La sublimation du rien

Quelques dizaine de miles après le panneau du Montant, une pensée de voyage me traverse. J’aperçois fugacement un couple fumant sa cigarette du matin sur le bord de la route, errant vers je ne sais où, peut-être comme un rituel de la première heure. Je suis soudain frappée par la fugacité de cet instant pendant lequel nos chemins se croisent sans se voir. Je ne fais que passer, vagabonde dans le grand monde, alors que peut-être leur monde se résume à cette marche quotidienne, à cette ville de passage d’où leurs racines n’ont jamais voyagé.

Le paysage est plutôt semblable de l’Idaho au Montana, aussi paisible et reposant même si chacun s’est plu à me décrier l’Idaho, juste bon à faire pousser des patates, jusqu’à présent. Mais, à ce tournant, alors que j’emprunte la jonction 212 vers le Parc National des bisons, après cette non rencontre éphémère, le paysage prend de nouveaux contours. Le Montana se fait remarquer et prouve sa différence.
Le brouillard toujours joueur commence à dévoiler quelques rocheuses et je tente de m’imprimer sur le cœur un morceau de paysage rougi où les coteaux se tracent dans la brume au flanc d’une rivière. Quelques arbres comme une île s’ajoutent à la palette.
J’arrive alors au Parc National des Bison, surprise de le trouver ouvert, surprise de croiser d’autres voitures. Mais heureuse car je me sens un peu seule au monde et stupide parfois d’entreprendre ce tour en voiture de l’Amérique au milieu de l’hiver.
L’entièreté du parc est néanmoins dans le brouillard… Je ne vois pas la prairie devant moi alors le bison ! Par contre, je finis par rencontrer des cervidés, des multitudes de cervidés. Je me dis que c’est complètement idiot d’appeler un parc celui du Bison et de mettre un grand dessin de bison sur le panneau s’il n’y a même pas de bisons à l’intérieur. Et je me souviens d’avoir vu des photos de bisons de ce foutu parc ! Désappointée, je chéris d’autant plus le souvenir de ceux que j’ai vu au nord de la Colombie Britannique.
Et pour calmer mon mécontentement, le soleil qui a enfin chassé la brume du matin, me les montre là-haut. Tout en haut. Si lointains. C’est donc ça : la route du dessus, plus proche de leur pâturages haut perchés, est fermée pour l’hiver, les laissant bienheureux à leur solitude.
Le tour du propriétaire m’offre tout de même un beau regard sur un échantillon de Montana : les montagnes bleues à l’horizon, les prairies vallonnées et les propriétés immenses.

Puis ce paysage à plusieurs visages disparaît dans le soleil à la prochaine jonction, alors que je me dirige vers la pluie.
Les couleurs particulières qui accompagnent mes pérégrinations sont celles de l’automne alors que c’est déjà l’hiver. Les feuilles multicolores sont envolées depuis longtemps et pourtant, les arbres gardent une nuance qui ne ressemble pas à l’hiver. Parce qu’une mauvaise herbe jaunie par l’été, brunie par l’hiver, demeure. Parce que chaque bois a sa couleur ; il y a l’orange rosée des saules pleureurs, il y a le rouge des arbres à myrtilles, il y a le vert des arbres toujours verts. Le tout magnifiquement et particulièrement dépeint par un ranch vert entouré de saules pleureurs multi-colorés.

Et alors que je commence à me lasser, à me fatiguer peut-être, je fais une arrivée à couper le souffle sur Polson, avec vue imprenable sur un lac complètement inattendu. La journée prend un autre tournant.
Je m’arrête comme prévue dans la petite bourgade, déambule les échoppes de Main Street barrée à la recherche d’une couverture de secours et m’arrête dans un dépôt vente où je rencontre Bobbie, un âme si précieuse et naïve à qui je raconte presque toute ma vie car je n’ai pas rencontré âme qui vive depuis plusieurs jours. Je lui achète un bandeau de Noël pour ma copine Hannah et elle tient à m’offrir de quoi protéger ma vertu en cas d’attaque… Elle s’inquiète tant alors que ça m’indiffère, mais elle est si touchante que je ne peux lui refuser ce geste bienveillant.
Je m’alanguis ici alors que je ne devais que passer. Les rues se préparent pour la parade de Noël, m’invitant à rester. La journée se termine si doucement : je me rends à la bibliothèque, écrivant mes aventures et réorganisant le parcours de mes vagabondages puisque Yellowstone est fermé. Après les chars illuminés, j’écume ma première bière à l’encre de mon stylo. Puis, je me fais embarquer par deux Américaines du cru, buvant plus de raison pour mon ventre vide et déshabitué de mes beuveries toulousaines. Je passe une soirée typique dans le Montana qui me remplit le cœur de joie et l’estomac de gueule de bois.

