Une si imparfaite journée

Après quelques jours de transit au Ranch des Mecham, espérant y trouver le prochain parcours de mes errements, je m’en vais non sans quelques retards pour une fois complètement indépendants de ma volonté : la batterie de la voiture s’est laissée manger par son inactivité gelée et les roues ont fini par être trop profondes sous la neige. Tranquille et bienveillante, secourue par Rick, je pars quand même. Ayant trop peur de ne jamais partir. Ayant encore plus peur de partir. Je m’inquiète de la neige, des caprices de la voiture ; je m’inquiète de tout, je m’inquiète de rien. Je ne sais pas vraiment où je vais, où je finirai, comment entreprendre mes derniers vagabondages routiers, comment articuler mes différentes étapes. Je suis appelée au Sud, j’hésite entre l’Utah, le Colorado et l’Arizona, mais, si proche du Wyoming, l’ayant raté lors de mes vagabondages de Décembre, je voudrais y faire un tour, je choisis d’en faire mon détour. Un peu comme pour passer par la Floride en allant à New York…!
Et je suis comme dans un état second alors que je traverse un morceau d’Idaho déjà connu pour rejoindre Idaho Falls. Je suis ailleurs, je ne suis nulle part. Je ne regarde jamais tout à fait, si ce n’est lorsque je dépasse les Trois Buttes, ancestralement cratères responsables des rivières de lune plus loin. Elles s’élèvent alors dans une mer de soleil. Les étendues à leurs pieds sont enneigées et parce que le soleil est si bas, parce que les nuages sont là, un océan flamboie sur les plaines de l’Idaho. Dans ces paysages immenses et vides, les nuages n’ont rien pour les arrêter, ni arbres ni montagnes, ainsi ils voyagent avec le vent, ils offrent un soleil puis une pluie de neige. La météo voyage si vite entre les plaines immobiles.
Arrivée à Idaho Falls, c’est presque l’heure de la nuit, les réparateurs de voiture sont en vacances et la promenade de la rivière appelle mes pas frileux, ainsi que ma nuit en avance. Je suis le courant presque gelé de la Snake River, à pieds nus, immobile dans mon carrosse de nuit.

Snake River (WY)

Je m’éveille tardivement et chaudement, moi qui pensais me lever avant le jour. J’amène la voiture chez le docteur pour la vidange et vérifier l’état de la batterie. Je suis parée – même si toujours anxieuse – pour passer le col du Grand Teton et en découvrir le Parc National. Je conduis sous la neige, le regard vide car le brouillard de neige est aveugle. Je suis concentrée sur mon volant valsant avec le verglas alors que je monte et descends à 10%, témoin de deux voitures enfoncées dans la neige après un virage trop serré, attelées à la pelle et au treuil pour se déloger.
Je m’arrête, furtive, à Jackson Ville pour connaître mes opportunités et je prends les tours et les détours du parc, espérant croiser un élan ou un cerf, trop bien cachés. Puis, têtue, j’emprunte le sentier de Taggart Lake, réservé aux raquettes et au ski de fond. Je me trompe de chemin, je m’enfonce jusqu’aux genoux, me perds et me dégoûte. Epuisée, je ne vois même le bout du nez du lac. Je regarde juste la neige tomber entre les arbres. Je regarde juste les nuages dévoiler du ciel bleu. Je regarde juste une mini tornade balayer la mini plaine à mon retour.
Et j’admire les nuages devenir roses car le soleil s’apprêtent à se coucher. Je me réfugie au bar de Dornan, où je ne suis pas seule, où mon réveil ne sera pas abandonné.

Colonie de ranchs (WY)

