Plaines de nuit

L’Idaho me souhaite la bienvenue de son panneau bleu flamboyant disparaissant dans le soudain brouillard. C’est étrange car l’on dit souvent que les frontières ne sont que des lignes imaginaires tracées par l’homme. Dans ce cas précis, elle se manifeste immédiatement et physiquement. Le paysage est sans transition complètement enneigé et non plus parsemé. Absolument embrumé en non plus ensoleillé.

Voulant me rendre à Island Park, je prends le chemin risqué de l’A2 – Clark County Road. Fine et téméraire aventure, pour ne pas dire stupide ! Petit à petit, la route se couvre de neige; je me suis pourtant jurée que je ne prendrai pas de risques, que je rebrousserai chemin si cela se montrait trop douteux. Mais les empreintes fraîches de pneus me rassurent faussement et cela devient ma règle du jeu : tant qu’il y a d’autres voitures qui sont passées par là, ça veut dire que je peux continuer. Alors, même si le brouillard s’épaissit, mais si la nuit fait tic-tac dans ma fenêtre, je vais. Vaille que vaille. Je traverse de véritables villes fantômes, les ranchs bordent la route, de leurs maisons et de leur portes d’entrée typiques, mais ce doit être les quartiers d’été parce que c’est désert. Je me sens ainsi plusieurs fois aléatoire. Heureusement, le brouillard fait une percée et je me lance en philosophie. On se sent parfois perdu, on est dans le brouillard, on ne sait plus où l’on va, notre entourage s’inquiète et nous aussi certainement ; mais une éclaircie vient à point, elle nous montre la voie même fugacement, elle nous encourage à continuer même si l’on n’est sûr de rien. Et alors, malgré cet aveuglement blanc, cette illumination nous donne la foi envers et contre tout. On sait qu’on a pris la bonne route.
Sauf que je finis par avoir tort…! Parce que je réalise qu’il n’y a plus de poteaux sur le bas côté pour me dessiner la route invisible. Puis, découvrant les dérapages incontrôlés, une certitude me frappe soudain : quelqu’un est bien passé par là, mais quand ?! Parce que je m’enfonce étrangement, parce qu’il a neigé entre temps. Et je ne sais plus où j’en suis de tous mes miles, et c’est presque tout noir soudainement. Alors j’accélère bêtement. C’est infiniment profond tout à coup ! Incontrôlé. Incontrôlable. Je dérape, je m’enfonce, je me vois mourir. Ou pas vraiment car il n’y a pas véritablement objet à un accident juste à rester coincé pour toujours, et j’en perds ma respiration… Mes roues arrêtent de patiner comme par magie et je m’élance magiquement. J’ai des fourmis dans les mains, je pourrais vomir. Car dans une neige pareille, quand on ne connait pas le bord ni la profondeur, on ne peut pas faire demi-tour, on ne peut qu’aller de l’avant. Et puis j’ai peur de m’en retourner où je me suis enlisée et vraiment rester coincée cette fois-ci. Je me sens absolument piégée. Je suis au milieu d’un nulle part désert où personne ne passe jamais vraiment. Personne ne sait que je suis ici et je ne sais pas où je suis. Le brouillard se dégage un peu comme pour m’encourager et trouvant un terrain qui me fait plus confiance, je finis par prendre ma route à rebours.

Leonard Homestead

Je ne suis pas préparée à la beauté qui s’offre à moi et apaise mes émois. Le ciel est un joyau, le brouillard s’est retiré dans mon dos et je découvre le paysage plat et blanc autour de moi. Quelle magie soudaine ! J’admire le ciel rouge de coton et la lune me réconforte déjà, parfois perdue dans la brume. Je dépasse la crevasse de l’enfer qui a failli me tuer de peur, j’ai échappé au pire, je respire à nouveau. Reconnaissante. Écrivant, pour sûr, une aventure unique sur cette route historique qui fut le chemin vers l’or, qui fut la piste des Nez Percé en route vers leurs batailles. Je viens moi aussi de livrer la mienne et je ne peux m’empêcher de penser aux Indiens, de penser aux âmes qui sommeillent sous la neige et qui, j’en suis sûre, ont habité ma frayeur.

Souvenirs des Indiens

Échappée de l’autoroute de Lewis et Clark, je continue mes vagabondages dans la nuit, me rapprochant de demain. J’espère trouver un bas-côté pour me reposer. Mais rien. Mais tout ! La lune brille sur les plaines infinies et je suis comme le cheval sauvage qui court dans la nuit. Le paysage est presque aussi clair qu’en plein jour, mis en valeur par la neige éclairée. Les étoiles brillent au-dessus de la nappe de brouillard. Je reconnais alors intiment le charme de l’Idaho. Je comprends la fascination des grandes plaines où l’on peut voir à des miles de distance, où la nuit est un soleil qui dessine un nouveau monde. Je voudrais dormir à la belle étoile si l’hiver n’était pas là.
Quelle journée ma foi ! J’ai vécu mille vies, et je finis par me réfugier dans la nuit. La douce lumière de la lune accompagnée du ululement de la chouette argentent mon sommeil.

Rosée du matin

Au réveil, tout est recouvert de givre et la nuit si claire est remplacée par un jour brumeux. Après quelques miles cependant, quel splendeur ! A perte de vue, des champs jaunis. Au-devant de moi, des vallons rougis par le soleil invisible à travers du brouillard. C’est ainsi cela que je vois toujours de l’autre côté du soleil qui se couche ou se lève : son reflet dans la neige.
Après avoir suivi la piste des Nez Percé, je suis la piste de l’Oregon dont j’ai entendu parlée au musée de Sacramento il y a deux ans, c’est par là qu’arrivait la ruée vers l’or. Je suis dans le Far West, même si je pars toujours plus à l’Est ; je sens les âmes de tous les Cow Boys et de tous les Indiens qui se poursuivent à cheval dans nos westerns en noir et blanc accompagner mes errements. Car l’Idaho, c’est exactement mon imaginaire de la conquête de l’Ouest. Il n’y a pas à dire, quand je traverse l’Amérique, je suis transcendée par d’autres histoires que la mienne.

Qui a dit que l’Idaho c’était moche ? L’Idaho, c’est fascinant ! Car soudain, alors que je pense aux cris des Indiens, que je me transforme au fil de l’Amérique, que j’admire les pics rouges par devant moi, un paysage lunaire m’apparaît. Je vois des cratères solitaires au loin, auréolés d’un peu de brume, mue par les fins rayons de soleil. Des coulées de lave rocheuses transparaissent ocres ou sombres sous la neige, même si je ne peux en voir le tracé pris et les œuvres terrestres qu’elles ont épanouies, la neige prend des reliefs si particulier sur ce territoire cabossé. Les arbres dénudés forment des sculptures étranges, éparses, sur fond de monts brouillageux. Et je me sens des imaginations sélénites alors que je me dirige vers la petite ville de Carey, hâtive de rencontrer mes nouveaux hôtes.

Craters of the Moon National Park

Justine T.Annezo – 8-9 Déc. 2019, Idaho – GMT -7

Mon itinéraire


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