La baie de Polson

La journée commence le goût de la bière d’hier dans la bouche, sous la pluie, plus tard que d’habitude car la noirceur de la nuit s’attarde un peu sur le fuseau horaire des Rocheuses. Après une nuit agitée et frileuse malgré ma nouvelle couverture, il m’est difficile de m’élancer. Mais j’y vais. On me mentionne le match des Grizzlies alors que je fais le plein d’essence ; c’est qui ceux là !? Mais une autre aventure m’attend.
Je prends le chemin pluvieux des Glaciers, suivant le tracé majestueux de Flathead Lake à ma gauche. Les montagnes qui le longent disparues dans les nuages à ma droite. Le voyage n’est pas mémorable si ce n’est le dessin de la rivière turquoise qui remplace le lac. Turquoise foncé, bordée de la pierre rouge pourpre, bordée des arbres violets foncés, sur une route rouge elle aussi. Le ciel pleure tout son samedi, avalant une partie des éminences dans ses trombes. Je fais quand meme le détour par l’Ouest du Parc National des Glaciers, défilant McDonald Lake qui ne reflète pas les montagnes de son été. Unique panorama entre les arbres et la neige noire. Je pourrais m’arrêter pour une ballade mais la pluie, mais mon cœur choisit l’Est pour une fois. Ainsi, je fais le demi tour nécessaire à cause de la fermeture de la route du soleil pour l’hiver et je retrouve la rivière de Flathead, dont la turquoise s’épaissit dans ce paysage monochrome. Et soudain le soleil frappe mon front ; soudain, je réalise qu’il trace l’ombre d’une montagne et pas d’un nuage. Regard furtif aussitôt disparu dans la nuée. La soleil résiste néanmoins, traversant plus ardemment les nuages, créant un miracle que je n’aurais jamais pu espérer.
J’arrive à l’Est du Parc des Glaciers et j’aperçois enfin quelques monts, je peux contempler quelques sommets pour toujours enneigés. Je prends la direction de Medicine Lake espérant une courte randonnée. Je vois celui d’en-dessous, immense et absolument gelée. Tout entier. On pourrait penser que c’est un morceau de terre si le soleil ne s’y reflétait pas d’une autre manière. Mon envolée vers ce monde givré est pourtant arrêté par une route barrée, empêchant de contempler la moindre cascade ou d’arpenter le moindre lac. Il se met à neiger à gros flocons venus du soleil étrange disparu derrière les pics et je n’ai que mes mots pour tenter de peindre le blanc miroité, le goût de la fin du monde dans ma bouche. Je me trouve complètement désemparée… Les Glaciers sont en train de m’échapper…
Ai-je ainsi véritablement envie aller jusqu’à St Mary, 30 miles plus au Nord, annonçant certainement les mêmes paysages manqués ? La route est de toute façon barrée à grand renfort de neige et de barrières, décidant pour mon âme indécise. Je fais donc absolument chou blanc sur les glaciers !

Il est temps de reprendre le chemin vers le Sud, le cœur terriblement lourd et la tristesse au coin de l’œil. Je suis épuisée, vis très mal ma gueule de bois toujours pas réparée. J’enfourche la route 89, direction ville fantôme que je n’atteindrai pas ce jour mais je me rapproche.

Et soudain, mon monde bascule. Mon jour se lumine… Je me découvre une nouvelle fascination pour les paysages nord-américains, j’en explore de nouveaux reliefs si particuliers, absolument irréels et presque d’un autre monde. Je suis soufflée par le vent glacial des plaines infinies au son magnifié et à propos des bandes originales d’Ennio Morricone.
Celui qui a dit/pensé/écrit un jour qu’il n’y avait pas de beauté dans le rien, n’a jamais traversé le Montana sur la route 89 un jour de décembre par une lumière si particulière. Car le rien devient alors tout. C’est un magnifique rien. Le rien de ma journée un peu ratée devient ainsi un tout absolument magnifique.
Comment ça commence ? Je pense que ça commence par un ciel magnifique et bigarré au dessus de montagnes bleues au lointain de ma droite, pendant que je dévale les plaines mi neige mi blé, alors que je surplombe le monde depuis ces hauts plateaux sans arbre. Je suis comblée, je pourrais rouler infiniment dans cette lumière et ce parfait équilibre des mondes.
Je suis totalement envoûtée par le Montana, par la beauté simple de ces plaines jaunies, couvertes de neige par endroit et qui s’offrent interminables sur les deux horizons, nuancées d’éclat de soleil par endroit, dessinant des peintures dans les nuages à d’autre, dévoilant un élevage de vache noires ou de chevaux à plusieurs robes et même un clan de bisons par moment. Ces prairies dont la neige ressemble parfois à des lacs.
Et alors que j’aperçois le cul pommelé d’un cheval au son de Birdy, je fond en larmes pour la beauté que ma petite sœur est en train de rater. A cet instant-là, le manque d’elle devient indicible, intenable. Je la voudrais avec moi, cette tendre cavalière, sur le siège passager pour regarder ces champs de chevaux. C’est une émotion si profonde et si libératrice.

