Roman Photo Irlandais – Jour 6

Les chocs humains et culturels que nous sommes amenés à vivre à l’étranger ne font que le confirmer : on change de façon perpétuelle, de manière consciente ou inconsciente, visible ou invisible. Mais on se recrée, on se redessine à l’infini. Et c’est cela qui nous tient en vie. […] Alors j’ai oublié qui j’étais – qui je pensais être – et j’ai ouvert de nouvelles portes en moi, toutes celles qu’on m’avait défendu d’ouvrir jusque là. Depuis j’ai volé en éclat mille fois. Cela peut sembler terrifiant. Et sans aucun doute, ça l’est. La liberté est terrifiante. Être radicalement soi, sans transiger, sans dépendre d’un genre, d’un milieu, d’un lieu, d’une culture – aller à leur encontre – est terrifiant. Voler en éclats pour être soi, pour être libre au moins une fois avant de mourir est terrifiant.

Les femmes aussi sont du voyage | Lucie Azema

Un tableau de mille nuances sur un ciel brillant et bleu malgré quelques taches blanches, voici le Connemara de cette fois-ci. Une parcelle de printemps offerte pour un nouveau vendredi saint de pèlerinage. Eclaboussée de soleil, je glane au son rassurant de quelque bavardage, des parcelles de paysages plus ou moins connus : les rayons du ciel reflétant les lough, les massifs tourbeux faisant « floc floc » sous les pieds, les bruyères rouges sortant à peine de l’hiver.

Je retrouve, presque exactement jour pour jour six ans après et exactement au même endroit, l’une de mes nombreuses rencontres irlandaises. Nous ne nous sommes pas revues depuis la première fois et pourtant, notre amour commun et incommensurable pour l’Irlande a maintenu un fil ténu entre nous tout ce temps-là. Encore un repère sur la flèche chronologique de ma vie, encore un curseur qui me permet de faire le point sur qui j’étais lors de notre premier rendez-vous et qui je suis devenue.

La dernière fois déjà, il était déjà question du bijoux le plus représentatif de l’Irlande : la Ring of Claddagh. Margaux (« oui comme le pinard! » comme elle me l’a joliment apostrophé lors de nos premiers échanges) venait de prendre la décision inspirée et inspirante d’acheter la sienne car elle en avait assez d’attendre qu’un bel inconnu la lui offre. Dynamisée par sa résolution, j’avais osé faire la même chose quelque mois plus tard de retour en Irlande. Cette bague en forme de cœur couronné entre deux mains, symbole d’amour, d’amitié et de loyauté, était devenue une extension, une manifestation, de ce qui me reliait à l’Irlande. Mais, achetée le jour d’une autre rencontre, elle s’était aussi attachée à un autre amour et, vous me croirez ou pas, cette bague qui ne m’avait plus jamais quittée depuis l’été 2016 même si elle avait parfois changé d’orientation*, s’est brisée à mon retour de grand voyage américain, à Noël, alors que je m’étais enfin belle et bien remise de mon cœur brisé par un Américain justement. Sensible à ce genre de signes, j’y avais lu un message céleste et je l’avais enlevée pour la première fois en cinq ans. Je m’étais sentie toute chose ; dans mes grandes envolées, j’eus la sensation de trahir l’Irlande. Comme si enlever cette bague signifiait que cela rompait le fil entre mon île d’amour et moi. En réalité, c’est une autre habitude dont je me défaisais et dont je venais de faire le constat quelques jours avant la fêlure de ma bague.

Mon père m’avait demandé : « est-ce que tu as envie de repartir en voyage comme tu l’as fait en Amérique ? » Nous étions au plus gris de l’hiver et je réalisais qu’un an plus tôt, je traversais les plaines américaines enneigées, je dormais dans ma voiture glaciaire, je m’imposais une vie d’ascète, de rigueur et de défi. Oui, je voyageais, je m’émerveillais, je me métamorphosais ; mais dans quelles conditions ! Alors, je lui avais répondu par la négative. Oui, j’avais toujours le cœur à voyager, mais je souhaitais le faire en douceur et dans la joie. Je changeais de paradigme, je réfutais ce qui m’avait nourri pendant 31 ans : je n’avais plus besoin de souffrir pour apprendre et pour me transformer. A présent, je voulais vivre en me donnant droit à la légèreté et à la paix, et par extension, je voulais voyager en choisissant des voies plus faciles, bien qu’expérimentales parfois. C’était donc dans cette temporalité-là que ma Ring of Claddagh s’était brisée.

Et aujourd’hui, retrouvant celle qui a toujours la sienne à sa main droite, je me questionne : serait-il temps de marquer un nouveau sceau ? De manifester cette nouvelle version de moi par une nouvelle Ring of Claddagh en or, alors que celle en argent me suit partout dans ma pochette médecine ? Je passe la journée sur cette interrogation, ou l’art de faire des choix en des millions d’heures. Et si mon compte en banque n’était pas été si stérile ou si je trouvais une nouvelle version de cet anneau qui me plaise, je sauterais probablement le pas. Mais la vérité, c’est que je n’en ai pas véritablement l’envie, j’aurais un peu la sensation de reproduire fixement un serment qui m’a plus ou moins bien réussi la première fois. J’ai envie de me réinventer. Je ne suis pas venue ici en pèlerinage, même si ça finit par en prendre l’air.

Je suis venue pour une parenthèse, pour une respiration, pour m’autoriser un petit voyage hors du temps. Bien sûr, je n’ai, malgré mon nouveau paradigme, pas choisi la facilité puisque la destination me renvoie toujours à d’autres versions de moi, moins sereines et moins heureuses. Je serais tentée de faire comme toutes les autres fois, tentée de reproduire les évènements de ma première fois pour retrouver les magies de la première fois. Mais pas cette fois-ci. Quand les mêmes magies me reprennent, c’est par surprise. Pour le reste, je laisse le passé au passé ; et je me ferai d’autres serments grâce à d’autres symboles. Peut-être, qui sait, une Ring of Claddagh en argent qui, comme moi, aura été réparée par le temps.

Prise dans la brume soudaine qui me glace en quelques secondes, je reviens au présent, j’apprécie les saisons irlandaises qui me traversent.

C’est une dernière journée de flânerie en parfaite harmonie avec mon envie vagabonde de l’instant. Je m’éduque à l’indolence pour me donner la sensation de profiter autrement, de ne pas sans cesse courir après la magie qui m’a adoptée. Des atmosphères différentes se parsèment sur mon cœur alors que je tâche de ne pas me tirer en arrière, de ne pas m’envoler en avance, et que je savoure les derniers éclats de Galway.

Jusqu’à la prochaine fois.

Une dernière pinte de Smithwicks sous la lueur pâle de la Pleine Lune pour éloigner l’heure des bilans qui se fait sentir.

* Fabriquée à Galway, la Ring of Claddagh est une bague traditionnellement utilisée en tant qu’alliance. Aujourd’hui, elle possède un « message caché » en fonction de la façon dont elle est portée :
– à la main droite, à l’envers : la personne est un cœur à prendre
– à la main droite, à l’endroit : la personne est en couple
– à la main gauche, à l’envers : la personne est fiancée
– à la main gauche, à l’endroit : la personne est marié

Justine T.Annezo – 15 avril 2022, Connemara – GMT +1


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