
J’ai toujours aimé contempler la mer aux heures les plus sombres de la nuit. Il y a, dans le noir de l’eau, dans ce silence recueilli autour du murmures des vagues, une intimité féroce, quelque chose d’à la fois terrifiant et grandiose. Le sentiment que, dans d’autres moments que la nuit, on ne verra jamais aussi loin, jamais aussi bien, jamais suffisamment. C’est un territoire nouveau qui se révèle, des phénomènes nouveaux, comme le reflet du clair de lune sur l’eau, ou le grand arc en ciel noir et son pointillé d’étoiles. Le ciel, justement, lorsqu’on le regarde en pleine lumière, on voit ce bleu immense, démesuré, indécent même ; tandis que la nuit, la voûte étoilé se déploie, offre son tapis lumineux, nous apparaît si proche tout en étant à des années lumières – c’est la nuit qu’on voit le plus loin.
Les femmes aussi sont du voyage | Lucie Azéma
Voyager, c’est attacher des souvenirs impalpables à des lieux physiques, c’est rendre tangibles et distinctes des étapes de vie qui auraient pu se perdre dans la cohue des grands chamboulements. Voyager, c’est glaner les morceaux de soi que l’on a sentis se fissurer à un moment du chemin. J’ai déjà écrit que l’Irlande m’avait faite exploser en plein vol. J’ai déjà écrit que l’Irlande contenait des morceaux de mon âme. Et il semblerait que ce voyage-ci, que cette semaine-là à contre-temps, me permette de reconstituer de loin en loin ce puzzle de moi-même. Je ne fais pas un pèlerinage pourtant, contrairement aux périples précédents. Je viens au présent et récupère des parcelles de moi sans le faire exprès. Je regarde mon passé avec bienveillance et douceur. Hier, c’était Glendalough. Aujourd’hui, c’est la Chaussée des Géants… Qui étais-je la dernière fois ? J’étais la fille au mouton. Je venais d’oser l’amour avec la certitude que cet amour était condamné. Que j’étais condamnée.
Voyager, c’est comme consacrer les moments que l’on veut ancrer dans l’Histoire, dans son histoire. C’est jeter un sort, un halo de lumière à des instants choisis. C’est se fabriquer une malle au trésor hors de l’ordinaire et de l’oubli.
Forte de ce constat, je me sens un peu chose ce soir. A cause de la Chaussée des Géants. Et du morceau de moi que j’ai récupéré là-bas. Et peut-être de celui que j’ai récupéré hier. J’attends quelque chose de ce voyage, même si je me suis fait croire que je n’attendais rien. J’attends ce que j’attendais déjà à Glendalough il y a six ans. J’attends ce que j’attends quelque soit l’endroit de la Terre. J’attends quelque chose de ce voyage…
Parce que « nous sommes tous en quête de quelque chose. Même si c’est juste d’une glace à la framboise par une chaude journée d’été »…

Justine T.Annezo – 12 avril 2022, La chaussée des Géants – GMT +1