Je m’éveille, pas si fraîche que ça, presque igloo sous la neige, la rangée du Grand Teton toujours invisible. J’ai mal dormi, pas à cause du froid, à cause de je ne sais quoi. J’ai une enclume dans le cœur. J’ai la réponse malheureuse qui me noie depuis quelques semaines.
Je prends donc la route avec ce poids sur l’âme et la vessie trop pleine. Le ciel est lourd, le paysage invisible. Sauf lorsqu’un rayon perce sur la plaine au bison, comme un encouragement divin. Je continue mon chemin espérant trouver à Colter Bay Village le réveil que j’ai manqué mais l’endroit est enneigé, désert,  la route après ça pas véritablement déblayée.
Il est trop tard pour moi, le Parc National du Grand Teton n’est plus l’objet de mon désir… Je commence à en avoir ma claque de la neige, du brouillard, des montagnes invisibles, des randonnées ratées. J’étouffe, il me faut quitter ce paysage suffocant. Alors j’écourte. Alors je fuis dans un ciel qui se découvre, dévoilant quelques sommets. Je ne vois pas le ranch antique, je ne comprends plus la beauté du paysage. J’ai véritablement besoin de changer d’air.
Je suis ainsi prête pour un dernier arrêt à Jackson, mettre mon habit de jour et entreprendre de nouvelles aventures. Salvatrices je l’espère. A la place, la clé se coince dans le contact, idiotement. Et mon cœur fragile explose, incompris. Je fais une pause, appelle une voix réconfortante, comprends la bêtise de la voiture qui ne démarre plus. Je me sens mieux, je laisse mon destin reprendre son cœur. Je pars vers de nouveaux horizons, de plus en plus lumineux.

Entre les monts de Genova (WY)

Je suis la Snake River qui serpente entre les cimes, une ligne bleu au-devant de moi. Je vais littéralement vers la lumière. La Snake River trace véritablement un chemin particulier de Twin Falls jusqu’au Wyoming, jusqu’à son réservoir, jusqu’à devenir la rivière de sel qui a les mêmes yeux bleus que sa grande sœur. Ce n’est pas toujours un canyon mais il est si improbable de penser qu’une rivière si mince ait pu creuser ce sillon entre les montagnes, aujourd’hui suffisamment large pour y dessiner une route qui lui tient compagnie. Une fois que le serpent est devenu salé, les montagnes sont remplacées par les mêmes collines que l’Idaho, dont elles tracent la frontière.
Je loupe mon embranchement, et c’est tant mieux. Je poursuis sur la route 89, qui m’a déjà éblouie dans le Montana. La rivière est mon repère, si belle et joyeuse dans le soleil enneigé. Et soudain, s’élève, au-dessus d’une mer de neige resplendissante, une butte unique, refuge d’une grange antique photographiée uniquement dans mes yeux.
Je suis plutôt indolente jusqu’à ce que je traverse la petite chaîne montagneuse de Geneva, ocrée sous la neige poudrée, me dessinant un paysage cotonneux dans le ciel à présent complètement bleu. Ainsi mon émerveillement n’est pas complètement perdu. Ce minuscule morceau de Wyoming que je m’accorde est imparfaitement beau. Ephémère.

Car je traverse à nouveau l’Idaho sur le sentier mythique de l’Oregon. C’est triste de penser que ce sentier s’appelle ainsi même s’il traverse l’Idaho, pour la simple raison que personne ne s’arrêtait en Idaho, la terre plate des patates. On voulait le Pacifique, on voulait le rêve américain. C’est triste mais Montpelier sait rendre la part belle à l’Idaho.
Et Bear Lake m’attend majestueux et bleu turquoise dans le soleil du soir. Soudain hypnotisée par cette beauté nouvelle, par cette surprise envoûtée, je me demande si je l’ai vu du ciel il y a deux ans. Car sa couleur rivalise avec mes bleus et mes roses. Le lac a le pouvoir transcendé de l’eau sous la lune. Il se découpe en plein milieu pour laisser place à l’Utah et je me souviens que je n’ai pas vu l’océan depuis plus d’un mois. Que le lac est ma gorgée d’eau pure pour rééquilibrer l’eau de mes larmes.
Escalader Bear Mountain de mes quatre roues pour en voir un peu plus est l’un des derniers présents du jour. Le crépuscule se fait de plus en plus sombre m’offrant pourtant bien heureuse le tracé tortueux de la Logan River. Encore plus fin et combatif que celui du serpent. Il est si près de ma route entre ces montagnes noires de neige, qui se succèdent bien trop grandes pour mes yeux aux abords de Cache National Forest. Et lorsque j’atteins finalement Logan, c’est la dernière minute du jour qui m’offre le dernier regard éblouissant sur le canyon où la ville s’est installée. Je ne discerne que les contours de la pierre sur le bas-côté, de la montagne sur l’horizon, mais quelle splendeur ténébreuse, quelle majesté illuminée.

Bear Lake (ID/UT)

Justine T.Annezo – 2-7 Janv. 2020, Idaho/Wyoming – GMT -7

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