Les plateaux du Montana

La route continue, semblable et transformée, le soleil change de couleurs, de nouvelles chaînes bleues se dévoilent. Je pense que j’avais une idée du Montana, qui n’était pas tout à fait celle-ci, et pourtant quand je la regarde pour la première fois c’est comme si j’avais toujours su à quoi m’attendre… Mêmes les maisons uniques et solitaires déposées au cœur de ces immenses propriétés font en sorte de s’harmoniser avec le paysage. De le sublimer. Déposées sur le flanc d’une crête, offrant le parfait contraste entre la plaine et la montagne au loin.
Soudain, sans prévenir, m’échappant de mes rêveries, trois biches m’attendent au milieu de la route. J’aurais jamais pensé qu’il y avait des biches par ici, si loin de la forêt.. Et à partir de là, elles côtoient indolemment les troupeaux domestiqués.
La lune se met doucement à briller sur ma gauche pendant que le soleil joue toujours avec les nuages et créé des ombres rouges de côté de l’horizon sans lune. Je ne comprends pas comment un tel processus est possible ! La neige fabrique peut-être d’étranges réflexions pour le soleil lointain.
Je traverse quelques bourgs, où les drapeaux américains flottent fièrement au vent, où j’aimerais m’arrêter pour découvrir cette autre version du Montana autour d’une bière, pour m’y fondre l’espace d’un instant, mais la nuit d’hier m’a calmé, mais je n’ose pas… Ainsi, je finis ma journée dans la lumière du crépuscule encore si claire grâce à la neige alentour, suivie par la lune, bienheureuse de ce morceau de monde sauvage et nouveau qui m’est offert ce soir pour reposer mes excès et faire rêver mon sommeil.

Le réveil est une fois de plus glaçant, tellement que l’humidité intérieure de la voiture a givré les fenêtres, tellement que je ne prends même pas le temps de chercher la biche. Je fais vrombir mon moteur et m’envole au souffle de mon chauffage à fond. Je suis toute emboucanée de ma situation financière désespérée, j’ai une boule dans le ventre grosse comme le Montana, qui s’en va au fur et à mesure que me viennent des envies de secours.
La lune n’éclaire plus le paysage alentour, seul un brouillard nuageux guide mon chemin. Quand je récupère la grand route cependant – l’Interstate n°15 – la météo se montre aussi changeante que les paysages, comme si elle souhaitait se mettre au diapason. Parce que c’en est fini des hauts plateaux du Montana avec les montages sur l’horizon lointain. A présent, je traverse quelques roches, je creuse quelques monts. Et de l’autre côté, c’est un peu jaune et plat à nouveau. Ou plutôt blanc, percé par quelques brins d’herbes jaunies. La neige est si légère sur la route, si fragile, qu’elle fabrique des tempêtes de sable, elle tourbillonne dans le soleil au-devant de moi. Puis, c’est soudain très gris à nouveau. Puis, rayonnant finalement.

Je me dirige vers le village fantôme de Bannack dont je ne comprends pas tout à fait la chronologie… Le village fut-il abandonné dans les années 1870 lorsque l’on ne trouva plus les pépites d’or qui l’avait créé? Ou ce fut plus tard, au siècle suivant ? Ce qui est sûr c’est que ce fut un repaire de bandits dirigés par Henry Plummer. Je ne sais pas si je me sens véritablement traversée par des fantômes mais le soleil enneigé donne une autre saveur à cette expérience.
Après un sandwich au thon neigeux avalé, il est temps de me diriger plus certainement vers l’Idaho. Et alors que le soleil a presque gagné la partie, je m’écris dans la tête les contrastes du Montana à la fois tendre et abrupte, à la fois jaune et noir et blanc. Un peu plat mais jamais trop, et il y a toujours un vallon qui fait du relief au soleil.
Il y a ce rien, ce rien immense, bien plus que celui de Yakima en effet. Un rien jaune avec une route miroitante au milieu qui court vers des montagnes d’une autre forme, d’une autre couleur. Toutes blanches. Pas bien hautes et pourtant. Coupées dans leur élan par l’Idaho et son brouillard.

Justine T.Annezo – 6-8 Déc. 2019, Montana – GMT -7

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