
Aidée par mes bouchons d’oreilles et mes laines bien organisées, je dors d’une traite telle une fleur d’hiver. C’est un nouveau jour et Seattle est derrière moi, de nouvelles aventures m’attendent sur le chemin de Cœur d’Alène (ID).
Et alors que j’enfourche le même chemin aride qui fut le début de notre road-trip vers l’Oregon il y a deux ans, je me souviens tendrement de mon émerveillement désertique devant ces tranches de route jaunes sans maison ni aucune vie. C’était alors géant pour mon cœur inexpérimenté de l’Amérique. Je pense alors avec un sourire que depuis ma traversée de l’Alaska et du Yukon, je ne m’ébahirai pas tant. Et pourtant…. C’est vrai qu’il n’y a rien pendant des miles et des miles ! C’est vrai que c’est époustouflant de grandiose ! Ainsi, jusqu’à l’embouchure de Yakima, je comprends ma première surprise même si cette grandeur a beaucoup à envier aux immensités du Nord du continent.
Je repasse la barrière des Cascades, américaines et non plus canadiennes, pour me rapprocher des Rocheuses et des grandes Plaines Américaines. Je traverse les nappes de brouillard. Je retrouve ainsi le même paysage jaune qu’à l’été, je me demande si le printemps apporte d’autres nuances ?
Et alors, et alors, la Columbia River me prend une fois de plus tout mon souffle, elle bascule ce que je pensais possible dans le monde. La Columbia River m’émeut encore une fois le papillon dans le cœur, elle m’imprime la rétine pour toute ma vie. La Columbia River d’ici, de Vantage, au cœur de l’Etat de Washington, est si différente de l’Oregon ; elle se contourne d’un paysage désertique et rêche, et le soleil se reflète sur les plaques de neige de ses hautes plateaux alentours. Elle garde néanmoins sa grandiloquence, elle creuse toujours la terre si profondément. Elle est si majestueuse. Je ne sais pourtant pas qui elle est alors, mais je devine, au coup d’artifice qu’elle me fait dans l’estomac, au feu d’éclat qu’elle me fait dans le cœur, je sais intimement que je l’ai déjà rencontrée. Que je la connais d’un autre jour, d’une autre saison.
Après ce nouveau coup de foudre de la Columbia, le paysage est plat et pluvieux ; ni vraiment désert ni véritablement vivant. Plutôt monotone à vrai dire.
Et je pénètre l’Idaho. J’en fait la connaissance avec Cœur d’Alène, petite bourgade illuminée pour Noël au bord du lac. Le temps d’un sandwich au thon et d’un carnet de timbres, le temps de me dégourdir les jambes le long du lac ; je m’interroge sur ces noms francophone – Nez percé. Coeur d’Alène – si loin à l’Ouest, de l’autre côté de la frontière canadienne. Et trop impatiente du Hell Canyon, trop avare de la nuit pressée, je m’en vais. Cependant le Hell Canyon, aux portes de l’enfer, se refuse ; ou plus exactement son chemin cahoteux, finalement presque inondé et même plus chemin, une méchanceté de mon GPS, a raison de moi à l’approche de l’obscurité. Je ne souhaite pas pas me refaire la frayeur de Baker.
Je prends donc le chemin de Sandpoint nuageux de toute façon, presque obscur ; et me réfugie à la bibliothèque pour poursuivre mes écrits de voyage.
La nuit est froide, ou en tout cas, son petit matin. Suffisamment pour m’entrecouper le sommeil. Au réveil encore gris, je fais un court tour de la bourgade et m’en vais voir la rue au plus près du Lac Pend d’oreille (mais c’est quoi cette obsession de l’anatomie ! Nez Percé ? Pend d’oreille ?) Lorgnant le pont que j’ai traversé hier, le pont qui découpe l’eau en deux, je rêve de le traverser en plein jour au ronflement ferrailleux du train. A la place, je regarde le soleil voilé du matin, le seul de la journée, courir dans ma moitié du lac, complètement asséchée, de sa couleur particulière.
Puis, je prends le volant de mon automobile, un long chemin au devant de moi. Le paysage défile trop vite dans ma fenêtre au brouillard si intense, au regard si paisible. Je suis tellement concentrée pour rien en oublier mais ma mémoire se fragmente. L’eau dort à ma droite, surmontée à ma gauche de roches si singulières, couvertes d’un vert si étrange et oscillantes dans le brouillard. Un étrange cimetière de voiture prend de la hauteur dans la carrière de pierre, mais un beau cimetière hein, où les anciennes voitures rouillées (et aussi les camions et vans et autobus) sont exposées pour le voyageur, pour l’automobile encore en bonne forme. Puis je traverse la rivière, fugacement admirée, éphémèrement aimée, quelque part entre Sandpoint et le parc national des bisons.
Puis le panneau du Montana me souhaite la bienvenue…

Justine T.Annezo – 5-6 Déc. 2019, Idaho – GMT -8
Une réflexion sur “Errances graciles”