crucifie et dont les noms sont enterrés ? Quelle injustesse ! Plutôt que de répéter en boucle les noms d’Eichmann et Goebbels, ne pourrait-on pas parler de tous ces soldats enrôlés de force dans la Weirmart et/ou dans la SS – oui il y en a tant – dont les noms ne seront jamais retenus car il faudrait être fou pour faire un monument en l’honneur des soldats allemands de la Seconde Guerre mondiale !
Ma pensée va peut-être trop loin et je m’interroge profondément sur l’oubli, sur qui raconte l’Histoire. Ma pensée va loin et se fascine encore une fois sur l’inconnu qui a fait l’Histoire lui aussi mais que le monde oublie car il y a trop de morts idiotes à retenir dans le sillon de la guerre.

La pluie ne cessant pas, je trouve refuge au Musée où le Ranger de ce parc national d’un autre type me partage les origines de Boston. La Nouvelle Angleterre est, en fait, l’une des plus anciennes colonies américaines après la Virginie, et les colons étaient plus organisés dans le Massachusetts, ils arrivaient avec un objectif plus précis. C’est pourquoi cette terre devint très vite le refuge de ceux qu’on appelle les Puritains, fuyant la corruption politique et religieuse, ils pouvaient se montrer très progressistes dans certains domaines et furent le fer de lance de la Révolution. Le Ranger me raconte aussi sa version de Boston. Selon lui, la ville a une spécificité culturelle puisque quelle que soit la nationalité d’origine de sa population, il y a une volonté de créer une communauté propre à la ville. Si bien qu’aucune ethnicité ne prend jamais le dessus. Si ce n’est l’Irlandais de la Grande Famine. Il m’explique enfin que beaucoup de Québécois ont immigré ici après que les Français aient rendu les armes face à l’Angleterre dans la Guerre de Sept ans, car ils étaient en mal de travail et que la ville était industrieuse.
Cette piste libertaire s’achève au musée de l’US Constitution, un bateau de jadis naguère, dont je ne comprends pas bien le rapport avec la choucroute. Alors si je visite gratuitement les cales du navire centenaire, je me préserve de la visite payante du musée et traverse les eaux de Boston. Je prends le taxi à voile, offert par la gentillesse du conducteur, pour rejoindre les quais de la Tea Party, les vrais ceux-là. Je me disais aussi que Chaslestown était trop loin pour ça.
Et le vent se lève comme une bourrasque infinie. Les nuages galopent dans le ciel, ils n’ont plus le temps de se vider de leur pluie. Et le vent me pousse dans les bras de l’Irlande ou presque. Je vagabonde South Boston, en quête d’un signe, d’une trace, disparue depuis longtemps. Si Charlestown était le refuge de la Grande Famine ; ici, c’est bien le quartier des Irlandais du XXème siècle. Ils ont cependant tous pris la tangente vers la banlieue sud et il ne reste plus rien d’eux. Pas un pub. Pas un mot. Uniquement une église catholique au petit portillon en fer forgé.
J’achève ma journée dans un petit café de Beacon Hill car la bibliothèque est déjà fermée. De retour aux pieds de la butte urbaine sans avoir pris de la hauteur, sans en savoir plus sur la fin de l’esclavage, je choisis une autre histoire : la mienne en polychrome sur l’écran qui me relie à ceux que j’aime, autour d’un chocolat brûlant. Le froid mouillé a eu raison de moi et de mes pieds douloureux !

Lorsque je m’éveille pour mon départ, il fait un soleil radieux ! Dieu est vraiment en train de se foutre de ma gueule ! Ainsi, le vent fou d’hier avait un but. Ainsi, la tempête violente a créé des rayons de soleil alors que je m’en vais ?
Je ne plaindrai pourtant pas des caprices des cieux, car ils m’ont ouvert l’imagination. Cette météo atrocement irlandaise – sans ses changements d’humeur impossibles et bienheureux – me déroule le parcours de Molly, l’un de mes futurs personnages de roman. A partir de Boston, je rêve en multicolore à mes destins entremêles d’écrivaine, à ceux qui occuperont mon retour en Europe.
Je pense que ça a été les deux jours les plus riches et les plus condensés que j’ai connus depuis la fin de mon road trip. Il a plu à torrent, il a plu à demi-mot mais l’air mouillé a apaisé ma pleurésie. Denver possède un climat si sec, Chicago souffle un vent si glacé, que les deux villes m’ont froidement asséché les bronches ; je commençais à craindre le pire avant que l’air doux et humide de Boston ne me remette sur pied.
Je m’en vais donc ragaillardie, je prends le bus cette fois-ci, en route vers Philly, essayant de comprendre comment Boston m’a traversé, pourquoi elle m’a presque laissée indifférente. Heureuse d’y apprendre un morceau de l’Histoire de l’Amérique, les rues de la ville manquaient néanmoins de chair, elles manquaient de quotidien et de vie. Ce n’est pas un endroit où je ne me suis imaginé pouvoir vivre, je n’y ai pas reconnu le Boston que j’ai découvert dans les films. Peut-être ne suis-je pas allée aux bons endroits ? Malgré tout et heureusement, j’y ai rencontré pour sûr des âmes généreuses qui me l’ont rendu un peu plus concret et humain ! Et ce sont ces âmes là qui font l’humeur de la ville, Boston ne se définit pas par le fil rouge qui nous raconte une histoire, elle est contenue dans le cœur de ses habitants qui vous la partage et la transmute…
Alors, Boston, c’est finalement bien plus que la liberté qui se compte au nombre de pas dans une ville qui ressemble à l’Angleterre.

* Plus de détails et d’explications dans un article à venir : Il était une fois la Guerre d’Indépendance américaine
Justine T.Annezo – 5-8 Fev. 2020, Boston – GMT-5